Charles de Gaulle

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Charles de Gaulle

Charles de Gaulle est un militaire, homme politique et président de la République né le 22 novembre 1890 à Lille et mort le 9 novembre 1970 à Colombey-les-Deux-Églises.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Charles de Gaulle est élu président de la République française le 21 décembre 1958, soit 6 jours avant la naissance de Marc-Édouard Nabe, mais comme le général ne prendra ses fonctions que le 8 janvier 1959, on peut dire que c’est Nabe qui a coiffé de Gaulle au poteau dans la primeur de sa fonctionnalité ! Jusqu’en 1970 donc, Alain Zannini vivra dans une France gaullienne. Évidemment, sous l’influence de Vergès, de Siné et de son propre père, Zanini, la figure de de Gaulle ne fascinera jamais l’enfant de Marseille, ville particulièrement agitée pendant la fin de la guerre d’Algérie, et où Nabe vivra de près dans son quartier du Racati les forces opposées du FLN et de l’OAS qui s’affronteront jusqu’au rapatriement des Pieds Noirs en 1962. C’est quand même à de Gaulle, qui a inventé le concept d’« école d’application communiste », que le futur Nabe devra, indirectement, d’être élevé par des maîtres affiliés au PCF. Un peu jeune pour vibrer au Mai-68 marseillais, c’est en allant à Paris en 1969 que Nabe assistera au crépuscule du Général dont il a toujours, comme il s’en expliquera plus tard dans des textes, comparé la stature sévère et grotesque à la fois à celle du Père Ubu d’Alfred Jarry, revu par Jean-Christophe Averty. Contemporain de la fameuse Une d’Hara-Kiri Hebdo, inventée par le Professeur Choron en 1970 (dont plus personne ne crédite depuis sa trouvaille géniale) : Bal tragique à Colombey : 1 mort, Nabe avait surtout été abreuvé par les dessins satiriques sur de Gaulle qui fleurissaient dans le Canard Enchaîné, hebdomadaire préféré de son père, et surtout dans les numéros de L’Enragé de Siné, Wolinski, Topor, Cardon, Willem...

Pendant toute la formation littéraire de Nabe dans les années 1980, il remarquera une montée d’admiration inquiétante pour la personne et la politique de de Gaulle, comme si la France n’arrivait pas à se sortir de cette nostalgie. Alors que dans Au régal des vermines, de Gaulle n’est pas évoqué, c’est dans Rideau, publié en 1990, puis en 1992, que Nabe fera un portrait à charge très virulent du général fondée sur cette espèce de « degaullâtrie » qui gagnait tous les terrains intellectuels en cette fin de siècle en France et ailleurs. Après la lecture de ce passage hilarant dans Rideau, Frédéric Taddeï proposera même à Nabe en juin 1990 publier un texte dans sa revue Maintenant : « J’aimerais que vous m’écriviez un portrait de quelqu’un à votre mesure : de Gaulle ou Coluche...[1] ». Mais Nabe déclinera l’invitation, se contentant de recueillir les confidences sur de Gaulle de tout un tas de personnalités complètement antinomiques, de gauche comme de droite, qu’il a pu rencontrer. D’Albert Spaggiari à Denis Tillinac, en passant par Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier... Nabe reprochera même à André Glucksmann, vieux mao, d’être tombé dans une fascination morbide pour de Gaulle.

C’est surtout dans l’emprise de François Mitterrand sur tout le pays que Nabe verra la plus grosse influence de de Gaulle, c'est ce qu’il confiera à son ami de l’époque, Stéphane Zagdanski, qui le recopiera dans son livre raté contre le général : « Tu connais ma vieille équation, reprend Marco : De Gaulle + Pétain = Mitterrand.[2] »

Aussi venimeux contre les détracteurs de de Gaulle pour de mauvaises raisons que contre les fanatiques pro-de Gaulle qui sévissent encore aujourd'hui (de Régis Debray à Pascal Praud, en passant par Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon), Nabe s’acharnera surtout contre ses thuriféraires, en 2000, au moment où les Mémoires de guerre entrent dans la Pléiade. Approuvant cette édition, il se servira du caractère même de de Gaulle pour le retourner contre ceux qui le vénèrent, comme si ce fétiche français était la meilleure arme contre ses admirateurs tardifs ou absurdes. Avec un sens très jarryque, Nabe reviendra sur sa comparaison de Gaulle-Ubu dans un texte commandé par Pierre Assouline dans la revue Lire qui occasionnera son invitation immédiate par Daniela Lumbroso, de laquelle il s’était rapproché lors de l'affaire Polac, à venir à en parler sur LCI en juin 2000, en compagnie de « spécialistes » du général.

Enfin, de Gaulle réapparaîtra dans l’œuvre nabienne dans son court roman (33 pages), L’Eunuque raide, publié par Philippe Sollers, dans L’Infini n°126, en mars 2014, mettant en scène son personnage mi-statue du Commandeur mi-Golem, venu dans le Cimetière-des-Amis-pour-la-Vie pour effrayer le pauvre mort Zagdanski (L’Eunuque raide) qui avait osé écrire (mal) du mal de lui (voir Citations).

Bref, depuis son accession au pouvoir, on peut dire que de Gaulle n’a cessé d’inspirer à Marc-Édouard Nabe une telle moquerie à contre-courant de toute une civilisation fanatisée par le général qu’on se demande si, comme on le sait très travaillé par un goût certain de l’impertinence, son meilleur client n’aurait pas pu être le général de Gaulle lui-même !

Citations

Nabe sur de Gaulle

  • « Vendredi 9 novembre [1984]. — Pour le quatorzième anniversaire de la mort de De Gaulle, je réalise à quel point, de biographies en éloges, d’inédits en hommages, la figure repoussante de cet immonde personnage revient en force dans l’estime des Français. De gauche à droite, cet Ubu vermoulu devient de mois en mois la référence politique et même éthique de rigueur. N’est-il pas incroyable qu’en France, comme je le constate, de Gaulle reste le dernier totem devant lequel tous se prosternent ? » (Nabe’s Dream, 1991, p. 677)
  • « Aujourd’hui, tous les Français sont des vers blancs qui fourmillent sur la charogne baudelairienne du général de Gaulle. De Gaulle, grand cadavre qui n’en finit pas d’emmerder la France ! De Gaulle est toujours là, plus “grand Français” mort que debout. Il va mettre des années à se décomposer, et peut-être emportera-t-il avec lui la France dans sa pourriture… Les Français ont si froid aux pieds qu’ils ont besoin de prendre un bain tous les vingt ans dans le bassin d’urine tiède d’un vieillard rassurant. Le syndrome de Gaulle ne date pas d’hier, ça vient de Pétain, son papa. Aujourd’hui on voit même des anars soixante-huitards regretter sa panse de géant. Il faut un grand-père à tout prix ! Un sucreur de fraises royal !... Degaulliser le chef d’État, c’est une nouvelle technique d’embaumement… Ils parlent tous du grand homme, du roi de France en République, de Prosper Ier, de l’écrivain de super-talent, du haut militaire de classe, du stratège machiavéleux, de l’humoriste lillois. Ce pépé des franchouillards réunissait tous les suffrages. Son seul, je dis bien son seul mérite est d’avoir rassemblé tant de haines contradictoires. De Gaulle c’était une immense citerne de ressentiments, une soupe populaire de détestations… Conservateurs qui le tenaient pour responsable de Mai 68, étudiants enragés, anciens brunâtres de toutes sortes, bagnards collabos, pétainistes rêvasseurs, pieds-noirs, communistes, anticommunistes, socialistes… Ah ! il en avait du monde sur le dos ! Et puis pffuitt ! Plus personne ! Ils sont tous respectueux autour du Totem ! Si on a donné son nom à l’Étoile, c’est pour nous rappeler qu’il fut le plus grand des trous du cul ! Tout petit c’était déjà une ordure. Même Mitterrand ne pourra rivaliser… Il aura beau se tirer le nez en avant, se le tremper dans la merde, il n’arrivera pas à obtenir la trompe bandante de l’éléphant saint-cyrien, sa petite moustache à la Hitler timide, cette bouche pas franche de grand con roublard. Et sa voix, sa voix d’ici-londriste, de je-vous-ai-compriste, sa voix de pompe rouillée ravalant des glaviots de vanité ! Ah ! une nation qui, sous prétexte que la gauche n’ose pas dire qu’elle est de droite, se rabat sur une sale rampouille notoire du gabarit de de Gaulle devrait crever. Et ça se fera. » (Rideau, 1992, pp. 194-196)
  • « Mardi 13 mars 1990. — Pour Finkielkraut, Péguy est plus proche de de Gaulle de que de Pétain (sic !) et il est honteux que les résistants ne se réclament pas de lui !... Pauvre imbécile ! N’avoir jamais compris que de Gaulle et Pétain sont exactement des frères en ringardisme franchouillard et que Péguy est leur ennemi ontologique (comme disent les philosophes) engloutit une fois de plus tout ce que peut dire ce penseur imaginaires parmi les épaves au fond du n’importe quel... » (Kamikaze, 2000, p. 3617)
  • « Lundi 18 juin 1990. — Scandaleuse commémoration disproportionnée de cet appel du 18 juin 1940. La rampouille de Gaulle a droit aux plus hystériques hommages aujourd’hui. On ne parle que de ça, on ne voit que ça, on pense qu’à ça. Il devient l’idole actuelle, et pour les gauchistes d’abord : Régis Debray, pour mieux se s’envoûter de Mitterrand, se met à genoux devant de Gaulle (du Che au Chti !) et Libération fait évidemment sa Une sur lui et mène une enquête parmi les intellos : seul Sollers se déclare antigaulliste avec une radicalité étonnante. Pour lui, qui déteste Jeanne d’Arc et Napoléon, de Gaulle c’est la France vieillotte, pompeuse et médiévale, impossible à remettre à la mode. Et pourtant, comme d’un énorme sexe érigé dans les poils de l’Histoire, la figure de de Gaulle, à force d’être branlée depuis des années par ses idolâtres et ses détracteurs confondus, gicle un geyser de gloire glaireuse. Le gouvernement socialiste (sic !) a dressé place de la Concorde, à la place de l’Obélisque (mon Égypte pour un Général !) un faux poste de radio T.S.F. comme on en faisait pendant la guerre, marron à gros boutons, de 35 m de haut, qui diffuse toute la journée le discours du planqué londonien. On se croirait dans un voyage de Gulliver. Même dans Bordelgrad, je n’aurais pas su imaginer un tel monument grotesque et symbolique, un de plus après tout dans le bric-à-brac païen des cérémonies robespierristes que la France prise tant depuis bientôt dix ans ! Ah ! L’Idiot manque ! Je vois déjà le dessin que Gébé aurait pu faire de ce transistor géant crachotant la célèbre Londrerie... Et le soir sous la pluie un spectacle “son et lumière” clôture la prosternation générale. Sur des péniches défilent des “tableaux” représentant les gros monuments de l’Occupation et de la Libération. L’exode sur Seine ! Le chant des partisans à tue-tête pendant le feu d’artifice dont ici, rue de la Convention, nous recevons presque les retombées ! Et même des diapos gigantesques à l’effigie du Général courent sur les façades de la Conciergerie, quand ce ne sont pas carrément des croix gammées format géant qui fuient sous les ponts pour donner l’ambiance de l’époque ! La télé ne débande pas non plus. Jusqu’à six heures du matin, une “fresque” retrace les étapes tartignolesques de la carrière du grand con : du squattage de la B.B.C. à la sortie foirée de 69 en passant par l’hypocrisie imprescriptible de sa position lors de la guerre d’Algérie... Et tous les soixante-huitards applaudissent en chœur maintenant qu’ils n’ont plus de pavés dans les mains qui les gênent. Pour la peine, je peins un visage de Turc en pleurs, avec fez de travers et larmes multicolores. » (Kamikaze, 2000, pp. 3756-3757)
  • « Le père Ubu existait-il vraiment avant que Charles de Gaulle ne le devienne ? De Gaulle a fait don de sa personne à la littérature, en incarnant Ubu plus qu’Ubu. Même gidouille, même giborgne... De Gaulle doit La Pléiade non pas à son inepte talent de mémorialiste, ni à son importance politique, mais à sa puissance fantasmatique de personnage de fiction. Allez faire comprendre ça aux gaullistes et aux antigaullistes ! Être gaulliste, c’est très ringard, d‘accord, mais être antigaulliste, c‘est encore pire ! La France d’aujourd‘hui n’a plus rien de gaullienne : voici le temps des flics et des voyous. Nous vivons dans une mafiatisation généralisée de la société, avec ses “contrats” planant comme des auréoles au-dessus de tous les corps vivants. En plein assassinat social sur fond de libéralisme internétisé, la diabolisation de De Gaulle est inutile. S’énerver contre de Gaulle signifie qu’on n‘arrive pas à garder son calme face à Bach, au Tintoret ou à Michel-Ange, bref à tout ce qui compte vraiment dans la vraie vie. Jean-Christophe Averty a adapté Ubu roi pour la télévision en 1965, sous de Gaulle. Voilà un acte antigaulliste courageux, drôle et possible ! Sans oublier celui d’Albert Spaggiari qui, comme le héros de Man Hunt de Fritz Lang, a tenu le “Dictateur” dans le viseur de son fusil, mais qui n’appuya pas sur la gâchette. Deux façons de dire merdre à celui qui n’a su dire que non. » (« Celui qui a dit merdre », Lire, mai 2000)
  • « — Je vous ai compris !
Cette phrase fit sursauter tout le monde. C’était comme un barrissement d’éléphant ! Un éléphant d’outre-tombe, échappé sans doute d’un cirque ou bien d’un autre cimetière, le fameux… De quelle trompe donc le son avait-il jailli ? Julien désigna le nouveau personnage qui était arrivé là, et quel personnage ! Ce n’était pas une statue cette fois-ci, ou alors une statue vivante, si on peut dire… Il était très difficile, à moins d’appartenir à une autre planète, de ne pas le reconnaître tout de suite. Les bras levés, c’était bien lui. Ce qui frappait tout de suite, c’est qu’il était d’une seule couleur, cette espèce de marron kaki très célèbre dont était fabriqué son uniforme serré à la ceinture, large et haute, qui lui faisait comme une jupette. Sa peau, ses mains, ses yeux, même, et sa petite moustache : tout était d’une même teinte argileuse. Sur son képi étoilé, il y avait marqué “de Gaullem”, mais si on enlevait le “m”, ça faisait “de Gaulle”… Le Général ! Son fantôme, sans doute. Grand comme de son vivant, il marchait lentement, et en tanguant sur ses hautes jambes… Il s’avança ainsi vers l’Eunuque déguisé en vieille femme.
— Tante Yvonne, je vous cherchais ! lui dit le Général en l’agrippant par le col de sa robe. Bien que nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée qui nous étreint à vous revoir, car il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies, j’ai une petite réprimande à vous faire, ma chère petite femme chérie…
— Lui aussi ? dit Toto à Julien. Décidément, tout le monde vient lui reprocher quelque chose, même quand on le prend pour quelqu’un d’autre !
Et le Général continuait à dire à l’Eunuque qu’il pensait être son épouse :
— La France tout entière, la France qui s’était naguère battue, la seule France, la vraie France, la France éternelle était morte avec moi et je comprends bien que rien ne devait me survivre, mais cela ne vous autorisait pas à brûler toutes mes affaires après ma mort. Quelle drôle d’idée ! Ne voyiez-vous donc pas la connotation funeste qu’il pût y avoir à brûler dans l’incinérateur du jardin de Colombey mon matelas, ma robe de chambre, mon costume gris, ma couverture, jusqu’à mon pyjama rayé ? Toute cette fumée ne pouvait rappeler que de sinistres souvenirs à mes compatriotes.
— Mais… balbutiait l’Eunuque, je ne suis pas Yvonne ! Je ne suis pas Yvonne !
Les autres lui donnant raison, le Général lâcha prise et recula.
— Vous n’êtes pas Yvonne ?
— Non, il n’est pas Yvonne ! confirma Julien. C’est un homme…
— Je ne suis pas un homme ! dit L’Eunuque tellement habitué à nier tout ce qu’on disait de lui de juste.
Il fallut quelques secondes au Général pour en convenir.
— Alors qui es-tu, usurpateur ? barrit-il à faire trembler toutes les tombes alentour. Escroc ! Faussaire ! Truqueur ! Tricheur ! Embryon informe, être artificiel, inachevé.
— C’est ce qu’on lui dit souvent, dit Toto en souriant.
— C’est lui qui a écrit un livre sur vous, mon Général, dit Julien. Vous savez bien, l’Eunuque raide !
— Quoi ? fit le de Gaulle d’argile. C’est vous, le mauvais écrivain sûr de lui et qui m’a traité de dominateur pendant tout un gros livre bleu indigeste ? D’habitude, je réponds toujours aux auteurs qui m’adressent leur ouvrage, mais pour vous, j’ai fait une exception. Quel horrible machin… La jeunesse est un naufrage… C’est même du suicide, ce n’est pas possible de se dévoiler aussi bête, aussi ignorant, aussi faux… Mais d’abord, où avez-vous écrit ce pensum ?
— A Londres… répondit l’Eunuque.
— Ici, moi !
— Et à Paris aussi… Rue Marcadet…
— Bal tragique rue Marcadet : un mort !
Décidément, la femme de Toto n’y tenait plus. Elle délaissa son Hamlet, s’approcha du fantôme du Général et le toucha subrepticement pendant qu’il dialoguait avec l’Eunuque. Pas de doute, sa vareuse comme son pantalon était dans la même matière que sa peau. C’était de la glaise, presque de la boue, encore humide. Elle s’en était foutue plein son index, comme on enfonce le doigt dans un pot de Nutella ou plutôt comme un urologue procède au toucher rectal d’un patient à risque de déficience prostatique après 50 ans (L’Eunuque raide était né en 1963…). Encore un peu, l’Anglaise se léchait le doigt brun !
— Votre pauvre Pauvre de Gaulle, mon pauvre Eunuque, est un pauvre livre… dit de Gaulle à l’ex-écrivain mort. Je passe sur vos moqueries et sur votre très ennuyeux réquisitoire, vain et vaniteux, à mon encontre… Mais diable ! N’avez-vous donc rien trouvé de plus intelligent que de vous mettre à dos les deux seules personnes qui vous voulaient du bien dans ce milieu ? Attaquer aussi bassement le Chancelier et le Docteur, ce n’était pas malin. Le Chancelier vous donnait d’excellents conseils : “Il faut que vous vous relisiez comme si vous étiez votre pire ennemi”, et vous, vous avez préféré vous relire comme si vous étiez votre meilleur ami… À partir de ce moment-là, vous estimez que le “radar” du Chancelier s’est déréglé ! Finalement, il aurait dû refuser tous vos manuscrits, pas seulement les premiers…
L’Escapade et L’Infanticide étaient pourtant excellents… marmonna l’Eunuque.
— C’est quoi, L’Infanticide ? demanda Toto.
— C’est l’histoire d’un petit garçon que sa mère étrangle le jour où elle apprend que sa procréation artificielle a réussi et qu’elle est enceinte d’un deuxième enfant.
— Supercrédible !…
— Votre destin m’apparaît avec clarté, continua de Gaulle. C’est la tragédie d’un petit étudiant bourgeois et prétentieux, abonné à L’Infini et qui a cru qu’il pourrait être un écrivain en copiant les autres. On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant “Je suis un écrivain ! Je suis un écrivain !” mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. Ce qui frappe en ouvrant n’importe lequel de vos livres, c’est que vous n’avez aucun talent. Vous n’avez pas supporté que le milieu littéraire refuse en bloc tous vos premiers textes. Vous ne pouviez sortir de ce drame autrement que vaincu. Au lieu de vous remettre en question, de travailler, vous étiez encore jeune, et de finir pourquoi pas à obtenir un minuscule résultat, même si vous ne pouviez pas rivaliser avec aucune littérature possible, car la littérature est un art et vous ne savez pas créer (c’est votre côté eunuque), vous avez préféré vous raidir (c’est votre côté raide), vous rigidifier comme un cheval frigorifié dans les glaces de la rancœur en plein galop.
— Quel lyrisme, mon Général ! fit Toto en se mettant à genoux et en jouant de sa raquette de tennis comme d’une mandoline.
— Pas de flatteries, monsieur Toto, je vous prie. Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi… Pauvre Eunuque, vous étiez né aigri et n’avez fait ensuite que vous venger de ceux qui n’adhéraient pas à la haute idée que vous aviez de vous-même. Naguère, votre cauchemar était qu’on vous réveille en vous disant : “Mais non, tout cela n’était que farce, comment eût-on pu vous ouvrir les portes du cénacle littéraire ?” Vous pensiez que c’était un mauvais rêve qui contredisait la réalité, mais c’était la réalité…
— Arrêtez, Général… dit Julien.
— Je n’aurais jamais pu imaginer voir dans ma vie un fantôme pousser un mort au suicide !… dit Toto.
— Ne vous êtes-vous jamais demandé, continuait inexorablement de Gaulle comme une statue du Commandeur, pourquoi le quarteron de gens de lettres que vous avez connu au début des années 1990 s'est détourné de vous ? Pourquoi ils vous ont abandonné, pourquoi ils se sont bouchés les oreilles, pourquoi ils ont fait des moues de dégoût ? Pourquoi, en un mot comme en cent, vous avez déçu ? Interrogez la raison ! Tout simplement parce que la plupart de vos contemporains vous trouvait, à juste titre, très mauvais écrivain…
— Pas nous ! protestèrent en chœur Toto et Julien.
— Techniquement, si ! précisa le fantôme historique. Très mauvais !
Chaos brûlant, c’est pas mal… dit Julien. C’est toujours mieux que L’Enculé
— Non, c’est Miroir amer, le meilleur…
— Mais c’est pompé ! poursuivit de Gaulle. Soit sur le Docteur, soit sur le Chancelier… Et quelques fois, sur les deux à la fois… “L’Eunuque pompeur”, on l’appelle dans les Enfers… Avec lui, c’est la Littérature outragée, la Littérature brisée, la Littérature martyrisée, mais surtout la Littérature pompée !
— C’est vrai, en convint Toto, il ne se gêne pas : “Parole des jours” c’est piqué à la Bible. Les Intérêts du temps au cardinal de Retz… Son dernier a pour titre une expression de Nietzsche. Dans son roman, il copie la carte du marabout dans Le Bonheur et la lettre à la mère à la fin de Je suis mort. Et dans son essai, dès la page de garde, il copie les “livres en préparation” de son Docteur ! Sans parler de toutes les références du Chancelier
— Oui ! dit Julien. Il n’a tellement pas d’amis qu’il procède à des dédoublements anagrammiques à la “Andrea de Bocumar”, se clonant en Gaetan Kahndissepz, Nathan Diesz-Kaspeg, et autres Esther Gobseck (merci Balzac !)… On les retrouve tous sur sa page de discussion de Wikipédia entièrement rédigée par lui-même, améliorée en permanence à son avantage et censurée dès que quelqu’un d’autre intervient ! Il est à la fois l’auteur et son seul fan, son auto-hagiographe et son exégète !
— On n’est jamais mieux asservi que par soi-même !
Tout le monde s’attendait à ce que l’Eunuque, bien qu’habillé en sa grand-mère, monte au créneau et continue sa charge contre de Gaulle à l’oral. Mais non, il se jeta d’abord à ses pieds en lui léchant ses bottes de militaire, puis finit par se blottir contre son grand corps argileux de vieillard nordique et charismatique. Il l’enserrait de ses bras de singe autour de sa taille, montait dessus carrément comme un babouin peureux s’accroche à un tronc d’arbre, puis avec ce sans-gêne qui caractérise tant d’eunuques, il se mit à sucer les boutons de la vareuse du géant d’argile, l’un après l’autre… Il remonta même jusqu’à son képi dont il téta les deux étoiles après une brève halte à la hauteur du célèbre nez du Général, afin de lui faire une furtive fellation. Stop, les allitérations !
— Pardon, pardon, pardon mon Général. Je ne le referai plus ! disait en même temps l’Eunuque raide ramolli…
Il était comme une vieille petite fille dans les bras de son papa tout boueux. On ne savait pas très bien d’où il l’avait sortie (de son cul sans doute), mais l’Eunuque offrit au général une pomme ! Il la tendit à celui qui avait été un dieu vivant de son vivant et qui l’était pour une grande partie de l’hexagone encore… Au lieu de la rejeter, et avec une grandeur de geste qui allait avec la réputation de sa grandeur d’âme et de son envergure historique, le Général, tout fantôme qu’il fût, prit la pomme et déposa délicatement la petite fille, enfin l’Eunuque, enfin la vieille dame, sur sa tombe, comme s’il avait décidé de l’épargner, alors qu’il aurait très bien pu la broyer dans ses bras puissants de colosse d’argile peut-être, mais de colosse quand même.
— Eh bien ! dit le Général, puisque l'ennemi a capitulé dans nos mains, voilà que le moment m'a semblé venu pour la France de rentrer chez elle. Elle y rentrera fantomatique et glaiseuse, mais bien résolue. Elle y rentrera éclairée par l'immense leçon, mais plus certaine que jamais, de ses devoirs et de ses droits ! Nous autres, qui aurons vécu les plus grandes heures de notre Histoire, nous n'avons pas à vouloir autre chose que de nous montrer, jusqu'à la fin, dignes de la France. Vive la France !
L’Eunuque, un peu penaud, lâcha à son tour, de sa bouche tremblotante de singe savant, un “Vive la France !” visqueux. Le Général croqua la pomme et mit soudain son autre main à l’oreille en disant solennellement :
— “Les pommes de la discorde n’empêchent pas les compotes”. Je répète : “Les pommes de la discorde…
Puis :
— “Le Rosebud est le terrier des écrivains ratés”. Je répète…
— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? demandait Julien.
— Mon Général ! osa lui demander Toto, mais qu’est-ce que vous faites ? Des vers surréalistes ?
— En quelque sorte, sourit le Général de Gaulle. Je lance des messages codés pour la radio londonienne. Vous savez qu’on est toujours en pleine guerre ? Rien n’a changé et tout est codé ! Ce que vous-mêmes vivez là est entièrement codé, je ne vous l’apprends pas.
— Oui, mon Général, dirent Julien et Toto.
— “Sandra était vraiment moche”, je répète : “Sandra était vraiment moche”… “Il n’y a que Meyronnis pour croire que tu es bon !” Je répète : “Il n’y a que Meyronnis
Et tout en psalmodiant ses messages codés, le Général, comme absorbé, la main toujours sur l’oreille comme si c’était de là qu’il recevait l’inspiration pour délivrer ses abscons apophtegmes, s’éloigna lentement, et même majestueusement, dans le Cimetière… Avant de disparaître tout à fait, le héros du 18-Juin lança le trognon de pomme par-dessus son épaule…
— Ça fait un choc, tout de même ! dit Toto à Julien.
Lorsque tous les deux se retournèrent ensuite, ils virent leur Eunuque raide au garde-à-vous, la main droite tendue vers sa tempe, en plein salut militaire.
— Ça y est, il est parti ? Vous êtes sûrs ? dit-il alors d’une voix moins intimidée déjà. Quel gros bouffon ! Quelle boursouflure grotesque ! Quel Français ! Quel vieux Schmock !
— Pourquoi tu ne lui as pas dit ça en face ? lui lança un peu agacé Toto. Toujours hypocrite, jamais courageux ! Ça flagorne par devant, ça insulte par derrière ! Tu n’es pas Eunuque pour rien. » (« L’Eunuque raide », L’Infini, printemps 2014, pp. 78-82)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Éditions du Rocher, 2000, p. 3776.
  2. Stéphane Zagdanski, Pauvre de Gaulle !, Pauvert, 2000.