Le vingt-septième Chorus

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Première page du dossier sur Duke Ellington, Jazzman n°126

Le vingt-septième Chorus est un texte de Marc-Édouard Nabe publié dans la revue Jazzman (numéro 126) en juillet 2006.

Newport 1956... Duke Ellington est considéré comme un « ringard » en ces années de pré-free-jazz et de bop post-Parker : il a du mal à convaincre qu'il est toujours à la tête du plus grand orchestre du monde. Les arrangements ne dérangent plus, et ces mêmes standards démontés et remontés amoureusement par Billy Strayhorn ne suffisent pas à faire s'évanouir le public d'admiration. On attend le Duc de Harlem au tournant du festival d'été. Louis Armstrong vient de se produire et a déjà déçu. Satchmo n'a scotché personne. Ce 8 juillet, autour de minuit, Duke arrive avec son armée d'anges noirs en vestes blanches, bien serrés sur la scène, derrière leurs pupitres ornés de la vigoureuse signature ducale, plus énigmatique que tous les tags du futur. Jimmy Hamilton et sa clarinette qui joue dans le style de Benny Goodman ; Johnny Hodges et son alto sinueux peloteur de balades ; Harry Carney barytonnant dans le décolleté de dames sophistiquées ; Cat Anderson, malabar stridant à la pointe de la trompette. Et surtout un martien à la batterie que beaucoup ne connaissent pas encore, maigre et noble comme un chef Choctaw.
Moins d'un an plus tôt, Duke a changé de batteur. C’est peut-être plus excitant que de changer de femme. Il a engagé un certain Sam Woodyard qui jouait avec l'organiste Milt Bruckner au Birdland, des boutons de manchettes en forme de batteries à ses poignets de bastonneur subtil. Plus rien à voir avec le Blanc Louie Bellson qui jouait bien les valses. Ceux qui ont eu la chance d'assister aux premiers concerts avec Sam aux commandes disent qu'on aurait dit que Duke dirigeait un nouvel orchestre, alors qu'aucun autre musicien n'avait quitté son poste. L'arrivée de Sam Woodyard dans l'orchestre de Duke Ellington fut une transfusion de swing !
Après plusieurs morceaux choisis, Duke, toujours enjôleur, annonce Diminuendo and Crescendo in Blue. Un thème composé par lui en 1937 et construit en deux parties. D'habitude, c'est Duke qui se réserve l'interval, mais depuis quelques temps, il laisse à son ténor Paul Gonsalves (un ancien guitariste) le soin d'y briller de tout son feu. Diminuendo, mon œil ! Ou plutôt mon oreille ! La première partie ne diminue pas ; au contraire, elle ne fait que croître : esquisses d'introductions, fausses pistes, reprises déroutantes ; et tout ça sur plusieurs tons ; a-t-on jamais vu blues soumis à de telles montagnes russes ? Les cuivres, et les anches jouent à la douche écossaise. Ellington traverse quelques grilles en mi bémol pour aboutir en sol, puis en do avant d'arriver en fa mineur (sic) pour atterrir enfin en ré bémol !... L'auditeur passe par toutes les couleurs. Le Duc s'ancre alors dans un ré bémol consentant que Gonsalves va se faire un plaisir de faire jouir. Ah ! Entre Duke et son piano détonant et Sam à sa batterie remontée comme une horloge à coups de cymbale droite, ils le lui servent sur un plateau, son fameux solo, à Gonsalves !
Pâle comme un mort, le saxophoniste se lève, vaguement timide, la démarche presque effacée pour se présenter au micro. Il ferme les yeux et attaque un solo. Au fur et à mesure des chorus la veine qui lui partage son grand front se fait plus saillante. L'éloge de son énergie n'est plus à faire, il débouche son ténor comme une bouteille de champagne ! De la mousse déborde aussitôt, et quelle mousse ! Pas blanche comme neige, mais noire comme de la nuit pétillante ! Voilà : le solo de Gonsalves, c'est vingt-sept bouteilles de champ' qu'il ouvre les unes après les autres, d'abord en douceur sans que le bouchon ne saute au plafond, jusqu'à la dernière qu'il fracasse contre la coque de l'orchestre ! Et toujours cette mousse noire, encre de Chine écumante giclant du pavillon de son ténor généreux et aspergeant le public surchauffé... c'était une époque où la virtuosité était reçue comme une grâce. L’exact contraire d'aujourd'hui où tout ce qui sort de l'ordinaire est boudé, où l'exceptionnel laisse froid.
Sous les exclamations enthousiastes des autres membres de l'orchestre qui tapent du pied dans leurs mains, Paul se lance dans la traversée en solitaire d'un drôle d'océan. Solitaire, il faut le dire aussi vite que ce morceau qui a enfin trouvé son tempo idéal : la foule soulève le saxophoniste par déferlantes et tout l'orchestre l'éclabousse de joie dans sa frénésie constructrice. Il ne peut rien lui arriver de grave, et après tout, vingt-sept chorus sur le blues ça ne fait jamais que 6 minutes et 15 secondes !
Après les douze travaux d'hercules, les vingt-sept chorus de Gonsalves ! L'exploit mythologique est resté dans les mémoires, mais contrairement au héros grec, il ne l'a pas accompli seul. Une rythmique locomotivesque l'a installé avec autorité sur des rails de rêve. D'abord, la basse de Jimmy Woode comme un kangourou qui, tout en bondissant, lancerait dans l'espace les boomerangs dont il a plein les poches ; et puis le charleston de Sam Woodyard, qui a un son aussi sacré que si deux icônes grecques s'embrassaient avec passion tous les deux temps. Sans oublier le Duc lui-même au piano, fracturant les clichés à coups de karaté d'accords. Loin de moi de vouloir diminuer le crescendo de Gonsalves ! Il s'est fendu cette nuit-là d'un solo historique qui l'immortalisera longtemps. Premier chorus, deuxième chorus, troisième chorus. Et ainsi de suite ! On aurait dit qu'il ne s'arrêterait jamais, qu'il ne pouvait plus s'arrêter ! 27, quel chiffre ! Plus vraiment vingt et pas encore trente, le 27 donne parfaitement l'idée de l'infini. Gonsalves n'a certainement pas compté ses chorus, ni personne d'ailleurs dans l'orchestre ni dans le public. Tous étaient trop occupés à le pousser à les enchaîner. D'ailleurs, plus tard, quand le big band rejouera D & C, Paul en fera aussi bien 17 que 32 selon sa forme ou son humeur. « Mister 27 choruses » était libre, jusqu'en 1969, dernière trace de sa performance.
À la fin, Gonsalves ne s'écroule pas comme ça lui est déjà arrivé, mais va se rasseoir. Duke reprend en mains le Crescendo : c'est à lui que revient l'honneur de le faire monter encore, et encore. Ou plutôt de le faire redescendre dans la tonalité initiale. Ah ! Il se sera teinté de toutes sortes de bleus, ce blues ! Après avoir ramené tout le monde de ré bémol à mi bémol, en passant par fa et mi (sic), Duke fait entrer comme une seule fleur le bouquet de ses clarinettes, qui bientôt dialoguent avec les trombones et les trompettes. Puis ça monte, ça monte jusqu'à l'orgasme collectif. L'assistance est en transe, comme possédée par les relances de l'orchestre. Les gens galvanisés couvrent la musique de leurs cris et hurlements. Le triomphe est total, grandiose et définitif. Après ça, Ellington est reparti pour presque vingt ans d'amour ! Ce concert fut l'acte de renaissance de l'orchestre. Du coup, Time fait sa une sur le Roi de Newport. Duke Ier retrouve sa couronne. Lui-même disait en exagérant, comme tout aristocrate qui se respecte : « je suis né à Newport en juillet 1956 ! »
Ca n'a pas été le cas de tout de monde. A ce même Newport 56, parmi la foule, une blonde est devenue folle. Cinquante ans après Diminuendo and Crescendo in Blue, elle est encore dedans. Sa vie s'est arrêtée au moment où Paul Gonsalves termina son vingt-septième chorus.