Orientalisme de Nabe

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Orientalisme de Nabe est une étude signée Rafael Goldoni, publiée sur alainzannini.com, site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe en juin 2014, et portant sur la place de l’orient dans l’œuvre de Nabe.

« Je n’ai pas de leçon d’orientalisme à recevoir d’un professeur ! »
Marc-Edouard Nabe à François Heisbourg, le 12 décembre 2007, sur le plateau de Ce soir (ou jamais !)


Soyons honnête : sans Marc-Edouard Nabe, je n’aurais jamais entendu parler de Louis Massignon. La découverte de Louis Massignon par Nabe a lieu en 1988, alors qu’il commence à écrire son Istanbul, qui deviendra en 1992 Visage de Turc en pleurs, première traversée littéraire de la topique orientale de Nabe, topique qui le constitue viscéralement. La découverte de l’auteur de La Guerre Sainte de l’Islam arabe est un jalon de plus sur le chemin de l’Orient que Nabe remonte tout au long de sa vie. Nabe découvre l’orientaliste hallâjien à un moment de son parcours théologico-poétique où il lit, absorbe, s’imprègne de tout ce qu’il peut de mystique. La mystique, la Turquie, Massignon ; trois clous enfoncés dans ce qui va devenir une épopée nabienne : le retour-permanent-en Orient…
A la page 3197 de Kamikaze, en date du mardi 25 avril 1989, alors qu’il découvre à peine l’hagiographe substitutionniste, Nabe raconte qu’il fait la rencontre, non-fortuite, d’un Marocain qui lui donne l’occasion de parler de l’auteur de La Passion d’Al-Hallâj : « J’explique au Marocain qui est Massignon. Le refait chrétien, celui qui disait que les musulmans étaient les « mystérieux exclus des préférences divines »… D’en parler ça me fait mieux le comprendre. Tout le monde me regarde avec de grands yeux. L’arabe est dépassé sur son Coran. »
Nabe a lu, compris et assimilé Massignon, véritable tour de force, car lorsqu’on s’attaque à des morceaux de foi et d’érudition pareils, il ne faut pas faire semblant de les comprendre comme certains veulent le faire croire vis-à-vis d’auteurs comme René Guénon ou Julius Evola dont il faut peut-être avoir lu l’œuvre complète avant de ramener sa fraise d’herméneute approximatif à leur endroit…
Quoi qu’il en soit, grâce à Louis Massignon, Nabe obtient la confirmation que d’une façon ontologique et eschatologique, l’Iran est intouchable. On peut vérifier d’ailleurs les conséquences de cette certitude à long terme en relisant le tract La Bombe de Damoclès ou en citant un extrait des Coups d’Epée dans l’eau à venir : « Je suis dans une position poétique vis-à-vis de l’Iran, c’est la prochaine étape de mon parcours politico-poétique qui est passé par le Liban, la Syrie, Bagdad, la grande littérature persane et des grands mystiques du Moyen-Age » (Ce Soir ou jamais, 12 décembre 2007).
Se renseignant avec l’avidité qu’on lui connaît, Nabe apprend très vite et très tôt que Pie XI lui-même avait dit à Massignon : « En somme vous êtes un Musulman catholique. » Déduction que le père Parfait profèrera presque mot pour mot au narrateur de Printemps de feu. Narrateur qui, bien qu’étant dans un pays en guerre pour en faire le roman, n’oublie pas de chercher les indices invisibles des séjours de Massignon à Bagdad en 1907-1908, d’y visiter le tombeau de Hussein Mansour al-Hallâj, une de ses idoles mystiques, « soufi extrême du Moyen-Age ». En effet, Massignon « a poussé l’humilité jusqu’à ne laisser aucune trace de ses incessants passages ici, alors que sans lui, Hallâj, figure cruciale de l’islam, serait inconnu. Des types comme Massignon, il y en a un tous les mille ans. Qui serait encore capable de consacrer toute sa vie à un poète persan martyrisé au Xe siècle ?... Plus assez de foi en soi pour ça. Un massignonien ne pouvait pas ne pas venir ici, un jour ou l’autre. » (Printemps de feu ; p.158)
La lecture des Opera minora, dont Kamikaze nous conte les détails, constitue à elle seule douze travaux herculéens… Nabe lit tout de ces milliers de pages, depuis l’exégèse de la version arabe du Pater, en passant par l’herméneutique de la prophétologie sunnite… L’érudition de l’auteur de Badaliya ne décourage pas Nabe, au contraire, elle le galvanise : l’art des jardins de Perse, Le Mirage byzantin dans le miroir bagdadien d’il y a mille ans, Byzance en tant que fantasme iconoclaste de Bagdad… Tout cela passionne Nabe qui communie en pensée avec Louis Massignon à travers l’Orient en tant que symbole et réceptacle d’une Tradition immémoriale.
La lecture du tome II des Opera minora sera l’occasion pour Nabe de saisir la spécificité de l’hagiographie massignonienne que le commémorateur intercessionniste a réalisée avec Hallâj, ce pèlerin de Médine, « scientifique de l’extase » qui alla « tremper son sunnisme aux sources du Premier Sang. » (Printemps de feu p.153). Le sort des Sept Dormants d’Ephèse révélé à Nabe - toujours par Massignon - se retrouvera transfiguré dans la trame romanesque d’Alain Zannini. Et sur le sort de la Palestine, Nabe trouve logiquement un écho de ses propres convictions d’oriental…
En 1992, Marc-Edouard Nabe condensera dans Et Massignon s’offrit à la chaise tout ce que l’iranologue théopathiste a confirmé et initié en lui.
On peut dire que tout a reconduit Nabe vers l’Orient, dont il est un élu, un appelé, depuis ses origines turques d’Istanbul en passant par ses intuitions politiques qui l’ont guidé -avec l’équipe d’Hara-Kiri- vers la Palestine.
Nabe a souvent écrit que sa mère littéraire était Antonin Artaud et son père Louis-Ferdinand Céline, mais le premier écrivain à l’avoir mené en Orient, le guide, c’est évidemment le commandant Julien Viaud – Pierre Loti - lui, si peu lu aujourd’hui, si mal compris, qui passe maintenant, de façon réflexe et conditionnée, pour un tenant de l’exotisme condescendant, alors que la lecture de trois pages de L’Inde sans les Anglais suffit à convaincre de sa fine et subtile compréhension de l’Orient et de sa colère profonde à l’égard de l’Occident. Loti, dont Nabe a tant goûté les Suprêmes visions d’Orient ! Loti, fantôme d’Orient, ce fin capricorne, si concerné par le sort de cet Orient fantôme qui occupe une si grande place au sein de ses romans et de ses textes de voyage. En effet, l’Orient n’est pas un lieu précisément localisable et Nabe en exprime la géniale intuition dans Visage de Turc en pleurs : « Personne n’est allé en Orient, moi le premier(…), l’Orient, si bien symbolisé dans tous les esprits par Istanbul est out of nowhere. » Dès le début des années 90, Nabe, qui se penche à peine sur la mystique persane (il lit Rûmi, et je suis certain que Nabe s’était entretenu de la réédition du Mathnawî aux éditions du Rocher avec Jean-Paul Bertrand en 2004), a la préscience des récits métaphysiques de Shihâboddin Yahya Sohravardî, ce platonicien de Perse qui, au XIIe siècle, désigne l’Orient comme naissance et origine de la lumière.
Sohravardî n’utilise pas le mot Orient dans son acception géographique. « Il s’agit du monde spirituel, du Malakût, qui est l’Orient des mondes par rapport à notre monde terrestre. L’astre levant est le soleil du Malakût. Avec lui se lève un mode de connaissance qui est connaissance de l’ « Orient » des choses, connaissance des êtres et des choses « à leur Orient » parce que l’âme connaissante se lève elle- même à son « Orient ». La connaissance « orientale » (ishrâqî) est caractérisée comme une connaissance qui est présence et comprésence… » (Henry Corbin Prélude à L’Archange empourpré p.XIV)
L’auteur de L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’ Arabi affirme dans sa présentation du traité doctrinal Récit de l’exil occidental de Sohravardî que « Orient et Occident ont dans son œuvre un sens métaphysique et spirituel. » Henry Corbin, ce penseur de l’Islam spirituel qui a renouvelé en profondeur les études iraniennes et mystiques, qui a succédé à Louis Massignon en 1954 à la section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des hautes études, évidemment, Nabe l’a lu !... En témoigne cet extrait de L’Armée du Messie (texte capital d’avril 2004), dans J’enfonce le clou : « Il faut relire Henri Corbin ! L’iranologue, l’islamologue, l’ismaëlologue !... Il y a eu le 10e et le 11e imam, puis pfuit !, le 12e, Muhamad al-Mehdi, a disparu… Je m’étais passionné il y a dix ans pour Corbin, crack de la prophétologie duodécimaine, et aujourd’hui l’Histoire me rattrape… »
L’orientalisme de Nabe est un lyrisme, c’est le boulevard de sa chrétienté. C’est en Orient que de 330 à 1453 (date nabiennissime !) que la foi était discutée, disputée, réévaluée dans un mouvement perpétuel de derviche tournoyant parmi les hérésies que Nabe a fouillées, débroussaillées avec délectation : apollinarisme, arianisme, monophysisme… tous ces points de dogme abscons qui ont ravi Marc-Edouard Nabe. C’est encore dans J’enfonce le clou que l’on trouve les échos politiques complexes de ces raffinements spirituels qui, décidément, enchantent Marc-Edouard Nabe lorsqu’il décortique synthétiquement les problématiques de l’actualité libano-irako-iraniennes : « Beaucoup de pères et de fils sur la terre biblique… Vous avez les deux Sadr, bien sûr, et aussi les deux chefs chiites Sistani et Moqtada dont la relation de père à fils spirituel peut être comparée à celle de Fadlallah à Nasrallah résistant aussi au Liban. Entre parenthèses, Nasrallah le jeune, sait que Moqtada ( qui est comme lui de l’école de Kom) l’admire mais ce n’est pas réciproque, alors que le vieux Fadlallah (de l’école de Nadjaf) qui a une vue plus internationaliste du chiisme, trouve, lui, tout à fait légitime que Moqtada fasse de la « politique concrète » sur le terrain sacré du martyr Hussein !... En ce sens, Faldallah l’ancien est plus proche du jeune chef radical irakien que ne l’est son maître sur place Sistani l’Iranien… Oh ! Je me régale. » L’Armée du Messie (p. 130-131).
Les trois livres Une lueur d’espoir-Printemps de feu-J’enfonce le clou constitue une idylle, à laquelle il faudrait ajouter la publication du journal La Vérité, entre Nabe et l’Orient. Printemps de feu et J’enfonce entretiennent même des liens temporels circulaires. En effet, la temporalité des deux œuvres est comme enclose étrangement sur elle-même : Tous à Bagdad, le premier article de J’enfonce le clou est daté du 12 mars 2003, le dernier, Les Collabeurs, du 13 aout 2004, donc après la guerre… Cet article relate la rencontre de Nabe avec Djamel Debbouze le 18 mars 2003, six jours après la rédaction du premier article soit la veille du départ de Nabe pour l’Irak… Entre les deux se déploient toute l’intrigue de Printemps de feu, puis les autres chapitres de J’Enfonce le clou… Crève, Occident !, deuxième chapitre, daté du 15 septembre 2003, commence ainsi : « VOILA, c’est fait. La Guerre en Irak a eu lieu. J’y suis allé. Ça a duré trois semaines, le temps d’en écrire un roman. Je suis de retour. »
En 2003, Marc-Edouard Nabe est allé puiser en Mésopotamie (le Suprême-Orient) une nouvelle énergie créatrice dans un sunnisme de combat « plus protestant », incarné par Ben Laden, mais aussi dans un chiisme dont la spiritualité est plus proche du catholicisme. C’est pourquoi, au moment de l’invasion américaine Nabe aurait souhaité entre sunnites et chiites une alliance indéfectible et durable pour ces deux confessions : « les chiites auraient très bien pu se retourner contre les sunnites(…). Or -et Ben Laden a dû en être le premier surpris-, non seulement les chiites ne se sont pas vengés sur les sunnites, mais ils se sont rapprochés d’eux (…). Chic ! Les chiites et les sunnites s’unissent ! » (L’Armée du Messie ; J’enfonce le clou p.128).
Dans Printemps de feu, le dialogue avec le père Parfait constitue le point d’acmé de la réflexion sur son propre parcours théologique frotté à l’Orient. Nabe, chrétien très bien orienté sur les terres mésopotamiennes, dans le dernier tercet du Sonnet syrien, annonçait pour une part le fameux dialogue :
« Car la splendeur de Syrie est très musulmane…
Soudain, une pluie de miel d’Islam tombe en manne
Sur son dragueur catholique : Marc-Edouard Nabe. »
Ainsi, dans le quatorzième chapitre Babylone en chaussettes, le narrateur a l’occasion d’échanger avec le secrétaire du nonce de Sa Sainteté les décisifs propos suivants :
« -(…) Ce sont des protestants qui protestent contre la foi en soi, qu’elle soit catholique ou chiite…
- Chiite ?
- Oui ! Dans sa structure, je trouve que le chiisme correspond au catholicisme (et pas forcément au jansénisme), alors que « la foi sunnite sommaire de gendarme goguenard » comme dit Massignon serait plus protestante (…)
- Vous ne seriez pas un peu catholique islamique, vous ?
- Absolument, mon père ! Je rêve de « chiitiser » le catholicisme… »
Les séjours en Orient de Nabe au cœur d’une actualité brûlante ont peut-être avivé parfois une tentation pour l’Islam, en tout cas, un intérêt certain sur lesquels Laurent James dans son article « Actualité brûlée de Marc-Edouard Nabe » avait écrit l’essentiel… Nabe lui-même en 1997 avait réglé son lien à la religion musulmane dont les quatrains de Pourquoi avoir peur de l’Islam donnent une idée juste :
« Pourquoi avoir peur de l’Islam,
Religion verte et si dorée
Qui a encore envie de l’Ame,
Et dont bandent les minarets ?
(…)
J’ai rien contre ce Mahomet,
Mais je ne suis pas son adorant.
Dommage que certains omettent
Que tout n’est pas dans le Coran. »
Sur le plateau de Tout le monde en parle, le 13 septembre 2003, Marc-Edouard Nabe lance à ce sentencieux et morne crétin superficiel de Beigbeder : « Ma vie est en Orient désormais ! » Oui, la rupture est consommée depuis longtemps entre Nabe et cet Occident qui doit crever. Nabe a rejoint depuis longtemps la cohorte de ses artistes préférés, cruels contempteurs de l’Occident : Roger Gilbert-Lecomte, Jean Genet (il faut imaginer comment les entretiens avec Bertrand Poirot-Delpech, Antoine Bourseiller, sans parler de « Quatre heures à Chatila » ont dû infuser en Nabe !), Pierre Loti, Jossot « musulman en 1910 ! Il fallait le faire ! Plus toqué que Loti ! Sa passionnante correspondance avec Jehan Rictus montre un dégoût pour l’Occident dont la violence et la précocité font froid dans le dos. Rebaptisé Abdoul-Karim Jossot, il optera (…) pour la contemplation bovine de l’islam imperturbable ». Il faut relire les pages 386 à 387 consacrées à Jossot dans Nabe’s Dream pour constater une fois encore la cohérence du paradigme rejet de l’Occident / accueil –en soi- de L’Orient et rencontre physique de celui-ci. En effet, Nabe a peu voyagé durant les décennies 80-90 (excepté en Italie, à Istanbul, Jérusalem…), il se rend maintenant fréquemment sur le terrain de son tropisme oriental… D’autant plus que l’Orient lui-même se rapproche, comme magnétisé par Nabe qui, à la question « Partir ou ? » posée par Pierre Ancery en juin 2011, répondait : « Je sais pas… la Chine… l’Afrique… l’Italie… voilà. En tout cas, en Orient, tout ça c’est de l’Orient, même l’Italie, c’est de l’Orient. »
L’Orient est devenu une topique nabienne. Depuis l’écriture sur le motif même de la guerre en Irak de Printemps de feu, Nabe s’y rend constamment. Après J’enfonce le clou, la peinture a pris en charge la question de l’Orient comme en atteste l’exposition de mars 2009 dans laquelle Nabe a exposé ses Orients : des danseuses, des mosquées, des moudjahidines, des victimes… Les peintures d’avant 2001 traduisent une forme de quiétude, d’apaisement fantasmé. Depuis 2001, Marc-Edouard Nabe s’est rendu en Irak, en Syrie, au Liban, en Tunisie… C’est l’Orient qui a initié en lui la volonté d’effectuer cette « peinture reportage par la mémoire » en allant, notamment quatre fois en deux ans à Beyrouth où le sort des victimes, le contraste entre les ruines et les travaux l’ont particulièrement touché…
Pour Nabe, l’art est à la culture ce que l’Orient est à l’Occident : des ennemis jurés, inconciliables, irréductibles.
Les crépuscules vert orangé de Georges Rouault devant lesquels Nabe s’était extasié jeune, constituaient les premiers signes d’une défense fanatique, politique de l’Orient.
Il me semble que Nabe a pris récemment le parti de ce sunnisme de combat dans le réel, exaspéré par une clique branchée parisianiste faisant l’apologie du chiisme. Le prochain livre va nous éclairer sur ce point…
Du côté du couchant, l’Occident -royaume de la mort- s’enfonce dans la fange matérialiste, dans la corruption et dans l’indécence généralisée tandis que l’Orient, symbole de vie et de résurrection, s’anime au firmament d’un nouveau cycle de manifestation à venir.
Marc-Edouard Nabe, depuis qu’il écrit, se tient toujours du côté du Levant. Et à la question bloyenne posée par le belluaire en mars 1917 dans Constantinople et Byzance : « Pourrait-on citer un valable mot sur la fameuse question d’Orient ? », Nabe a répondu dans son œuvre. Car, s’il est un artiste qui a éprouvé, senti cette « force mystérieuse qui tourne le cœur de l’homme vers l’Orient qui fut son berceau », c’est bien lui !

Rafaël Goldoni