Pastorius à mort

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Première page de l’article

Pastorius à mort est un texte de Marc-Édouard Nabe, publié en septembre 2007 dans le magazine Jazzman (n°138) à l’occasion des vingt ans de la mort de Jaco Pastorius.

Quelqu’un frappe à la porte du Paradis pour qu’on le laisse sortir. Il s’ennuie trop là-haut depuis vingt ans. Il ne se passe pas grand chose chez les anges assoupis sur leurs nuages. Chez les vivants, il s’en passe encore moins, mais Jaco Pastorius — car c’est de lui qu’il s’agit — s’obstine à vouloir revenir jouer ici-bas. Jouer de la basse, bien sûr, mais aussi du piano, de la batterie, chanter, arranger, mélanger des rythmes, inventer de nouvelles mélodies, travailler son son...
On dirait qu’il n’a toujours pas accepté d’être mort à l’âge de trente-cinq ans. Moi non plus. Plus je le vois en archives, jouant, riant, grimaçant, s’agitant, plus il me manque ; et quand je ne le vois pas pendant deux jours, il me manque tellement que je préfère le revoir, quitte à ce qu’il me manque encore plus. Ah ! C’est compliqué de vivre avec Pastorius sans lui ! Quand il bondissait de joie d’un côté à l’autre de la scène, torse nu avec un bandana tenant ses longs cheveux, Pastorius était beau comme Tarzan ou comme Cochise. C’était une star, mais pas pour sa célébrité. Pour quelque chose qui n’a plus cours aujourd’hui : la virtuosité. Plus personne n’est bluffé par un artiste qui sait tout faire ; désormais ce sont les bras cassés qui recueillent tous les suffrages. Le Art Tatum de la guitare basse a bien fait d’exister dans les années 1980. Il en a foutu partout en un minimum de temps, splatchant sa personnalité dans des somptuosités de plus en plus luxuriantes. Sa générosité et son euphorie insolentes lui ont coûté cher : la vie. Car c’est finalement de ça qu’il est mort : de vouloir absolument faire partager sa démoniaque jouissance de vivre.
Fini, tout ça. Aux oubliettes, l’énergie en tous domaines. Le mot d’ordre, c’est la non-pêche absolue. Les flagadas ont pris le pouvoir, mollement mais ils l’ont pris. Plus question d’imaginer un musicien comme Pastorius, tout fou tout flamme. Le héros de notre temps est plutôt tout flou tout flemme ! Avec sa dégaine de surfeur suédois (il l’était un peu) ou de chevalier teuton (il l’était aussi), Jaco aurait disparu encore plus tôt s’il était apparu maintenant. Être un Pastorius est devenu impossible sur cette Terre au bord de l’abîme comme un ballon posé sur le coin d’une table. Les « jeunes artistes » sont à la fois prématurément vieillis et immatures. Ils ne peuvent même pas concevoir que quelque chose de grand s’est fait avant eux puisque eux ne sont capables que de petites choses. On disait Pastorius « immature » parce qu’il déconnait sur scène et parfois ailleurs comme un grand gamin turbulent tête à claques, mais à tout juste trente ans, il avait quand même eu deux femmes, quatre enfants, un big band de vingt-cinq musiciens, et déjà marqué l’histoire en ayant été un des quatre piliers du groupe Weather Report ! Pastorius, c’est d’abord quelqu’un qui est la guitare basse. « Basstorius », on l’appelle. Ils ne sont pas si nombreux à incarner leur instrument, et curieusement ce sont souvent des Blancs : Toots Thielemans (qui a joué avec lui) l’harmonica, Steve Lacy le soprano, Gerry Mulligan le baryton... Comme il était très jeune, certains se moquaient de la mégalomanie de Jaco qui s’intronisait lui-même « le plus grand bassiste du monde ». Et c’était vrai ! La basse électrique n’existait pas vraiment avant lui ; et après lui, c’est une série de déluges, quoi qu’on en dise. Marcus Miller sonne métallique à côté ; Stanley Clarke est vite vidé d’idées. Les montées de Jaco ne sont jamais précipitées. Rien de confus, ni de brouillé. Aucune note ne passe à l’as, tout est détaché, compréhensible.
Sa technique : jouer mélodiquement les harmonies. Pour ça, il pique les notes avec deux ou trois doigts de la main droite et sur le premier chevalet ou même le second pour augmenter son attaque. Son pouce, quasiment à angle droit, ne lui sert que d’appui sur la première corde. Pas de slap chez Jaco. Quant à sa main gauche, elle fait de grands écarts, frappant au centre exact de la case, ce qui est d’autant plus difficile qu’il n’y a pas de case, Pastorius ayant supprimé à coups de canif les barrettes de sa Fender.
Entre deux barrettes, la note est en prison ; en enlevant les barreaux de la cage, chaque note retrouve son espace, Jaco l’explore. Sûr de la place de ses doigts, il est d’une justesse parfaite. Les autres sonnent toujours un peu faux, dans les aigus comme dans les graves. Pastorius a les plus beaux graves qui soient, le vibrato est d’un velouté ! Un son plein, clair et propre, qui échappe à la vulgarité noisy de la guitare basse tant exploitée par les rockeurs. Et les harmoniques, il fallait y penser. Il appelait ça des « accords d’Alfred Hitchcock ».
Des harmoniques, c‘est plus dur à faire sans barrette, mais il en fait quand même. C‘est justement parce que faire des harmoniques sur une basse fretless est quasiment impossible qu‘il se spécialisera dans les harmoniques sur une basse fretless ! Ça donne son Portrait of Tracy aux résonances de harpe extraterrestre. En jouant, Pastorius semble écrire, tant ses phases veulent « dire » quelque chose, mais lorsqu‘il fait des harmoniques, il a l‘air de peindre. Le geste vigoureux de bas en haut est digne du coup de pinceau d‘un maître de la peinture. D‘ailleurs, sa vieille Fender 62 marron ressemble à une palette. Palette de possibilités ! On dirait également un boomerang, surtout quand il la jette en l‘air. Il enverrait sa basse sur le public qu‘elle lui reviendrait immédiatement dans les mains. Tous les miracles étaient possibles avec Jaco, exhibitionniste et catholique. Il pouvait lui arriver de tenir sa basse par le bout du manche en équilibre sur sa paume comme la partenaire d‘un acrobate de cirque. Un cirque, oui, mais de lune, car il n‘y avait pas en Jaco quelque chose de seulement lunatique, mais de lunaire également. Face sombre pleine de cratères, de trous et de coups.
« Si on veut vivre de façon honnête, il faut savoir vivre dangereusement » disait cette petite frappe de Miami transformée en quelques années en surhomme nietzschéen puis en roi shakespearien déglingué et dément. Drogué ? Alcoolique ? Heureux de jouer surtout. Il suffit de le voir bouger sur scène : sauts, danses, petits pas, balancements, cris, mugissements, singeries de chimpanzé beau gosse. Et le public lui aussi était heureux d‘acclamer chacun de ses solos. Est-ce encore imaginable aujourd‘hui ? Un public qui comprend ce que l‘artiste est en train de faire et qui réagit en conséquence. Un public qui jouit du savoir-faire de l‘artiste en action devant lui. Un public qui regarde l‘art en face ! Quand il ne fait pas une glissade sur scène tellement il jubile d‘entendre sa rythmique (« les femmes, les enfants et la rythmique d‘abord ! » disait-il), Pastorius pose sa basse par terre, la fouette avec sa lanière et elle continue à gémir de plaisir. Tout à coup, Jimi Hendrix, mettant le feu à sa guitare avant de la massacrer pathétiquement contre son ampli paraît timide, appliqué, scout.
Quelquefois, Jaco était sexy comme un pirate des Caraïbes ; d‘autres fois, il faisait exprès de s‘habiller en plouc : il portait le jean comme un paysan, pas comme un hippie. Il ne lui manquait que les sabots. Avec son béret jusqu‘aux sourcils, son petit gilet étriqué, sa cravate de balourd et son pantalon bien remonté jusqu‘au thorax, on aurait dit Bourvil ! Un Bourvil punk !
À part Mingus, on n‘a pas vu un bassiste diriger à ce point un orchestre. Jaco est toujours le leader : chez Joni Mitchell, il domine la chanteuse vedette. Pas par sa puissance sonore : par l‘inventivité mélodique de son « accompagnement ». Dans Weather Report, il est aussi chef que Zawinul (peut-être plus) ; son big band est bien celui d‘un bassiste ; et en trio, avec Pat Metheny ou John Scofield, il est si inventif que ce sont les guitaristes qui semblent l‘accompagner. Dans la fabuleuse jam à trois avec Scofield et Dennard, Jaco décide de tout. Ça part en blues ternaire suédois et après son solo, ça devient un blues mineur reggae... avant que monsieur ne se décide à changer de ton pour les douze dernières mesures ! Et tout le monde suit. A la fin, Pastorius détache sa guitare basse et l‘envoie carrément sur le batteur qui la rattrape in extremis d‘une main après avoir frappé le dernier coup de cymbale.
Qu‘importe la fanfaronnade, c‘est le résultat musical qui compte. Quand il veut finir une gamme descendante encore plus bas que la basse ne peut la contenir, il dévisse la clé du mi, et sans interruption pour l‘oreille, dans le mouvement de sa phrase, il gagne des degrés en dessous. Qu‘il joue Donna Lee avec des congas, The Chicken avec un steel drum ou bien Liberty City avec un orchestre quasiment symphonique (son big band, c‘est une jungle qui se lève) ; qu‘il se mette au piano pour un Tree Views of a Secret bouleversant, ou bien à la batterie en « re-re » sur Teen Town, sa caisse claire claquant comme un fouet et la grosse caisse sonnant comme une timbale, Pastorius est toujours lyrique.
À ce niveau, il n‘y a plus de styles : rock, jazz, jazz-rock, funk, soul, rhythm and blues, folk, pop. Jazz-fusion ? Va pour le jazz-fusion si on tient aux étiquettes, mais ce que Pastorius a fait, c‘est plutôt du jazz « en » fusion, comme en faisait Charlie Christian à son époque où le swing était à la mode. Charlie Christian, encore un jazzman mort jeune... On dirait que la mort ne supporte pas ceux qui vont trop vite. Elle a attendu Jaco au tournant, juste avant la route des quarante ans, virage fatal à tant de divins maudits : Parker, Dolphy, Mozart, Modigliani, Rimbaud, Lautrec, Van Gogh, Fassbinder, Thomas Wolfe, la liste est longue et Jaco Pastorius est dedans, bien dedans, avec sa fin stupido-tragique.
11 septembre 1987 : attentat contre le jazz. Un gros videur de mes deux frappe une sorte de clodo arrogant, insultant, sale, ivre qui voulait absolument entrer dans sa boîte de merde. La brute pas physionomiste n‘a pas reconnu Jaco Pastorius et l‘a tabassé jusqu‘au coma. Pendant dix jours, l‘une des plus grandes énergies de tous les temps s‘est accrochée à la vie qu‘elle électrisait tant. Puis, le 21, on a débranché Jaco comme lui-même, après la fin d‘un morceau, revenait sur scène appuyer sur sa pédale de boucle pour l‘arrêter. Il paraît que pendant trois heures, son cœur a continué de battre. Chut ! Ecoutez... Il me semble l‘entendre, il pulse encore et toujours.