Gébé

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Gébé

Georges Blondeaux, dit Gébé, est un dessinateur né le 9 juillet 1929 à Villeneuve-Saint-Georges et mort le 5 avril 2004 à Melun.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

En août 1974, âgé de 15 ans et demi, Marc-Édouard Nabe tape à la porte de la rédaction d’Hara-Kiri pour y proposer ses dessins réalisés durant l’été. Il est accueilli par Georges Wolinski qui appelle Gébé, rédacteur en chef, qui en choisit plusieurs pour les publier dans le mensuel. Gébé en passera d’autres, mais pas tous, comme Nabe le racontera au micro de Frédéric Taddeï, le recevant dans son émission Europe 1 Social Club, le 16 décembre 2014, à l’occasion de son exposition Hara-Kiri :

Frédéric Taddeï : Alors, il y a des dessins qui ont été refusés, d’ailleurs vous les vendez plus chers que les autres dans cette exposition, Marc-Édouard Nabe. Refusés notamment par Wolinski, alors racontez-nous comment…
Marc-Édouard Nabe : Non, par Gébé.
F. T. : Par Gébé, pardon.
M.-É. N. : Gébé était le rédacteur en chef à l'époque. Et je lui avais apporté, à chaque fois, quand je venais tous les mois, où j’apportais mes nouveaux dessins. C’est d’ailleurs tous ceux-la qu’on retrouve dans l’exposition, il y en a une cinquantaine. Là, il y en a un, il a calé dessus, il a dit « ça, je peux pas le publier », alors j’ai dit « Ah bon, comment ? », il me dit « non, je peux pas ». Il s’agissait d’un enculeur de chiens, c’est un monsieur dans une forêt qui encule des chiens sur la route, il y en a deux ou trois ensanglantés. Et alors là, j’ai regardé avec admiration, admiration et fierté, admiration pour lui et fierté pour moi, j’ai dit « tu te rends compte, j’ai seize ans et tu es le directeur d’Hara-Kiri et tu me refuses un dessin ? Mais c’est comme si tu me mettais une médaille, c’est comme pour certains écrivains aussi fort que de rentrer à l’Académie française ».[1]

Mais, après plusieurs numéros, où ses dessins sont publiés en pleine page et en couleur, la collaboration de Nabe ne dura pas :

« Gébé et les autres d’Hara-Kiri m’avaient fait comprendre que si je voulais continuer, il fallait que j’édulcore ma virulence.
— Et ce n’était déjà pas ton caractère ! me dit Delfeil en éclatant de rire.[2] »

Admirateur de l’œuvre de Gébé depuis son enfance, découverte aussi bien dans Pilote que dans Charlie Hebdo, Nabe était resté très attentif aux richesses graphiques, politiques et métaphysiques de ses différents albums (Berck, Une plume pour Clovis, L’An 01, L’Âge du fer, Service des cas fous). Lorsque Nabe retournera fréquenter la bande de la rue des Trois-Portes et quand, en 1985, il publiera son premier livre, Au régal des vermines — dont Nabe offrira un exemplaire à Gébé avec la dédicace suivante, marquant avec affection leur essentielle différence : « À Gébé. Grand anarchiste doux, son petit anarchiste dur », allusion au livre de Gébé faisant suite à sa grande machinerie utopiste L’An 01 de 1970, et intitulée Anarchie douce (1982) —, de longues discussions notamment politiques auront lieu entre les deux hommes. En 1986, Gébé, devenu le rédacteur en chef du nouveau magazine Zéro, et sollicité par ses collaborateurs pour donner une tribune à l’auteur du Régal, se pose un cas de conscience (voir Citations « Nabe sur Gébé »).

En 1989, Nabe retrouvera Gébé, tous les deux travaillant dans L’Idiot international de Jean-Edern Hallier (ce qui sera reproché à Gébé quand il rejoindra l’équipe des félons de Charlie en 1993)[3]. Dans L’Idiot, Nabe tenait absolument à ce que tous ses textes soient systématiquement illustrés par Gébé[4]. Ce sera Gébé qui fera la vignette principale du fameux pamphlet de Nabe Rideau publié dans L’Idiot le 14 février 1990.

« Rideau », L’Idiot international n°37, 14 février 1990

En 1999, le dessinateur réalise la couverture du recueil d’interviews, Coups d’épée dans l’eau, publié aux Éditions du Rocher, ce qui lui a été également reproché par ses amis de Charlie Hebdo.

Dans Patience 2 (2015), retraçant, entre autres, la dérive politique de Charlie Hebdo, Nabe prend le soin d’analyser la participation de Gébé dans ce qui, pour l’auteur de J’enfonce le clou, est devenu un « vulgaire torchon anti-arabes » dirigé, après Philippe Val, par Charb. Dans un exercice littéraire nouveau, Nabe « décrit » ainsi plusieurs dessins de Gébé sans les montrer. Exemple (trois autres sont dans les notes de bas de pages[5][6][7]) :

« Il adorait ça, Charb, se foutre de la gueule des talibans qui protégeaient le responsable recherché du 11­-Septembre. Alors que Gébé avait tout dit : “L’étau se resserre autour de Ben Laden”. Et il avait dessiné un étau dans lequel le globe terrestre était pris, et quand on serrait, il se craquelait. Gébé encore pour clore cette année, et toujours contre les bombardements yankees en Afghanistan : “Pendant les fêtes, les bombardements continuent” : deux bombardiers tout noirs lâchaient sur le pays l’un des huîtres, l’autre du foie gras. Ça c’était de la dérision ! Mais pas au détriment des bombardés ; à celui des indifférents et des cyniques du genre Charb, Honoré, Tignous, Maris, que ça n’allait pas empêcher de réveillonner... Plus que pour quatorze fois d’ailleurs... » (Patience 2, anti-édité, 2015, p. 60)

Jusqu’à ce qu’il apprenne la mort de Gébé en 2004, Nabe suivra avec tendresse et admiration l’un des dessinateurs qui aura compté le plus dans sa vie de lecteur, de dessinateur lui-même, et d’écrivain.

Citations

Gébé sur Nabe

  • « S’il faut en arriver là ! Je te trouve très beau, Nabe. Tu es très fin, magnifique... Pourquoi te voir ainsi ? » (à propos de l’auto-portrait de Nabe dans Au régal des vermines ; Tohu-Bohu, 1993, p. 1036)

Nabe sur Gébé

  • « Lundi 26 mars [1984]. — [...] Gébé, lui, est le plus “humain” d’Hara-Kiri, le plus étrange aussi. Son style et son trait m’ont toujours impressionné d’élégance. On ignore à quel point ses dessins humoristiques du début sont parmi les plus profonds. Lui aussi regrette que j’aie arrêté. Si doué ! Le dernier puriste du dessin ! Et si jeune !... J’étais en effet intransigeant sur le dessin humoristique : rétif à toute anecdote B.D. ou graphisme pseudo-artistique, ma puberté prit la forme du dessin coup-de-poing sans commentaire. Après un an de publication, la corde était cassée, j’étais déjà entré en peinture. Gébé l’a bien compris. Nous parlons littérature. Je dis à Gébé : “J’ai changé de fusil mais pas d’épaule.” Il remarque à quel point la période est à la mièvrerie, à la “gentillesse”, Charlie Hebdo est bien enfoui... Au siècle dernier j’aurais eu plus de chance pour placer une chronique vitriolique : il n’y a plus de journaux, nous sommes d’accord ! Plus de grands journalistes : eux furent les derniers. Gébé apprécie beaucoup les nouvellistes et trouve que ça se rapproche beaucoup du dessin humoristique : en effet, il m’arrive en ce moment même de puiser dans mes anciens dessins pour trouver des images. Gébé — si je veux — serait prêt à me publier quelques-uns de mes contes dans Hara-Kiri. Retour aux sources ? Je ne sais pas... En tout cas, j’aimerais lui faire lire Rubis, à lui et autres (Wolinski, Cavanna) : peut-être auront-ils une idée d’éditeur... Après ce moment bouillant Gébé me fait promettre de passer les voir un de ces mardis, comme au bon vieux temps... (Nabe’s Dream, 1991, pp. 343-344)

  • « Gébé a bu beaucoup. Il commence à en venir aux confidences. Dans un coin il s’adresse à moi :
— Il faudrait qu’on se parle, Nabe... Ce qui restera de moi peut-être un jour plus tard, c’est que j’ai été celui qui t’a barré à Zéro... Ça m’a été sévèrement reproché par tout le monde (surtout Berroyer et Delfeil : Berroyer j’arrive à m’en sortir, mais avec Delfeil je n’ai pas d’arguments, il me mouche immédiatement). Si je t’empêche d’écrire dans le journal, c’est que j’ai mes raisons.
Le bistrot ferme et Vuillemin, Albert, lui et moi sortons dans la rue, Gébé se lance alors dans une de ses grandes diatribes contre Céline, le Céline des Beaux Draps, “ce recueil d’articles ignobles” (sic !).
— Quand tu lis Céline, tu te dis : c’est le plus grand souffle jamais écrit, c'est génialissime, c’est grand, ça t’emporte, t’as vraiment envie de descendre dans la rue et de tuer tous les Juifs qui passent. C’est ça qui est dangereux. Toutes proportions gardées, je considère que de te donner, à toi, une tribune, ce serait dangereux. On s’aime, on s’estime, mais du jour au lendemain on peut se retrouver dans des camps adverses, tu peux participer à ma déportation, sans l’avoir voulu ! Comme Drieu !
Il s’égosille dans la rue. Vuillemin essaie de le raisonner. Il lui demande s’il a lu le Régal.
— Oui j’ai lu, j’ai apprécié les grands moments...
Albert lui parle de la faute esthétique grave qu’il fait là. Il s’étonne qu’il réagisse comme le premier gros con venu qui m’a entr’aperçu à Apostrophes ! Lui qui m’a vu naître, qui me connaît par cœur !
— Justement ! Je marche avec les gros cons. En politique, je veux être con. Si les cons traversent au passage clouté, je vais pas me faire écraser pour avoir l’air intelligent !
On entre dans un autre café, il est bien minuit. Jusqu’à 3 heures on discutera, Gébé reste ferme sur ses contresens, Vuillemin étouffe de ne pouvoir s’exprimer, et Albert se réveille pour une tirade situationniste du meilleur effet sur le rédacteur en chef de Zéro qui le soupçonnait fort d’être “fasciste”.
Moi, je lui rappelle de mauvais souvenirs. Georges Blondeaux a connu cette époque trouble de l’avant-guerre où des intelligences fourvoyées influençaient la masse. Ce qu’il ne voit pas, c’est que nous ne sommes pas en avant-guerre, mais dans un après-guerre qui ressemble fort à la guerre elle-même. La société de consommation nous maintient dans un état de guerre sourde qui paralyse l’humanité de la fin de siècle. Gébé croit encore que les fachos d’Épinal peuvent revenir, “les Italiens qui t’obligent à boire de l’huile de ricin”. Quand je lui dis que la nouvelle huile de ricin c’est les vannes de feu Coluche, les chansons de rock pour la charité, les pubs de Séguéla, les émissions télé de Zitrone ; que les dictateurs ont de nouvelles techniques et que le décervelage et la torture se font d’une manière plus insidieuse et plus terrible aussi, Gébé ne me croit pas. Il me traite de “parano”. Vuillemin et Albert m’approuvent, ils lui disent à quel point nous souffrons tous de cette agression perpétuelle de médiocrité capitaliste et spectaculaire : on nous oblige à supporter ça, les masses sont tyrannisées par la fausse culture et les bons sentiments, les gauchistes sont, au mieux des démissionnaires, au pire des traîtres, et tous ont déposé les armes au pied de l’économie de marché ou bien les ont échangées contre des carnets de chèques. On comprend les terroristes quand on voit la société post-soixante-huitarde vautrée dans le yankeesme et zitronisée, comme au mauvais vieux temps de de Gaulle...
— Vous êtes des esprits malhonnêtes ! Séguéla n’est pas Goebbels... Zitrone ne m’a jamais arraché un ongle !
Un type accoudé au comptoir est attiré par notre conversation. Il traite d’abord Gébé de “con” pour avoir dit que Céline avait fourni les fours, puis on comprend que c’est un vieil ami de Gébé dont celui-ci cautionne les déblatérages démocratophiles : “Que veux-tu, je suis républicain !” Gébé approuve cette tache, le préfère à moi, il est plus “sain”. Je lui demande ce qu’il attend pour publier l’homme qui pense comme lui ! “Pas si bête”, me cligne le père de Berk. Le poivrot socialo prend Vuillemin pour une femme : c’est ce qu’il y a de plus drôle dans la soirée...
— C’est vous, Paule ? J’aime beaucoup ce que vous faites pour les animaux...
Jusqu’au bout, il n’en démordra pas, persuadé que Philippe est une fille.
“Tu verras quand tu auras des enfants...” Albert éclate de rire entre deux arguments à Gébé qui rabâche les charmes de son Front popu chéri dont il édénise la vision. Ça semble incroyable qu’un type de la valeur de Gébé, un dessinateur de cette classe, un désespéré de cette lucidité, un utopiste écologique de cette métaphysique, fasse basculer son anarchie dans la soumission démocratique. Pour Gébé, la pléthore des Mc Donald’s n’est pas une mauvaise chose (les bistrots parisiens n’étaient que du folklore), le panurgisme des nouveaux jeunes, la morale recadrée sur les clichés de 68, le fric roi, les médias, le socialisme, la cohabitation (qui n’est pas, pour lui, un retour de la droite mais une avancée de la gauche !). Tout ça c’est futile de le combattre ! Son ennemi n° 1, c’est Pinochet, c’est Mussolini ! En 1986 !
Vuillemin lui dit très justement qu’entre Gébé, Nabe et lui les futurs bourreaux ne feront pas la différence. On discutera dans le même camp. C’est tout. Les fascistes que Gébé redoute tant ne seront plus des brutes nazies en vert de gris, ni même des généraux chiliens. Vuillemin connaît leurs nouveaux visages.
— Si... tu veux... savoir... qui... t’oppressera plus tard... lis... le courrier... de... Libération ! Ils... sont... tous là... nos prochains tortionnaires !
Albert est tout à fait d'accord, lui qui écrit fréquemment au torchon... Le style Barbie est en effet caduque. Les Jean Moulin de l’antilibéralisme démocratico-yankee seront torturés par de très “gentils” potes, des gauchistes libérés, des rockers susceptibles, des nouveaux cadres de l’informatique, des publicitaires “artistiques”, des journalistes, des trafiquants des droits de l’homme ! Si Gébé n’a pas compris ça, il n’a rien compris à son époque ! C’est lui qui est passéiste, pas moi. Il a peur de Salo et pas des salopiauds. C’est beaucoup d’honneur de me trouver dangereux. Je ne suis qu’une mouche pour un prof d’économie appliqué... On se démène en vain pour lui faire saisir ce qu’il prend pour des “sarcasmes de droite”. Rien à faire. On le laissera (pas fâché) et nous allons achever sans G.B. (Gauchiste Borné) cette discussion passionnée. Jusqu’à 5 heures et demie du matin on s’engalzine chez Vuillemin, cette charmante défenseuse des animaux, autour d’une boîte de thon.
Mercredi 27 août 1986. — Comme un codicille à la conversation d’hier avec Gébé, en allant chez Barrault aujourd’hui, je tombe sur... Cohn-Bendit qui vient de sortir un livre (Nous l’avons tant aimée la révolution) et qui me serre chaleureusement la main... » (Inch’Allah, 1996, pp. 1746-1749)

  • « Jean-Edern, et même Gébé qui entre à ce moment-là, soulignent l’intelligence stratégique de Saddam Hussein, avant que Besson ne leur casse le moral en démontrant au contraire que ce “con d’Arabe est train de tout foirer”... Il y a à table également le petit Marc Cohen qui est arrivé déjà ivre mort. Il n’arrête pas de me prendre à partie, hurlant agressivement son admiration, m’accusant de l’avoir découragé de composer une anthologie des articles les plus haineux de L’Idiot alors que j’en avais écrit les plus belles pages d’amour (“La forge”). On imagine donc le numéro que nous pourrions faire. Je crois que ça y est, dans l’esprit d’Edern le concept de L’Idiot oral, qui “s’écrit” à sa table à peu près chaque semaine, est ancré. Nous rions beaucoup là-dessus. Laurent, très en forme, trouve de bons slogans : “Le seul journal distribué dans vos rêves.” Je propose même d’imprimer des affiches pour signaler que L’Idiot continue de paraître sans être imprimé ! Besson cherche un sujet pour son feuilleton littéraire, puis propose de m’envoyer sur la côte d’Azur chez les richissimes Arabes ruinés par la crise d’Irak : “Comment j’ai dépanné un émir” par Marc-Édouard Nabe... Gébé s’occupera des Albanais qui commencent à cracher dans la soupe de Mourmelon et rêvent de l’Amérique : “J’ai même rencontré des aigris heureux” par Gébé. Nous attendrons, comme d’habitude, l’édito de Jean-Édern, que, oral ou non, il n’écrira pas !...
Cohen ne se sent pas bien. Petite boule verdâtre. Il sort de table précipitamment. C’est là où je dis : “On a toujours besoin d’un plus petit soûl que soi.” Jean-Édern, au pastis, fait très sobre à côté. Il craint même que le nain bouffon ne calanche dans ses chiottes. Besson et Marie vont se peloter discrètement dans le salon pendant que Gébé et moi édifions Laurent sur la grande époque de Charlie Hebdo. En duo, nous retraçons cette épopée des années 70 dont décidément on ne sort pas ces jours-ci. Le free jazz pour moi, La Paresseuse pour Patrick, Fidel Castro pour Édern... Voilà sur quoi l’époque va achopper. Les années 80 ont réussi à remaker les années 30, 40, 50, 60, mais 70 : non ! C’est plus dur qu’on ne croit, et c’est peut-être à nous, les mai-aimés de la post-soixante-huitardisation, de les ressusciter chacun à notre façon... À suivre.
Patrick et Marie s’en vont, Gébé et moi restons encore un peu. Laurent sort d’immenses volumes rouges illustrés par Gustave Doré (La Divine Comédie, Roland furieux). Je ne savais pas Gébé si fan du graveur capricornien. Il en parle très bien, raconte sa vie, et explique comment ses suiveurs ont fait évoluer le dessin en renonçant à travailler autant que Doré. Il a raison : l’art progresse grâce à la paresse. Jean-Édern, incapable de penser par lui-même, l’interroge ensuite sur les dessinateurs contemporains. Tout ce que dit Gébé, j’aurais pu le signer : Cabu qui dessine dans sa poche, Siné qu’on retrouve trente ans après inchangé, Faizant qui est devenu tellement quelqu’un qu’on ne remarque plus qu’il n’est personne, Wolinski et son extraordinaire oreille, Vuillemin qui n’a pas de support pour être vraiment lui-même, et au-dessus de tous Willem au trait sublime, qui peut dessiner tout dans n’importe quelle position...
Le petit Cohen, de retour des cabinets (à peine moins vert), ose me proposer de me raccompagner ! Et sa voiture, sans embrayage, semble en plus piteux état encore que lui... J’aime les risques, mais Gébé préfère me sauver la vie. C’est lui qui me fait monter dans sa petite auto à lui rouge très propre, très claire, très soignée comme un de ses dessins. Nous “papotons silencieusement” comme ça nous arrive toujours quand nos deux complicités se trouvent face à face. Devant le 103 rue de la Convention, Gébé me dit : “Tu attends toujours ton enfant ?” » (Kamikaze, 2000, pp. 3854-3855)

  • « Gébé mourut début avril. Une manière de quitter ce navire troué de partout avant qu’il ne pique du nez dans l’océan glacé de la Connerie... Lui aussi, comme Siné, comme Willem, aura échappé à la punition des Zorros du djihad ! Gébé est mort avant de ne pas avoir eu à représenter le Prophète, car je doute qu’il l’eût fait comme les autres.
Le numéro annonçant sa mort rappelait celui d’il y avait trente ans, lorsque Pompidou était mort en plein mandat, le 2 avril 1974. Gébé avait fait la gueule de Pompidou barrée d’une croix rouge, “Plus jamais ça”, alors Charlie encore une fois pour mêler les deux actualités reprit une tête de Raffarin par Gébé et l’avait barrée de rouge : “Plus jamais ça”. Bof...
À part la petite nécro de Cavanna, pas un mot de Val, de Lançon, de Thoret, de Polac, de Cabu, de Siné... En plus d’être un des génies du dessin du XXe siècle, Gébé était aussi leur directeur, non ? La semaine suivante, Charlie Hebdo se fendit quand même d’un supplément de seize pages en son honneur où foisonnaient ses couvertures époque premier Charlie, et même des dessins d’humour des années 1950 qui m’avaient échappé. Des merveilles.
Val n’attendit même pas que Gébé soit enterré pour se bombarder à sa place “directeur de la publication”. Hop ! À la trappe ! Un géant gêneur de moins... Quand on pense que Choron, en 1973, non seulement avait laissé le nom de Fournier inscrit dans l’ours de Charlie pendant de longs mois après sa mort, mais avait continué de le payer comme si du ciel il continuait à écrire et dessiner, pour aider sa veuve et ses trois enfants !
Ah, il fallait le voir, cet ours du Charlie du 21 avril 2004 : “Directeur de publication : Philippe Val. Rédacteur en chef : Philippe Val. Rédacteurs en chef adjoints : Gérard Biard et Bernard Maris. Directeur artistique : Cabu”... Tout était dit...
L’enterrement de Gébé, je n’y étais pas. C’était au­ dessus de mes forces de risquer d’y voir toute la bande, Val, Biard, Charb, Riss, Luz, Maris, Fourest, devant la tombe du père de Berck... Beurk ! Non merci. Ce jour-là, j’ai préféré faire de la balançoire tout seul, accroché à la branche d’un des plus grands baobabs de ma jeunesse. » (Patience 2, anti-édité, 2015, pp. 63-64)

Intégration littéraire

Portraits

Portraits de Gébé sur le site de Marc-Édouard Nabe

Notes et références

  1. Europe 1 Social Club, Europe 1, 16 décembre 2014.
  2. Marc-Édouard Nabe, Patience 2, anti-édité, 2017, p. 4.
  3. À la mort d’Hallier, en 1997, au milieu des moqueries de la rédaction, en particulier de Charb (« Il pédalait comme il écrivait. »), Nabe relève que « Gébé, lui, garda le silence, mais seuls ceux qui le connaissaient bien, comme moi, et qui avaient vécu avec lui l’aventure extraordinaire de L’Idiot, savaient qu’il n’en pleurait pas moins. Gébé m’avait raconté que Catherine Sinet lui faisait la gueule depuis sa participation au journal de Hallier alors que travailler, comme son Bob, pour Val ne la choquait pas... Que Gébé se fasse sans cesse houspiller pour cet “acte de collaboration” par les vrais collabos de Val et sa clique me désolait. », Patience 2, anti-édité, 2015, p. 54.
  4. « Plus les Charb, Riss, Luz étaient au ras des pâquerettes, plus Gébé et Willem s’envolaient dans la poésie totale. Gébé faisait tout ce qu’il pouvait : une une superbe : “Viols à la chaîne en Bosnie” avec le militaire,­ bite­ et­ couilles­ toutes­ flétries,­ qui­ disait­ :­ “Halte aux cadences infernales” ; une bande régulière qui s’appelait “Hitler en France” où Hitler discutait avec Göring des problèmes actuels ; et même le retour de son héros mythique Berck pour l’occasion !... Mais rien n’y faisait. Les lourdauds ramenaient le sauvage canard pour qu’il nageotât comme un pauvre petit palmipède sur un lac aux eaux croupies... Tristesse générale... », Patience 2, anti-édité, 2015, p. 49.
  5. « On était en pleine réouverture du procès du petit Grégory. Gébé­ revint­ enfin,­ et­ avec­ un­ dessin­ magnifique­ :­ “Le cirque Grégory a démonté son chapiteau, bientôt dans votre ville”. Un petit cirque quasi fredien aux roulottes décorées de balances, du mot “justice” et des prénoms des protagonistes, s’en allait tristement dans la nuit, laissant à sa place, dans son rond, une barre de prétoire, toute seule, éclairée par le clair de lune... Là où sans doute les clowns étaient venus témoigner... », Patience 2, anti-édité, 2015, p. 49.
  6. « Pour­ finir­ l’année­ en­ laideur,­ Charlie s’acharna sur l’affaire Papon, bien sûr. Cible idéale pour facilités tous azimuts... Et c’est encore Gébé qui écrasa tout le monde par la puissance synthétique de son dessin : Papon habillé en uniforme SS sur son lit de malade, avec une couverture en motif d’étoiles juives, et un docteur, affublé d’un brassard à francisque, qui lui apposait le stéthoscope sur le torse en lui disant : “Dites 44 !” », Patience 2, anti-édité, 2015, p. 55.