Et Littell niqua Angot

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Et Littel niqua Angot est le troisième tract de Marc-Édouard Nabe, imprimé le 23 novembre 2006. Après s’être moqué de l’échec de Christine Angot (dont Nabe fait le portrait) face à Jonathan Littell triomphant avec ses Bienveillantes pour le prix Goncourt, le texte tourne en dérision la situation de l’édition en France, et en particulier les principaux prix littéraires, les manœuvres des éditeurs mais aussi le besoin de cette forme de reconnaissance par des écrivains (Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder et Yann Moix) qui jouent le jeu de la stratégie éditoriale pour obtenir une récompense. Mais, à mi-chemin, le tract change de voie pour se diriger vers une analyse plus profonde du roman de Littell (900 pages sur le nazisme) dans laquelle Nabe souligne l’ignorance de la plupart des historiens et commentateurs de la Seconde Guerre mondiale. Les questions sur l’Holocauste, ils ne font que les poser plutôt que d’essayer d’y répondre, rappelle Nabe. Pour l’écrivain, il est facile de piétiner dans le « comment » alors que personne ne tente jamais de comprendre le « pourquoi » de l’extermination des Juifs. Au passage, Nabe condamne les théories de Hannah Arendt sur la banalité des dignitaires nazis, et avance l’hypothèse que la philosophe a « banalisé » Eichmann pour couvrir l’amour qu’elle portait personnellement à Martin Heidegger. Sur cette problématique, le tract fera aussi bien la joie de Léo Scheer et Nathalie Rheims que celle du principal intéressé Jonathan Littell.

L’écriture et la réception du tract sont évoquées dans Les Porcs (« Et Blanrue ne niqua personne », pp. 388-394 et dans « Et Nabe rencontra Littell », pp. 446-448).

Illustration de Yves Loffredo : un tank de la Panzerdivision pointant son canon vers une femme à quatre pattes et chaussée d’escarpins, lui présentant son cul.

Tract

Chaque année, les ennemis de la littérature qui constituent le « milieu littéraire » ont besoin d’un seul auteur et d’un seul livre pour leur rentrée de merde. Le «tube» est formaté dès le mois de juin pour devenir l’exclusif succès de l’automne. L’an dernier, c’était Houellebecq. L’année d’avant, Beigbeder ; l’année d’avant encore : Angot. On tourne en gros sur trois noms. Cette fois, c’était au tour d’Angot, elle avait tout préparé dans sa petite tête de garçonnet fébrile et soupe au lait. Sûre d’elle, l’Angot! C’était joué : sinon le Goncourt dans la poche, le Renaudot les doigts dans son nez à la Louis XI.
Ce qui me frappe, moi qui ai bien connu ce petit monde-là du temps où j’étais « écrivain », c’est sa naïveté stratégique...Ces gens sont toute la journée à comploter, à dresser des plans sur leur comète, à se croire joueurs exceptionnels d’échecs, de go ou de petits chevaux, mais ils n’ont aucun sens de la logique ésotérique des choses. Il était évident que Christine Angot, devenue aussi mauvaise écrivaine que mauvaise calculatrice (ça va souvent ensemble), allait se ramasser la gueule ; même sans l’arrivée de l’« outsider » qu’on sait. Pareil pour le Houellebecq 2005. Comment un garçon intelligent comme Michel a-t-il pu croire être enfin couronné du prix des prix (puisque c’est ça, incompréhensiblement, qu’ils cherchent tous !) et à la fois obtenir autant de succès public qu’il en escomptait, en passant de Flammarion (sic) à Fayard (sic) après une campagne si mal orchestrée d’annonces cyniques et de rodomontades capitalistes ? L’institution des Lettres françaises ne se plait finalement qu’à redorer l’image d’Épinal de l’artiste plein d’épines, c’est-à-dire celle d’un messie fantasmé, désargenté, hostile à toute médiatisation, et qui arriverait sans crier gare... Surtout ne pas consacrer un laborieux best-seller de la glauquitude qui se la joue « grand écrivain maudit »! Il est bien temps après de pleurnicher sur l’épaule de son blog, ou comme Angot de cracher dans la soupe tendue, comme à une prisonnière à travers ses barreaux, par Le Journal du dimanche... Quel manque de dignité et quelle incohérence surtout. Voilà des auteurs qui demandent tellement le beurre et l’argent du beurre qu’on finit par leur donner la misère et l’huile de la misère. « Toute littérature doit être écrite contre la rentrée littéraire » dit celle qui n’a fait qu’écrire des livres pour les rentrées littéraires... Culot ? Bêtise ? Prétention ? Tout cela à la fois, mais avant toute chose : infantilisme. On a déjà remarqué que l’écriture française contemporaine (et si peu moderne) était inspirée par l’infantilisme, mais il faut savoir que c’est l’édition tout entière et ses fonctionnaires qui sont infantiles dans leurs pratiques de bambins pas propres.
Comment une Angot a-t-elle pu être assez bête pour quitter Stock (même si elle n’avait aucune chance d’y obtenir un prix) et suivre chez Flammarion une éditrice considérée par les autres mafieux, au mieux comme une indélicate, au pire comme une traîtresse ? C’était couru que la directrice d’origine italienne, dont je ne vois pas pourquoi je citerais le nom puisqu’elle m’a ignoré pendant les dix ans où elle trônait rue Sébastien-Bottin, allait essuyer la vengeance terrible de Gallimard et des jurés qui le composent, tous déchaînés pour infliger à cette arrogante la leçon qu’elle méritait.
Et quelle leçon ! Terrible, en effet... D’abord, aucun de « ses » livres ne s’est retrouvé sur les listes qui comptent. Pas un Flammarion en lice. Quelle humiliation ! Fabriquer de toutes pièces les auteurs qui donneront le plus au public l’illusion qu’ils sont écrivains, ça ne marche plus. Croire que survendre la publication d’un roman aussi raté que Rendez-vous suffit à installer un snobisme qui va impressionner les parrains du Milieu relève de la mégalomanie la plus pathétique. Faire la gueule à la une des Inrockuptibles, ça fait surtout bien rire les dix incorruptibles de chez Drouant.
Non, le livre d’Angot n’était pas son « meilleur », car la pontifiante donneuse de leçons sur la « vérité en littérature » y ment sur ce qu’il y a de pire : le sentiment. L’ex-chroniqueuse de Campus, qui croyait que travailler pour la télé favoriserait son travail pour le roman (encore un mauvais calcul), sait maintenant que c’est à ce mensonge littéraire qu’elle doit son échec. Dans les choux, la chouchoute ! Son Prix de Flore (avoir le Prix de Flore à 45 ans, après quinze livres !), remis par son confrère en collaboration télévisuelle et en débâcle littéraire Beigbeder, ne la consolera pas au-delà des quelques larmes ridicules que ça lui a tiré. En effet, il ne restait plus à l’Angot qu’à être émue... Émue par un prix de Flore !
Et puis Zorro est arrivé ! Sous la forme d’un fluet jeune homme de 38 ans, blondinet pâle, et souriant sournoisement d’avance de tout ce qu’il allait déclencher. Les épaules tombantes, le costard étriqué juste ce qu’il faut, la cravate nase, l’anneau à l’oreille...Tout pour plaire ! Bravo, Jonathan Littell ! Sincèrement, profondément, fraternellement bravo ! Je n’aime pas beaucoup ce que vous faites, mais ce que vous avez défait, j’adore !
Niquer à ce point tout un système qui se croyait aussi immuable qu’indestructible, et d’un seul coup, c’est ça l’exploit. Plus que d’avoir écrit un roman de 900 pages directement en français ! La loi est tombée... « Attention! Un “carton” peut en cacher un autre. » Celui d’Angot ne faisait pas le poids : petit roman d’amour larvés (l’amour et le roman) d’une écrivaine trop connue, trop chiante, trop égocentrique, trop puante, trop médiatisée, trop avide de reconnaissance. Celui qu’Antoine Gallimard et Richard Millet ont fabriqué comme un monstre de Frankenstein était parfait. L’auteur : un inconnu, travaillant dans l’humanitaire, habitant à l’étranger, méprisant les magouilles parisianistes. Le livre ? Les mémoires imaginaires sur fond de documentation d’un officier SS, névrosé, pédé, raffiné, qui raconte sans chichis les camps de la mort... Littell ne pouvait que gagner : c’est mathématique. On résume : Jeune + Yankee + Juif + roman + écrit en français + sur les nazis + avec un titre facile et mou (Les Bienveillantes) + chez Gallimard en collection blanche + grand format + à 25 euros = triomphe total !
Et plus que total car le livre de Littell aurait pu se contenter d’être le plus remarqué, ou même le plus vendu de la rentrée, mais cette fois, et c’est nouveau, il l’a été à l’exclusion de tous les autres ! Même aux grandes heures de Houellebecq ou de Beigbeder, les best-sellers habituels gardaient leur cote. Ici, c’est le crack Littell ! Il a empêché les lecteurs « normaux » d’acheter un autre livre que le sien, tous genres confondus.
Littell est responsable de l’effondrement du marché à un point de gravité qu’il est trop tôt pour mesurer... Désastre à tous les étages! Les éditeurs déposent le bilan au bord de l’autoroute. Les critiques littéraires, ne pouvant pas faire dix articles sur le Littell par semaine, n’ont plus qu’à ranger poignards et bouquets. Et les suicides de libraires sont en constante augmentation ! Car même les mémères n’ont plus acheté, comme c’était prévu, le Nothomb « déjanté », le Zeller « charmant », le Mauvinier « sportif », le Dantec « psychédélique », le Shan Sa « exotique », le d’Ormesson « épatant » que sais-je encore... Jusqu’aux livres de cuisine, pour gosses, ou les atlas et le guide du routard... RIEN NE SE VEND. Bernard Werber lui-même a des fourmis dans les jambes. Marc Levy a l’air encore plus triste que d’habitude ! Ce n’est même plus en « retours » qu’on parle, c’est en rapatriements !
Littell est le seul écrivain réellement génocidaire de notre époque. Il a mis en oeuvre une solution finale romanesque pour détruire les écrivains, les éditeurs, les journalistes, les libraires et même les lecteurs. Car acheter son livre dispense de le lire. L’élite lit mais la masse est sommée d’acheter. Tirelire Littell ! Chaque fois que les 25 euros tombent dans sa poche (il s’est réservé tous les droits étrangers, cet enculé !), ça fait un livre non-lu de plus, et donc un lecteur de vraie grande littérature en moins, quoi qu’en disent les larbins extasiés de la critique qui osent voir en lui un nouveau Tolstoï (ce qui le gêne lui-même) ou un fils de Thomas Mann (alors qu’il est celui de Robert Littell). Beaucoup déplorent cet état de fait, moi je m’en félicite : Les Bienveillantes sont peut-être le dernier produit littéraire de tout un cycle de marchandisation du livre qui a fait son temps. C’était celui qu’il fallait écrire et publier, en apothéose !...
Les Bienveillantes sont avant tout un attentat dirigé contre les écrivains minables du Septième arrondissement qui étaient encore dans l’illusion d’écrire des livres « importants » qui se vendent... Tous à la casse! Houellebecq en avait rêvé ; Littell l’a fait. Personne, jamais, dans le secteur du livre, n’a exécuté aussi méchamment ses confrères. Et je vois dans le sujet même du roman de Littell une des raisons de ce carnage. Il n’a pas seulement mis beaucoup de lui dans son personnage de nazi, il est lui-même l’exterminateur des 680 romans de la rentrée ! Sans état d’âme, faisant son boulot, sans remords et appliqué, exactement comme son narrateur SS qui massacre les gens en écoutant du Couperin et en relisant L’Education sentimentale. Tu parles d’un sentimental ! Est-ce parce que ce SS est demi-français qu’il a tous les vices ? Homo superpervers, matricide, beau-parricide, incestueux, scatologique, pourquoi pas pédophile et zoophile ? Il ne manque plus qu’à son héros d’aller manger des cadavres, ou de se taper son berger allemand devant les fours crématoires ! Parfois, dans son roman, on n’est pas loin du cliché du nazi « hardcore » et néanmoins très cultivé, connaissant tout de la culture française, et rien de la germanique. Littell ignore la langue allemande et multiplie les erreurs, les approximations, comme les lapsus dans ses rares interventions radiophoniques, au point que ses détracteurs le soupçonnent d’avoir eu un Nègre, un Nègre en collection blanche...
Qu’importe ! Pour le coincer, ça va être difficile : il reste invisible... Comble du dandysme, Littell se la joue situationniste ! Mi-Gracq (les journalistes vieille école adorent) mi-Debord (ce sont les jeunes qui en raffolent). « La littérature n’appartient pas à la société du spectacle. » lance-t-il entre deux autres déclarations bien méprisantes sur le petit monde parisien qui le glorifie. Le Prix Goncourt et Grand prix de l’Académie Française 2006 est-il bien certain d’être hors-spectacle lorsque, sur son nom et son livre, les magazines multiplient les numéros spéciaux sur le nazisme avec DVD en bonus (il y a eu Les Damnés sous cellophane ; on attend Portier de Nuit !) ? De mauvaises langues ont pu voir dans cette attitude antimédiatique une stratégie finement commerciale. En effet, plus un livre est médiatisé, moins il se vend : c’est prouvé, et les éditeurs et écrivains continuent à se persuader du contraire ! Chaque émission grand public à laquelle participe un écrivain venu vendre son navet le fait aussitôt descendre de plusieurs points dans les classements. Littell l’a compris : il est arrivé en douce, sans tambour et encore moins de trompettes, et voilà le résultat : le seul livre qui ne passe pas à la télé, c’est celui qui se vend le plus !
Il ne faut plus passer à la télé pour parler de ses livres et accepter d’en répondre devant des procureurs. Il faut y aller seulement pour dire qu’on n’y va pas. Bref, pour y faire des trous afin que la lumière crue de la réalité se glisse dans l’interstice, par surprise, un instant.
Ah! ça s’est bien déchaîné autour des Bienveillantes... Les pour (Le Point, les Figaro, Paris Match, Le Nouvel Obs, France Inter) ; les contre (Les Inrocks, Marianne, Le Canard, Libération, Canal +, France 2). Les pires attaques viennent bien sûr des confrères ulcérés... Il fallait voir l’Angot, pour une fois bien baisée, écumant de rage à la télé contre Littell... « Un Juif n’a pas le droit de se mettre dans la peau d’un bourreau ! » Ah bon ? Et dans celle d’un soldat israélien dans la bande de Gaza, il peut ? Non, ce qu’elle voulait dire, cette « pure » écrivaine décidément bien moralisatrice quand il s’agit de faire le procès d’un confrère plus bankable qu’elle, c’est que Littell n’avait pas le droit de la niquer. Surtout qu’elle est frigide depuis son Inceste...
Quant à son grand ami, le petit Moix, il explose littéralement (à défaut de le faire littérairement) de haine douloureuse chaque fois qu’on lui parle, toujours à la télé, de l’énorme livre qui a réussi à l’enculer à travers son Panthéon... Il faut dire que, tremblant si fort qu’on découvre qu’il se lit une page de Bagatelles pour un massacre tous les matins au petit déjeuner, Moix s’était déjà empressé de traiter Céline d’« ordure » et de dénonciateur de Juifs devant 3 millions de téléspectateurs dans une autre émission bas de gamme...
Même Claude Lanzmann a du mal à cacher que ça lui fait mal aux seins de voir avant de mourir qu’un jeune con d’Américain est venu lui piquer son exclusivité sur la Shoah, en faisant lui aussi un « chef d’oeuvre » (dixit Le Nouvel Obs) sur la question. Le vieux bouledogue des Temps Modernes n’en décolère pas et il se console (difficilement) en décidant que lui seul, Lanzmann, peut comprendre le livre de Littell... On n’imagine pas sans frémir ce que Lanzmann leur aurait passé si Les Bienveillantes n’avaient pas été écrites par un Juif !... À quoi ça tient tout de même ! Et si l’auteur s’était appelé « Jean Petit », comme il en avait l’intention avant d’être refusé par plusieurs éditeurs, et qu’il ait publié son roman chez Robert Laffont, traduit de l’américain, ou bien encore qu’il porte sur le Rwanda ou la Bosnie, personne ne se serait retourné sur son passage...
D’autres critiques lui ont reproché d’avoir mélangé le vrai et le faux... « Docu-fiction » ! Sacrilège pour les historiens, mais aussi sacrilège pour les romanciers. Depuis la libération du camp d’Auschwitz en 1945, un tabou fictionnel s’est mis en place. Elie Wiesel l’a décrété : « Si c’est un roman, il ne doit pas parler d’Auschwitz ; si c’est un livre sur Auschwitz, ça ne peut pas être un roman. » Le roman rend libre ? Enfermons-le ! À quand la loi qui interdira d’écrire quoi que ce soit de fictif après l’Holocauste ? Ce qui s’est passé réellement à Auschwitz est impossible à imaginer, donc on ne doit plus pouvoir rien imaginer d’autre ! Auschwitz est situé à un tel degré de réalité qu’il provoque une sorte de haine de l’imagination. Les fanatiques du culte mémoriel ont tellement peur qu’on transforme leur réalité en mythomanie qu’ils en arrivent à remettre en question le phénomène transpositionnel même de l’art...
Theodor Adorno était même allé plus loin : « On ne peut plus penser après Auschwitz ». En ce sens, Littell a transgressé un tabou. Rien que pour ça, il a toute ma sympathie. Mais si on veut comprendre ce qui a provoqué toutes ces atrocités, il ne faut pas raconter la Shoah, pas plus du point de vue du bourreau que de celui de la victime, mais analyser la place des Juifs dans la société allemande depuis la fin de la guerre de 14 jusqu’à l’avènement d’Hitler... Le roman (documenté !) qui reste à faire est celui des élites juives allemandes, et pas des élites nazies. Tout le secret est là... Littell a eu l’intelligence de s’en tenir au sujet qui était dans ses cordes. C’est-à-dire à l’histoire d’un nazi interchangeable qui ne fait qu’obéir aux ordres, et dont on ne sait toujours pas, au bout de 900 pages, ce qui l’a fait adhérer au parti. Contrairement à La Chute, qui était un film allemand sur Hitler dans son bunker bondé de personnages hors du commun, Les Bienveillantes sont un livre écrit en français sur l’extermination racontée par un seul homme banal...
On dirait que seule la « normalité » du monstre nazi peut expliquer ce qui a poussé les Allemands à planifier l’Holocauste ! La « banalité du bourreau », c’est Hannah Arendt qui l’a inventée, et non pas découverte... Beaucoup d’historiens et d’intellectuels juifs la détestent ou l’adulent pour ça. Les uns trouvent bon qu’on puisse considérer tout homme médiocre comme un nazi potentiel (parce que ça veut dire qu’au fond tout nazi est un médiocre) ; les autres lui en veulent car depuis elle, on peut croire qu’un nazi est un homme comme les autres, alors que c’est faux : tout le monde ne peut pas être Himmler, Heydrich, ou Eichmann qui lui a servi de cobaye lors de son reportage au fameux procès de Jérusalem. Or, on n’a pas compris tout de suite que Hannah Arendt, en banalisant Eichmann, couvrait l’homme qu’elle aimait : Martin Heidegger ! Le philosophe d’Être et Temps est, encore aujourd’hui, considéré comme le plus impardonnable penseur du XXe siècle pour avoir été nazi toute sa vie (quoi qu’en disent ses blanchisseurs) et jusque dans sa philosophie... Arendt était sa secrétaire et sa maîtresse, et elle projeta sur Eichmann ce qu’elle aurait aimé qu’on dise de son Heidegger: que c’était juste un pur idéaliste noyé dans la masse, inconscient de sa culpabilité, un petit rouage sans importance du système Hitler... Exactement comme le héros des Bienveillantes !
Et c’est bien ce qui manque au livre de Littell, la réponse à la question principale : « qu’est-ce qui peut bien convaincre un SS de devenir un meurtrier ? ». Les apôtres du Christ ne rechignaient pas à dire pourquoi Jésus les faisait kiffer ; dans aucun livre sur le Troisième Reich, en particulier ceux écrits par des Juifs, on ne cherche à expliquer ce que les nazis trouvaient de génial dans les idées du Führer... Ça reste un mystère. Mystère qui n’en est pas un d’ailleurs. Quand on voit les connards de trente ans de notre époque, on n’a aucune peine à imaginer qu’à la fin des années vingt en Allemagne d’autres trentenaires aient pu trouver dans le nazisme une nouvelle façon de penser et d’agir...
« Qui peut savoir comment nous nous serions comportés à l’époque ? » répètent en choeur les pseudo-intellos qui adorent se donner du frisson rétrospectif... Eh bien, moi je sais : très mal! Je connais beaucoup d’antinazis d’aujourd’hui qui auraient fait d’excellents SS d’hier... Quand on assiste à tous ces débats stériles où quinze sociologues, écrivains, psychanalystes, historiens, témoins, politiques s’interrogent sur la raison qui a fait que le nazisme a pu être possible, on a envie de leur dire en faisant un tour de table : « Mais c’est à cause de vous ! » Pour l’instant, on ne peut pas aller plus loin. Tout le monde sait, mais personne ne peut le dire. C’est encore trop tôt pour répondre clairement à la vraie question : « pourquoi cela s’est-il produit ». Soixante ans après, on en est toujours au « comment cela a-t-il pu être possible ». Le « comment » a bon dos ! Il permet à tous ceux qui bandent en secret pour le nazisme, tous les voyeurs d’Auschwitz, les refoulés de l’extermination, les amoureux de la mort, de se planquer derrière la « volonté de comprendre ».
Comment les nazis s’y sont pris, c’est une discussion de chef de gare. Se fasciner pour la bureaucratie qui a permis le génocide, c’est encore rester au degré zéro de l’Histoire et de la Vérité. Travail de gratte-papiers et d’archivistes ! En ce sens, révisionnistes bornés et mémorialistes hystériques sont dans le même panier de crabes. Le « pourquoi les Allemands en sont arrivés là ? » impliquerait trop de descentes dans l’enfer des sociétés occidentales du XXe siècle (et du début du XXIe), et pourtant il faudra bien qu’on y voie clair une bonne fois pour toutes. Sans l’éclaircissement définitif de ce problème, le monde ne pourra plus avancer, car c’est de ça, et de rien d’autre, que souffrent les âmes culpabilisées ; c’est ça qui bouche l’accès au bonheur depuis 1945 : la non-réponse à cette question : « pourquoi les nazis voulaient détruire les Juifs ? » Et ça, ni Poliakoff, ni Hilberg, ni Littell aujourd’hui n’y répondent. Leur silence est si fort qu’on pourrait même rajouter un second « pourquoi ? » au premier, mais, comme chacun sait, ici il n’y a pas deux pourquoi...
De leur côté, les médias font semblant de se demander pourquoi le public se fascine pour le nazisme... Comme s’ils ne savaient pas! Ce sont eux qui imposent, et d’une façon totalement goebbelsienne, le retour des images hitlériennes à foison et sans risque d’accusation de complaisance puisque c’est à charge, soi-disant... Le système totalitaire du Troisième Millénaire sait très bien comment était fabriqué celui du Troisième Reich, car le premier est entièrement calqué sur le second : dans sa structure, sa logistique, ses mécanismes, ses dispositifs de manipulation des masses... Le public n’a plus qu’à obéir à ce nazisme « soft » qu’est le spectacle médiatique à outrance, construit de façon peut-être encore plus perverse que celui du Führer. Il ne manquait plus à la dictature spectaculaire qu’un Mein Kampf obligatoire, que tout le monde doit posséder chez soi, pour potasser le programme... Cette bible du « fasciné par le mal malgré lui », c’est Les Bienveillantes dont l’achat permet d’assouvir pour l’instant le « désir de nazisme » des Français.
Oui ! La France a un désir de nazisme, il n’y a même que ça qui la fasse jouir. Grâce à un Juif américain, les Français (tous antisémites et antiaméricains) vont pouvoir se branler à leur guise sur une fresque-compil porno-nazie et sans en avoir honte, avec l’alibi de « la littérature de Littell », autant dire la « littellrature » !
Les Français, car ce livre a été écrit en français pour des Français, en ont marre qu’on ne leur ait jamais expliqué pourquoi ils ont collaboré avec des types qui cherchaient à se débarrasser physiquement des Juifs, ni ce qui les a poussés entre 40 et 44 à faire du zèle dans ce sens-là, bref : quel est le problème de la France avec les Juifs depuis l’Affaire Dreyfus, et même avant ? En parler franchement ne serait pas une justification des pires crimes, mais un geste de détente, un soulagement dans la société d’aujourd’hui qui reste étouffée par ça sans le savoir.
Littell surgit à une époque où les gens cherchent dans la fiction des réponses à leur angoisse au sujet de la Shoah. Pourquoi ? Parce que la réalité de l’Holocauste finit par devenir abstraite tellement elle est rendue floue et reste inexpliquée par les gardiens du Temple de la mémoire. Il fallait que quelqu’un lui restitue une forme de réalisme, même si c’est un réalisme romanesque... Les Bienveillantes vieilliront-elles bien ? Rien de moins sûr, mais Jonathan Littell aura réussi à faire franchir à ce pays de collabos qu’est la France une étape de plus dans sa longue marche pour se déculpabiliser.
Seuls les écrivains ratés ne l’ont pas compris, trop aveuglés par leur jalousie. Tous éclopés, cassés, en lambeaux, sur des béquilles après cette rentrée qui a ressemblé à la bataille de Stalingrad, ils n’ont plus qu’à reformuler la phrase célèbre « peut-on écrire après Auschwitz ? » en « peut-on écrire après Littell ? »

Marc-Édouard Nabe, 23 Novembre 2006.