Bertrand Tavernier

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Bertrand Tavernier

Bertrand Tavernier est un réalisateur né le 25 avril 1941 à Lyon et mort le 25 mars 2021 à Sainte-Maxime.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Le 25 février 1984, Marc-Édouard Nabe fait la connaissance de Bertrand Tavernier chez Francis Paudras, rue du Douai. C'est là aussi où il rencontrera pour la première fois le grand critique de cinéma Claude Beylie. Nabe retrouvera Tavernier, invité à Antigny, la résidence de Francis Paudras, en août 1984. Le réalisateur, avec sa femme scénariste, Colo, prennent réellement contact avec le duo Paudras-Nabe, chargé de les initier au jazz et à ses légendes (« Tavernier écoute très attentivement ces effusions stéréophoniques de trouvailles, de précisions et d’anecdotes dont Francis et moi l’accablons.[1] »). Tavernier révèle alors son projet de film futur, Autour de minuit, avec le saxophoniste Dexter Gordon dans le rôle d’un personnage hybride de Lester Young et de Bud Powell. L’imminent auteur d’Au régal des vermines ne s’économisera pas pour nourrir le réalisateur du Juge et l’Assassin de renseignements utiles sur l’authenticité à infuser absolument dans son film, pour lequel, à cette époque, Gérard Depardieu était pressenti pour jouer le rôle de Francis Paudras dont le récit de l’amitié avec Bud Powell était à l’origine du désir de Tavernier de réaliser ce long-métrage. De retour à Paris, Tavernier et Colo invitent Hélène et Nabe à dîner dans un restaurant thaïlandais près de Tolbiac. L’enthousiasme et la camaraderie sont à son comble. Un peu plus tard, Tavernier renoncera à engager Depardieu et demandera des conseils à Nabe sur son scénario en cours[2]. Il invitera à nouveau le couple Nabe chez lui, Boulevard Malesherbes, pour la Noël 1984, où Tavernier raconte à Nabe qu’il avait un autre projet de film avec Jean Genet[3].

Ça se gâte en mai 1985, lorsque Paudras confie à Nabe les magouilles et les entourloupes de Tavernier dont le jazzfan collectionneur commence à être la victime (« Le grand manitou a imposé un “scénariste” qui signera de son nom l’histoire de Francis !!![4] »). Nabe interviendra auprès de Tavernier pour que Paudras récupère la paternité de son histoire et obtient que le réalisateur mette la main à la poche si jamais la Warner se montrait just sur le budget (voir Tohu-Bohu, page 1054). Croyant endormir le jeune auteur du Régal (que Tavernier a félicité pour les passages sur le jazz, Hélène, Marcel et Suzanne : « formidables, formidables, formidables, formidables, formidables et formidables », Tohu-Bohu, page 1054), « Bert » propose alors un rôle à Nabe dans le film, proposition reçue ainsi : « Je suis donc le Français râleur qui passe devant la chambre de Dexter à la Louisiane et je dois dire la phrase suivante : “Pourriez pas fermer votre porte au moins ? C'est pas la casbah ici ! C'est un hôtel pour gens civilisés !” Pauvre Bertrand ! Il va me falloir le ranger parmi les imbéciles qui cherchent à consolider ma mauvaise réputation.[5] » Nabe convainc Tavernier de changer son « rôle » en le transformant plutôt en « personnage fiévreux, poète mystique qui viendrait lire quelque chose aux Noirs sacrés. “À la Le Vigan ! » (Tohu-Bohu, page 1139). Tavernier accepte.

En juin 1985, Paudras et Nabe sont bien obligés d’en convenir : « Tavernier, le grand ours [qui] s’avère bien décevant » (Tohu-Bohu, page 1127). En juillet de la même année, c’est le tournage : Hélène est engagée comme figurante et Paudras, par lâcheté, a tout accepté du magouilleur flatteur incompétent Tavernier. Nabe va sur le plateau pour voir tout ça. C’est d’ailleurs ce jour-là que Nabe rencontrera Jean-François Stévenin. L’écrivain-cinéphile analysera dans des pages précieuses de son journal, comme personne et avec maints détails, l’ambiance d’un plateau de tournage d’un film raté d’avance par un faux bon réalisateur dans les années 1980. Sur place, l’écrivain désapprouvera ostensiblement le choix de François Cluzet dans le rôle de Paudras, et essuiera les insultes plus ou moins feutrées de l’équipe technique à son encontre. Quelques jours plus tard, comme Tavernier tarde à lui envoyer sa scène réécrite, Nabe l’écrit lui-même (voir Tohu-Bohu, p. 1161). Il la répète même devant le célinien Jacques d’Arribehaude le 23 juillet 1985. Le lendemain, Nabe apprend que Tavernier a annulé sa prestation. Nabe envoie alors une lettre d’insulte au réalisateur à laquelle celui-ci répond un mois après en glissant dans l’enveloppe un chèque de 900 francs pour le dédommager, et dont le couple Nabe se sert pour payer sa note d’électricité. Comme il y a 13,56 francs en trop, l’écrivain bloyen renvoie aussitôt à Tavernier un chèque de cette somme. La relation Tavernier-Nabe s’arrêtera là. Le « français râleur » assistera navré aux compromissions masochistes de Paudras, qui a fini par cautionner, comme malgré lui, le film de Tavernier salopant sa propre expérience, et dans lequel se retrouveront, sans Nabe donc, en figurants, parmi d’autres personnalités du jazz parisien, Paudras lui-même et sa femme Anita, ainsi qu’Hélène et Marcel Zannini.

L’année suivante, en 1986, Nabe découvre le film à sa sortie publique. Pas de surprise : c’est un ratage complet, aussi bien au niveau cinématographique qu’à celui du jazz, et qui évidemment a beaucoup de succès. Nabe recroisera rapidement Tavernier à un concert de Claude Nougaro et en septembre, il reçoit la commande par Louis Pauwels du Figaro magazine d’un article sur Autour de minuit. Il l’écrit, il le remet, mais le texte, « Les pieds dans le jazz »[6] est refusé par le magazine. Pauwels le lui réglera tout de même dix mois après (5 000 francs). L’une des dernières fois où Nabe parlera de ce navet, c’est à Miles Davis en personne qu’il a rencontré, comme chacun sait, à Nancy le 22 octobre 1986 (voir Inch’Allah) : « Comme si je savais tout, il [Miles] me demande si “Dexter est malade”. Je lui dis que le film de Tavernier est une merde. Il ne l’a pas vu et il s’en fout. C’est du passé. Tout passé le fait chier.[7] »

À noter : en août 1989 sortira un autre film raté de Tavernier sur la guerre de 14-18, La vie et rien d’autre (« Tavernier n’est pas le Barbusse du cinéma, c’en est plutôt le Tardi » - Kamikaze, p. 3384), dans lequel le Lyonnais balourd n’a rien trouvé de mieux que de faire tourner cette fois-ci pas le fils, mais le père, c’est-à-dire Marcel Zannini, et toujours avec sa technique perverse du contre-emploi, dans un rôle que Nabe analyse ainsi dans son journal : « il [son père] joue un musicien classique libre-penseur qui se moque des musiciens de jazz… On dirait un sosie de Zannini jouant un rôle qui n’est pas fait pour Zanini » (Kamikaze, p 3384).

Citations

Tavernier sur Nabe

  • « Halte à la parano ! Il n’y a eu aucune pression politico-judaïque pour te chasser du film… Quand on se bat contre tous les studios américains pour imposer un tel film ce ne seraient pas des peurs misérables comme tu m’en prêtes qui me feraient changer d’avis. Tout au plus, il y a eu quelques protestations dans l’équipe qui te trouvait chiant sans savoir qui tu étais.
La réalité est plus simple. J’ai réécrit la scène avec une lecture avec Dexter et Herbie et je l’ai simplifiée, à leur suggestion ! Je change sans arrêt et je réécris tout le temps pour m’adapter à ce qu’ils m’apportent. C’est eux qui, me racontant comment ils ont appris la mort de Lester, m’ont donné » l’idée de la scène finale. J’avais déjà corrigé plus de 12 rôles avant et rajouté 7 au fur et à mesure de l’évolution du film. C’est ma manière de travailler. Elle n’est pas commode, mais j’en assume la responsabilité. Mon seul tort est de ne pas t’avoir téléphoné moi-même, mais je passe mon temps sur le plateau hors de portée d’un téléphone.
Ne t’en prends donc qu’aux sales nègres et pas à l’équipe qui n’oserait jamais discuter un de mes choix.
Voilà la Vérité et si je t’ai causé du tort, je m’en excuse. Très sincèrement.
Bertrand » (lettre de Bertrand Tavernier à Marc-Édouard Nabe, début août 1985, reprise dans Tohu-Bohu, 1993, p. 1197)

Nabe sur Tavernier

  • « Samedi 25 février [1984]. — […] Enfin à table ! Je suis à la gauche de Francis, face à Tavernier et à Beylie. Trois verres de brutal et ça y est ! Que la fête commence ! C’est le catalogue des monomanies. Chacun sa merde, en déluge de dieux : on fait sauter les bouchons de nos panthéons. L’immense grizzli mou de Tavernier échange avec Beylie des milliers de références et des fiches techniques entières de films archéologiques. […] Tavernier nous explique aussi de sa voix haut perchée le projet de son film prochain : une évocation du Paris des musiciens de jazz des années 60 avec un personnage à cheval sur Lester Young et Bud Powell. C’est pour ça qu’il est là : se plonger dans l’atmosphère, choper les pics des grandes bêtes : depuis qu’ils se connaissent, Francis le gorge d’anecdotes et de documents : il est pris dans la toile, je le vois bien. Un de plus ! Plus prosélyte que Don Quichotte Paudras, c’est pas possible ! Il convaincrait un sourd-muet ! D’après ce que j’ai compris, le film sera un documentaire romanesque des grands du jazz à leur agonie… Et tout ça sans frôler la question des drogues. Gros boulot… J’avoue que je suis sceptique... » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 293-294)
  •  « Vendredi 17 août [1984]. — […] Abordage donc de Tavernier et de son ex-femme Colo. Toujours aussi géant… Tout en velours, avenant, la voix forte. Il me remet doucement. Francis, d’une main de maître, ouvre le champagne rosé que nous avions amené et fait porter un toast à mon livre, le sien, le film de Tavernier, le jazz, Bud et Lester. Chacun lève très haut. [...] Ce verre d’urine orange m’a désarçonné de ma réserve : en titubant littéralement je passe à table et je commence à déconner. Je suis en face de Colo qui découvre d’une pierre Francis et moi. Le repas est succulent. Francis officie remarquablement : il fakirise, moi je serpente : je crache un peu de venin. La conversation roule sur Juliette Gréco, les producteurs de cinéma, Depardieu à qui Tavernier compte donner le rôle de Francis (je l’avais pressenti, exprimé et approuvé), Le Vigan, Kipling, le vin argentin, Metropolis, Thad Jones, Sartre… Tavernier raconte comment il a convaincu Dexter Gordon d’accepter le rôle de Lester-Bud. Il est tout animé de son projet. Ça s’appellera Round Midnight. Le tournage est prévu début avril. Un film sur l’amitié d’un Blanc fanatisé et de son idole noire à l’agonie. On y entendra les thèmes de Bud et les saillies de Lester. Francis raconte très brillamment quelques anecdotes sur les musiciens américains. Je ponctue d’horreur et d’exclamations qui amusent beaucoup cette Colo dont l’agressivité timide s’est diluée dans le vin et la fumée du hasch… » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 566-567)
  •  « Samedi 18 août [1984]. — [...] Quand on descend, on les trouve tous attablés dans le jardin, les coudes sur une nappe et les poings pleins de croissants ! Très agréable petit déjeuner, serein et amical. On parle surtout cinéma : je sens Francis un peu loin. Tavernier m’encourage à contacter Arletty, il me dit qu’il n’aime pas Marcel L’Herbier, parle de Cannes, de Vigo, d’un Polonais qui a fait un remake de la gare de La Ciotat (Premier film), de Toscan du Plantier et surtout longuement du premier tome des mémoires de Claude Autant-Lara qui vient de paraître : La Rage dans le cœur. Un gros parpaing célinien d’injures et d’anecdotes dont Tavernier me donne le goût. Ses deux mots sont “poilant” et “sublime”.
Tous à la piscine. Colo me trouve “dandy”. Évidemment ça se comprend quand on voit le corps d’énorme morse mou et blanc de son ex-mari. Avant de plonger il a confié le début de son scénario à Francis. Je me mêle à la conversation qui suit. Le personnage de Francis-Depardieu s’appellera “Francis”, celui de Bud-Lester-Dexter “Léo Turner”. C’est assez difficile de mêler les personnalités de Bud et Lester, je trouve. Dexter sera de toute façon suffisamment flatté de jouer Lester. Je propose même que le personne soit totalement introuvable, que dans le film tous les destins des grands jazzmen soient versés dans Léo Turner : Parker, Lester, Monk, Bud, Miles et même Dexter Gordon ; si bien que, sans le scrupule de la reconstitution, le génie sera encore mythique. Un peu comme dans Les Epis mûrs, qui retrace l’histoire du “plus grand musicien du XXe siècle”, mais dont la transparence est rendue opaque par l’épaississement des points communs qu’il a avec Bartok, Debussy, Satie, Ravel, Stravinski, Fauré, etc…
Tavernier écoute très attentivement ces effusions stéréophoniques de trouvailles, de précisions et d’anecdotes dont Francis et moi l’accablons. Il n’a pas ce côté bégueule et buté du néophyte fier-cul : il se régale plutôt à apprendre toujours plus du monde du jazz et apprécie mon enthousiasme pour son projet. Car j’ai confiance : c’est à nous de rendre un peu moins “gentille” cette bonne gifle aux Américains incapables d’avoir jamais fait un film psychologique sur le jazz et ses surhommes. Le plus dur sera de recréer l’ambiance authentique au poil près des clubs et de la fabrication de la musique : c’est le travail de Francis, superviseur rémunéré ! Dexter-Depardieu, je vois ça assez bien comme duo. C’est le juge et l’assassin au pays du jazz qu’il cherche, j’ai l’impression… Tout sera reconstitué en studio : La Louisiane et Le Blue Note, Le Chat qui pêche et l’hôpital Bouffémont. “Francis” sera un fils-père et sa petite fille aura son rôle à jouer dans l’association unique de son papa et du grand Nègre. Léo Turner aura plus de Lester que de Bud, à cause du langage présidentiel qui, sous le soleil, fait briller Bertrand de toutes ses larmes. Il reprendra textuellement les mots d’auteur de Lester : ce n’est pas pour me déplaire.
On part pour Montmorillon à la foire à la brocante. J’y trouve deux livres sur la boxe pour Francis. Tavernier me déniche un livre sur le bagne par Albert Londres : hélas je n’ai pas assez d’argent. Je me console avec une vieille revue (3 F) où se trouve une splendide photo de Nijinski à la fin de sa vie. Tavernier a plus de chance : il trouve un livre d’Henri Béraud (Lyonnais) : Ce que j’ai vu à Rome. Il le lira toute la soirée par intermittence, me commentant les passages antifascistes. J’aime bien Tavernier : il n’a pas le côté puant des cinéastes : même si son univers est un peu simple, un peu bon, un peu niais. Tavernier brocarde les “petits journalistes pédés nullissimes” de Libération, qui le font penser à ceux de Je suis partout.
Sa femme s’est décontractée : amusée, elle est tombée sous le charme. Il la regarde toujours après une de mes énormités pour voir sa réaction et il répète ma phrase en réfléchissant. Colo est scénariste, un peu déformée par son métier, légèrement névrosée, observatrice et fébrile : une ancienne ou une future suicidée, ça se voit : elle me fait raconter notre rencontre à Hélène et à moi, passionnée par le cas de figure paternelle. Le train, les sourds-muets, le militaire gréco-turc et la playmate ardennaise… Quel scénario ! Arraché de son Béraud par mes délires, Tavernier s’ébaubit volontiers. » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 567-569)
  •  « Dimanche 19 août [1984] — […] Dans le train, après un essai infructueux pour se glisser dans le wagon-grill, Hélène et moi rejoignons les Tavernier dans leur compartiment de première. Un contrôleur survient et exige de nous le supplément. Colo le traite de “pauvre con !”… C’est pas grave. Jusqu’à Paris, encore plus frénétiquement, je gave Tavernier d’informations jazzistiques. Je lui chante à tue-tête des solos de Lester ! Lady be good (38 et 44), Shoe shine boy, Just you just me. Lui qui n’aime pas se faire remarquer ! Nous parlons ensuite de Marcel et puis je lui recommande véhémentement la lecture des Deux Étendards (le plus beau roman sur Lyon !).
Colo et Hélène sorellisent agréablement. Je les entends parler chiffons et famille. Elles commentent aussi ma gestuelle. La femme de Tavernier ne veut pas en démordre : elle trouve que j’ai du dandy… Gare d’Austerlitz, Colo propose d’aller dîner près de Tolbiac. Les cent mètres qui séparent la place d’Italie de Chinatown, nous les faisons à pied en ribambelle comique : Tavernier devant avec son costume de velours vert marron, sa démarche lente et sa voix forte. Moi à côté, chapeau-cravate-canne. Hélène sa valise sur la tête comme une Africaine. Colo en “chemise de nuit”, riant encore. Agréable souper thaïlandais. Bertrand est définitivement adorable. Il nous initie à cette cuisine, et bien évidemment étouffe l’addition. Je raconte “l’affaire Charlie” qui les fait bien rire. Vers la fin, je parle de Bloy et surtout d’Élie Faure. Tavernier dresse l’oreille. Nous nous séparons vers deux heures du matin dans l’attendrissement des amours de vacances. » (Nabe’s Dream, 1991, p. 571)
  • « Vendredi 28 juin 1985. — [Au sujet du rôle de Français raciste que Tavernier, dans sa projection de fantasme d’extrême-droite sur Nabe, a l’intention de faire jouer à l’auteur d'Au régal des vermines dans son film] Tavernier est pervers, car il ne me fait pas seulement dire ce que je ne pense pas, il me fait dire aussi ce que tout le monde pense que je pense ! Il me détruit au cube ! Non. Il faut trouver autre chose. Sinon il se passera de moi pour son “chef-d’œuvre”. Quel manque d’imagination ! Quand je pense au boulot que nous avons fait, Francis et moi, à Antigny ! La vie déjà cinématographique de Francis, à laquelle il ne fallait pas rajouter une seule anecdote, plus mes évolutions personnelles, mon expérience de présentateur de musiciens, ma littérature en jazz permanent… De tout cela, “Bert” n’a retenu qu’un scénario bidon, épinaliste à souhait et pour moi un rôle stupide et incongru… C’est ça un réalisateur ? Un type qui ne sait pas sortir de la vie une vie plus vivante, qui préfère écraser le cinéma latent de la vie à coups de cinéma sans vie ? Enfin, espérons que la présence (déjà fascinante aux répétitions) de Dexter Gordon et la musique sauveront ce Titanic… » (Tohu-Bohu, 1993, p. 1127)
  • « Mardi 9 juillet 1985. — Épinay à l’aube (vers dix heures…). Pendant qu’Hélène se fait coiffer au milieu d’un essaim de péronnelles, je visite les studios. Je croise le vieux Trauner : 1,03 m, costume de jean, casquette léniniste : entre un tronc d’arbre à pattes et un cheminot orphelin de la bête humaine… Les rues du Quartier latin sont tous reconstituées… Du Storyville aux boulangeries vieillissantes, on ne s’y croirait pas. J’entre dans ce “faux” Blue Note que je n’ai pas connu en “vrai”. C’est un club en longueur avec un bar à droite et des peaux de panthère sur les murs. Tout à l’heure cent personnes lui donneront “vie”. Pour le moment, la cohorte se retrouve à la cafétéria du studio où je salue Michelot qui se dit satisfait de l’orchestre qui l’accompagne… Bobby Hutcherson le rejoint bientôt avec un walkman à petites enceintes : il se passe sur le Concerto en sol de Ravel et s’extasie bruyamment devant son jus d’ananas aux coulées du piano… Maurice Cullaz est là (petit coup de vieux depuis son infarctus), il me promet un article dans Jazz Hot sur mon Régal… Nous remarquerons aussi la maigrie Daisy Clarke, veuve patibulaire qui me lance des regards bordés de noir ; son fils aussi, grand Noah, ne semble pas me porter dans son cœur.. Je sentirai ainsi parmi tous les animaux présents un certain nombre d’antipathie : la fille de Tavernier, petite sournoise rouquine ; un figurant monstrueux de laideur ; un rocker qui m’apostrophera : “Fils de Pétain” ; un technicien ; trois barbus ; une assistante… Tout ce laid monde me “remet” de sinistre mémoire. Nuée anonyme de post-babas-cool faussement décontractés, bien semblables aux précédentes générations de cheftains et de cheftaines. “L’Équipe” comme ils s’appellent dans ce genre de zoo est dirigée, d’après nos observations, par une grosse brute et ses deux sœurs, girafes autoritaires : les Bourboulon. Des assistants en tout genre, maniant le fouet pour galériens, une scripte, une maquilleuse très antipathique et un opérateur très sympathique complètent l’encadrement. Une trentaine d’ouvriers, plus ou moins verts ou doux, garnissent ces morceaux de choix. Tavernier est le premier consommateur de tout le gueuleton : il parle fort et lentement, appelle les techniciens par leurs prénoms et noms, ne regarde pas toujours ce qui se tourne (jamais un œil dans le viseur) mais déambule soigneusement dans la patience : il accueille les suggestions, prend les gens à part pour leur murmurer des rassurances… Avec moi, Tavernier est charmant. Il comprend très bien que le “râleur français”, ça ne me va pas. En deux minutes dans un coin, je lui mets dans la tête la vision d’un personnage fiévreux, poète mystique qui viendrait lire quelque chose aux Noirs sacrés. “À la Le Vigan ! Des cravates, des cravates, des cravates !” Il saisit. Pendant le tournage de l’après-midi, il me regardera réagir, il écoutera attentivement mes commentaires et sourira à mes sarcasmes. » (Tohu-Bohu, 1993, pp. 1138-1139)
  • « Mercredi 24 juillet 1985. — Coup de téléphone vers dix heures d’un larbin de Tavernier qui m’annonce que ma scène est supprimée !!! Tout simplement et sans explication. Comment n’arrivé-je pas encore à mieux prévoir de si logiques conclusions ? C’est le mystère de ma connerie. » (Tohu-Bohu, 1993, p. 1164)
  • « Lundi 25 août 1986. — [Au sujet d’Autour de minuit] Le film : au bout de dix minutes (je compte large), je comprends que c’est le navet prévisible. Tavernier a tout raté et d’abord la mise en scène, digne d’une caméra amateur mal doué : mouvements téléphonés et maladroits, lumière débile, et plans à la faux reportage là où il fallait hausser l’histoire au théâtralisme que le mythe appelle. “Lady Bertrand” raconte qu’il a coupé certains séquences trop redondantes d’émotion ! Alors que le film interminable (2 h 11) en est exempt et exsangue ! Quelle anémie ! La moindre poignance laisse place en permanence à un pathos même pas larmoyant, lyonnais, aux gros sabots et qui se fait plaisir de ne rien comprendre au jazz. Tout repose sur le pauvre Dexter, acteur correct mais en nette sous-forme musicale (lui qui doit passer pour un génie !). Pour couronner le rien, le colosse idole quasi muet est piloté par le maniaque Paudras ici joué très mollement par le petit sous-pseudo de Niro français François Cluzet. Il n’y a pas de scénario : ce sont des va-et-vient sans intérêt entre le Blue Note et la chambre de la Louisiane. Les séquences musicales sont trop longues : le veau moyen n’y retrouvera pas ses petits : ni l’amateur d’hollywoodisme anecdoto-sentimental, ni celui de musique pour franchouillard qui aime bien taper du pied… J’avais peur qu’injustement cet Autour de minuit (l’affiche est d’une laideur) soit un succès mais cette merde ne desservira même pas le jazz : la foule fera un four à ce téléfilm sans magie et ennuyeux. Trop naviau nanard. Les petites histoires de Francis sont gâchées systématiquement. Rien de Bud ni de Lester qui fasse mouche. Les bons musiciens (Tony Williams, Wayne Shorter, John McLaughlin, Ron Carter…) sont utilisés gratuitement, pour faire joli. Dexter lui-même se force à dextériser, lui si modeste (à juste titre), si sideman dans l’âme se retrouve “star” incarnant deux chefs de file ! À la limite, c’est dégueulasse de l’avoir entraîné dans cette aventure, sauf s’il en retire un peu de gloire friquée pour crever tranquille…
L’ambiance générale du fifilm est morne… Dans la foule des clubmen on voit Marcel et son crâne luisant : Francis et Anita ; Cullaz ; le fils de Kenny Clarke et quelques autres, mais pas Hélène ! Juste en flou au loin. J’aimerais bien que le sucrage de son gros plan promis par cette équipe de gnougnaffiers expliquât seul mon désappointement… Hélas, je n’ai pas besoin de ça pour m’envenimer sur ce ratage. Transposer dans une autre discipline artistique la musique de jazz n’est pas à la portée du premier Monsieur Brun venu. » (Inch’Allah, 1996, pp. 1742-1743)
Le rôle du « Français râleur » que Bertrand Tavernier voulait faire jouer à Nabe dans Autour de minuit (1986). Sic !

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 568.
  2. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 680.
  3. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 761.
  4. Marc-Édouard Nabe, Tohu-Bohu, Éditions du Rocher, 1993, p. 1048.
  5. Marc-Édouard Nabe, Tohu-Bohu, Éditions du Rocher, 1993, p. 1072.
  6. Capture twitter tavernier.png
    À lire : https://twitter.com/docteurmarty/status/1375898674862157827?s=21
  7. Marc-Édouard Nabe, Inch’Allah, Éditions du Rocher, 1993, p. 1845.