Douglas Sirk

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Douglas Sirk

Hans Detlef Sierck, dit Douglas Sirk, est un réalisateur et scénariste né le 26 avril 1897 à Hambourg (Allemagne) et mort le 14 janvier 1987 à Lugano (Suisse).

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Découvert à travers la passion que lui a porté toute sa vie son plus grand admirateur et propagandiste, Rainer Werner Fassbinder, Douglas Sirk tapa dans l’œil, et c’est le moins qu’on puisse dire, de Marc-Édouard Nabe dès la fin des années 1980. À cette époque, où il n’existait quasiment pas de cassettes vidéo disponibles et très peu de diffusions à la télévision de ses fameux « mélos » filmés, Nabe ne pouvait guère s’entretenir du grand cinéaste qu’avec le critique Dominique Raboudin qui avait connu Sirk et l'avait interviewé… Hélas, ce même Rabourdin, « choqué » par la lecture du poème d’Antoine Rosselet, Cyrano des Buttes-Chaumont, publié par les frères Vesper dans Adieu 1 (2016), coupa les ponts avec Nabe et il ne fut plus question de Sirk entre eux…

Sirk a déployé, sur plus de 40 ans, un cinéma qui est un très rares à pouvoir faire face sans rougir à la Littérature. En puisant très modérément en elle d’ailleurs (Tchekhov, Tennessee Williams, etc.), Sirk, à la fois danois, allemand et américain, a su par la force de son tempérament de protestant lyrique excessif et sans complexe, construire des histoires aussi crédibles qu’invraisemblables, dans un équilibre porté par un art de l’image, de la musique et de la mise en scène des acteurs jamais égalé, selon Nabe, à Hollywood dans la période 1940-50 pourtant surchargée de prétendants à la fabrication d’un romanesque à l’écran… Pour goûter pleinement son œuvre, bien trop négligée à la fois par Positif et Les Cahiers du cinéma, les deux magazines qui faisaient la loi dans ces années-là en France, il a fallu à Nabe de profondes recherches personnelles pour arriver à saisir le mieux possible tout ce qu’avait élaboré comme scénarios étourdissants et réalisations éblouissantes ce narrateur à la caméra qu’était Douglas Sirk qui savait serrer les gorges et essorer les cœurs en deux scènes.

Serge Toubiana et Jean-François Rauger, au courant depuis longtemps du « sirkisme » fanatique de Nabe, lui commandèrent pour le bulletin de la Cinémathèque un texte de présentation à l’occasion d’une rétrospective totale de tous les films de Sirk qu'ils montèrent à la cinémathèque de Bercy à Paris en novembre 2005. Le long texte s’appellera « Le temps de voir et d'aimer Sirk », et il plut tant aux vrais amateurs du cinéaste que la Cinémathèque de Tokyo en fit aussitôt une traduction en japonais pour sa propre rétrospective Sirk et son propre bulletin :

Présent à chaque séance de film, où il entraîna dans son sillage le petit Yann Moix en ce temps-là tout servile et bavant d’aise de suivre son maître pour découvrir Scandal in Paris, Les Amants de Salzbourg, Tempête sur la colline ou Hitler’s madman (que Moix aimera souvent citer souvent depuis), Nabe parfit ainsi sa connaissance sirkienne en prenant beaucoup de notes et en faisant lui-même des résumés de chacun des films vus.

Toujours en 2005, Nabe participera à une table ronde sur Sirk (en compagnie du cinéaste Jean-Charles Fitoussi) et donnera un long entretien à Arte sur Sirk que Fassbinder avait réussi à ramener à la réalisation à la fin des années 70 en Allemagne. Fassbinder ira même jusqu’à jouer un rôle dans ce qui sera le dernier film de Sirk, le court-métrage Bourbon street blues où il est émouvant de voir Douglas-le-vieux diriger Rainer-le-jeune (déjà immense réalisateur lui aussi), et à qui il devait survivre. En effet, Fassbinder est mort en 1982, à Munich et Sirk, en 1987, à Lugano, en Suisse, où il avait choisi de s’exiler. C’est d’ailleurs dans cette ville que Nabe — plus sirkien que jamais, et désormais protestant lui-même, ce qui n'est pas sans rapport — se rendra en février 2021 pour chercher dans le « Cimetero de Castagnola » la tombe de Sirk repérée sur Internet...

À la recherche de la tombe de Sirk, Lugano, 21 février 2021

Citations

Nabe sur Sirk

  •  « Vendredi 8 juillet 1988. — […] Vu au cinéma un film de Douglas Sirk : Écrit sur du vent. Il y a longtemps que je voulais savoir qui était ce Sirk : Fassbinder le déclare tellement comme son maître... Written on the wind ! Quel splendide film... Que c’est beau le grand cinéma... C’est cette grandeur qu’il faut faire passer dans le roman. Ecrire des mélos est la seule issue du romancier. C’est ce qui me manque encore, à moi comme à tant d’autres écrivains : la profondeur des sentiments, la violence des déceptions, la peinture de drames humains. Ça n’empêche pas le style ! Sirk le prouve. Il ne bascule jamais dans le ridicule parce que son scénario est en acier et sa caméra danse toujours. À aucun moment on n’a envie de ricaner, et pourtant, c’est gros. Dans la surenchère émotionnelle, Sirk marque comme des buts ! Dans le mille cardiaque à chaque fois ! Les personnages lisses sont mis dans des situations si subtilement dégueuses que le spectateur les voit sous ses yeux se lézarder... Le mélo est une machine mais comme on dit que l’homme est une merveilleuse machine : elle vit.
Tout est d’une finesse : les couleurs, les angles, les dialogues, les situations, le rythme surtout... Les glissements d’un plan à un autre sont toujours un plan qui glisse dans un autre, sexuellement je veux dire. Les images se baisent dans un timing d’une précision écœurante. Le mélo sirkien n’est pas sirupeux, il est spermateux (le sperme n’est pas un sirop, toutes les femmes le savent)... Chez Sirk aussi, il n’y a pas d’un côté l’histoire et de l’autre la façon de la traiter : l’esthétisme est greffé au drame. Dans Écrit sur du vent, les acteurs (Robert Stack, Rock Hudson, Lauren Bacall et Dorothy Malone) sont prodigieux : ça c’est un quartet ! Les pires stars kitsch d’Hollywood, Sirk les fait sonner comme Paco ou Sam peuvent faire sonner la batterie pleine de paillettes d’un cirque ringard. Dans cette ambiance de feuilleton télé glacé, Sirk monte les “characters” jusqu’au sublime. Il fait du Dallas cosmique. Et quel sens ! Dès la première scène magnifique, on a compris la force du cinéaste. Première scène qui est la fin de l’histoire que nous retrouvons avant l’épilogue du film, vue autrement, déstructurée, avec quelques plans identiques (mais pas tous) insérés dans cette ”seconde prise”... C’est comme une coda en anacrouse, je dirais... Chaque acteur a son cadrage. La titraille surimpressionne des images qu’on interprète mal : c’est impossible de saisir l’intrigue même à venir, les plans tirés hors du contexte sont sibyllins et pourtant on sent que tout est déjà là...
Écrire sur Écrit sur du vent, ce n’est pas écrire sur du vent. L’histoire est presque antique : au Texas des derricks, règne la glauque famille Hadley : le père veuf riche qui méprise son fils raté ivrogne, Kyle, et sa fille allumeuse Marylee. Le meilleur ami d’enfance de Kyle, Mitch, est un pauvre mais un vrai mec, apprécié par le père, adoré par la sœur, jalousé par le frère. Ils ont tous passé leur jeunesse au bord de la rivière en s’aimant avec haine. Arrive Lucy, petite publicitaire aux narines frémissantes, dont Mitch est déjà amoureux : mais c’est Kyle qui la drague, et violemment : fougueux et vulgaire, il l’emmène en avion à Miami, lui offre une suite d’hôtel remplie de robes et de fleurs, avec vue bleue sur la mer paradisiaquement glacée (la scène est fabuleuse de misogynie : la fille refuse d’être achetée prostitutionnellement par tout ce luxe, mais c’est en acceptant que le riche feigne la pauvreté classique du courtois médiocre qu’elle se donne aussitôt !). Tout cela est filmé très froidement avec de la musique “émouvante”. Mitch observe le manège de Kyle en serrant les dents. Finalement, Lucy épouse Kyle et pendant un an tout va bien, il ne boit plus, il va seulement rosser les types qui tournent autour de sa sœur, même s’il a encore besoin pour ça de l’aide de Mitch. Le drame monte d’un cran lorsqu’on comprend que Kyle et Lucy essaient en vain d’avoir un enfant : lors d’une party, il extorque à son toubib la raison de cette impossibilité : c’est lui qui est stérile. “Tu ne danses pas ?” lui demande ensuite sa femme. “Non, on vient de me voler mes chaussons magiques...” Réplique célèbre. Kyle reboit et se met minable. Les autres ne comprennent pas pourquoi... Un soir, la police ramène Marylee ; elle a encore dragué un jeune type qui vient dire au père que sa fille est une traînée. Elle court s’enfermer dans sa chambre pour danser, musique à tue-tête, déshabillé en soie rouge et photo de Mitch contre son cœur... Le père brisé monte l’escalier (très important dans le film, l’escalier) pour aller l’engueuler : il s’effondre avant d’arriver sur le palier, dévale et meurt ! Comment Sirk filme ça : la montée au calvaire du père avec les plans de la fille en transe ; les plis rouges en gros plans pendant le trémoussement rythmique ; la main du père crispée sur la rampe d’escalier et ce très beau mouvement demi-circulaire de la caméra qui suit Mitch courant au secours de l’infarctussé !... Après, il n’y a plus qu’à montrer une couronne mortuaire dont le crêpe s’envole au vent au milieu des feuilles pourries : tout est dit... Presque tout, il ne manque que le pire : ça vient...
Mitch en a marre, il veut partir pour l’Iran, là-bas le pétrole sent moins mauvais que celui des Hadley. Lucy veut le retenir, mais on ne sait pas vraiment si elle l’aime : pour le moment, elle cherche toujours à savoir pourquoi Kyle reboit jusqu’à délirer, gifle sa sœur et asperge de whisky son propre reflet (le jeu des miroirs - que Fassbinder a repris - est obsessionnel chez Sirk). Ça devient vraiment dégueulasse et grandiose dans ce que j’appellerai “les accidents des sentiments”, comme si Sirk prenait un malin plaisir à faire se choquer au moment fatal des révélations qui n’auraient même pas dû se croiser. C’est au moment où Mitch se déclare à Lucy qu’elle lui annonce - à lui ! - qu’elle est enceinte de Kyle (ce qui ne les empêche pas de s’embrasser), mais seulement après lui avoir dit qu’elle savait pourquoi son mari rebuvait : parce qu’il se croyait stérile ! Mitch, donc, reçoit dans la gueule au même instant que la femme qu’il aime lui est désormais interdite, mais aussi qu’elle aurait pu ne pas l’être (sans compter son véritable attachement amical pour ce con qui se croyait stérile !). Quelle goujaterie féminine ! Ça vaut bien une tragédie : la voici.
Cette abrutie de Lucy attend que Kyle revienne gnasqué un soir de son bar de soûlards pour lui annoncer qu’elle est donc enceinte. Kyle ne peut pas la croire, il pense tout de suite que c’est Mitch le père, et qu’elle l’a fait cocu avec lui. Ivre de rage, il tabasse Lucy, Mitch intervient et le chasse... de chez lui ! Blessé de partout, Kyle prend sa voiture jaune vif et se barre en trombe. Le docteur arrive et constate que Lucy dans la bagarre a perdu son enfant ! Mitch redoute le retour de son ami qui s’est cru aussi bêtement stérile que cocu : il cache même un revolver dangereux. C’est la scène du générique qui arrive, au complet. Kyle revient, en effet, il casse tout, trouve le flingue et décide de tuer Mitch, il le vise mais au moment de tirer, Marylee intervient, et, comme elle tente de désarmer son frère, le coup de feu part : Kyle s’est tué lui-même, il tombe dans les feuilles d’automne (on est le 24 octobre 1955 comme l’indiquait l’agenda du début dont le vent a tourné, à l’envers, les pages afin que le film puisse se dérouler en flash-back). Fin ? Non, il y a un procès car Mitch avait menacé de tuer Kyle après son tabassage de Lucy. Il est accusé du meurtre. Seule Marylee peut dire la vérité, mais elle est si bafouée dans son amour pour Mitch qu’elle va le charger d’abord, puis flanche et l’innocente. Tout va “bien” : Mitch emmène Lucy loin de tout ça, il va lui refaire son enfant et Marylee reste toute seule dans la propriété des Hadley à caresser un derrick phallique, celui de son père et aussi celui de son Mitch à jamais perdu...
Je comprends bien pourquoi Fassbinder adorait les films de Sirk. Il commence par faire prendre au spectateur le parti des personnages les plus “clean” puis le piège en lui montrant que les “clean” sont plus dégueulasses que les “non-clean”. Lucy, dans son choix de femme quand même intéressée et indifférente sur le fond à Kyle, vaut bien le père qui, loin d’être une victime, a brisé ses enfants en valorisant sans arrêt Mitch qui lui-même, tout noble qu’il soit, est un beau lâche, non dénué de cruauté envers Marylee. Je pense, comme Fassbinder, que le personnage le plus pur est la salope Marylee. Au moins, elle aime, et violemment. Elle est désintéressée et ne se cache pas, elle n’a pas d’orgueil et à la fin ne peut pas laisser condamner son Mitch... Elle est seule mais elle est propre. Comme dit Fassbinder : “Moi, spectateur, je suis avec Douglas Sirk les traces du désespoir humain. Dans Written on the Wind, les gentils, les "normaux", les "parfaits" sont toujours parfaitement révoltants ; les mauvais, les faibles, les dissolus suscitent la compassion. Même ceux qui manipulent les gentils.” Chaque protagoniste est un volcan d’orgueil et le spectateur est mis dans une situation de voyeur du cœur. En fait, le cinéma sirkien est un cinéma pornographique où, sous des couleurs somptueuses et dignes des maniéristes italiens à la Pontormo (ici les verts de la rivière, les rouges et jaunes des voitures, les bleus des appartements encrépusculés), le sexe est substitué au sentiment. D’où la violence extrême de ces mélos “bien ficelés”. Chez Sirk, les “ficelles” sont si solides que les “voyeurs” ont tous envie, en sortant de la salle, d’aller se pendre avec ! Une danse de handicapés qui ne savent pas aimer, tous éclairés, et de quelle façon (Fassbinder, encore, dit très justement que dans le cinéma de son maître, les ombres ne sont pas là où il faudrait et que ça rend plausibles des sentiments qui n’ont rien non plus à faire là) ! par l’œil de cet émotif frigorifiant : voilà ce qu’est un film de Douglas Sirk. Je ne suis pas près de l’oublier.
Je suis tellement enthousiaste que s’il existait un festival Douglas Sirk à l’autre bout du monde, j’y foncerais tout de suite comme Robert Stack à la première séquence d’Ecrit sur du vent, ivre dans sa voiture jaune canari bolidant dans la vitesse de la nuit agonisante, et les tourbillons de feuilles mortes déchirant les nappes bleues… » (Kamikaze, 2000, pp. 2758-2762)
  • « Le christianisme de Sirk est celui d'un protestant absolument pas américain, mais nordique et germanique. D'où cette obsession de réparer les choses qui vont mal... Réparer la vie ! Les héros des films de Sirk sont comme des mécaniciens chargés de démonter une voiture pour la réparer, ils s'en mettent plein les mains. Ils y arrivent quelquefois, mais jamais ils ne parviennent à la remonter...
Ça commence par des pluies de diamants qui remplissent l'écran, et ça se termine par des avions en feu qui se fracassent contre des pylones à damiers. Entre temps. il y a eu beaucoup de froncements de sourcils, de cris coincés dans la gorge, de gifles et de serrements dans les bras... Le tout dans de superbes couleurs bleutées et toutes sortes de jaunes, sauf d'oeuf... Comme chez Bernstein lorsqu'il montre la nunucherie des riches (d'ailleurs, Bernstein n'a pas écrit un Mélo pour rien), on assiste chez Sirk aux conséquences désastreuses de la bêtise et de l'insensibilité de la bourgeoisie, de sa lenteur à réagir et de ses préjugés de tous ordres. L’œuvre de Sirk est une attaque à l'acide sulfurique du nouveau continent qui l'accueillait. Aucun américain n'aurait pu, dans le cadre d'Hollywood, écorcher vive cette Amérique des années 40 et 50. Qui oserait, surtout aujourd'hui ! montrer un aviateur noir américain pleurant contre sa carelingue au retour d'une « mission » où il vient de mitrailler des enfants ?
Un Sirk, c'est tellement tiré par les cheveux que toute la perruque reste dans la main... Un jeune cynique tombe amoureux de la veuve de celui qui est mort par sa faute, le plus fort c'est que c'est réciproque ! Et comme si ça ne suffisait pas, il est également responsable d'un accident qui rend cette pauvre femme aveugle, avant de reprendre ses études de chirurgie pour être capable de l'opérer lui-même à crâne ouvert (Le secret magnifique). Un pilote d'avion qui fait un numéro de foire autour de pylones forme un ménage à trois avec sa femme et son mécanicien juqu'au jour où un journaliste veut devenir le quatrième larron. Chacun à sa façon pousse le pilote à monter dans un avion défectueux jusqu'à ce qu'il se crashe sous les yeux de son fils coincé dans un avion de manège (La ronde de l'aube). Charmant ! Afin de protéger son amant, une chanteuse de cabaret s'accuse d'avoir falsifié un chèque et est condamnée à sept ans de bagne en Australie. Au retour, elle annonce à cet amant qu'elle ne l'aime plus. Ça se passe la veille de son mariage à lui, et il se suicide. L'ex-prisonnière supplie alors à la porte du bagne qu'on la réenferme, car maintenant, elle a une bonne raison d'être coupable de quelque chose et punie pour ça (Paramatta, bagne de femmes).
On pourrait raconter les films de Sirk pendant des heures, et à force ils pourraient devenir drôles, tellement ils sont énormes. Malentendus, quiproquos, révélations, saletés morales qui pourrait faire penser à du vaudeville, mais tragique. » (« Le temps de voir et d’aimer Sirk », programme de la Cinémathèque française, octobre 2005)
Fassbinder, acteur, dirigé par Sirk dans une scène de son dernier film, Bourbon Street Blues (1979)

Intégration littéraire

Notes et références