Anthony Braxton à l’instant même

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Anthony Braxton à l'instant même est un texte de Marc-Édouard Nabe publié dans la revue Jazzman (numéro 60) en juillet 2000.

Maintenant c'est clair. Anthony Braxton est le dernier grand jazzman vivant. Je n'ai aucun mérite de l'avoir su dès 1974, année où je l'ai rencontré et connu et adoré. C'était à l'époque où nous chantions la Composition 23A dans les rues d'Antibes... Quand Anthony se définissait lui-même comme un « post-aylerian-polyinstrumental-composer », tous le monde aurait dû comprendre. Après Ayler, en effet, qui y a t-il de vraiment nouveau pour s'enfoncer profondément dans l'histoire du Jazz comme dans son avenir ? Wynton Marsalis avait ses chances mais il pense trop en prof de trompette et il n'excelle qu'à relire le passé : Braxton le ré-écrit. C'est toute la différence. Braxton a une oeuvre. Et elle bouge !
Ce n'est pas un cadavre en décomposition : c'est un or­ganisme en composition per­manente. Ce serait mal lui rendre hommage que de reve­nir sur sa carrière alors qu'il avance encore, sans faillir, jusqu'au fin fond du futur grand ouvert pour lui. C'est parce qu'Anthony, par le passé, a toujours été en avance qu'il continue de l'être au­jourd'hui. Les plus modernes se contentent d'être en avance sur les autres. Braxton, l'est avant tout sur lui-même. A l'heure où j'écris ces mots, il me les démode. Personne ne sait quelle sera sa musique un moment plus tard. Tout ce qu'il a fait est énorme, mais s'engloutit immédiatement dans ce qu'il va faire : voilà pourquoi je me concentrerai aujourd'hui (et pas demain) sur deux de ses plus « récentes » manières : la « Ghost Trance Music » et son jeu de piano. Au piano, Braxton plaque des sortes de gammes ma­laxées, ses mains d'ours fou foutent en l'air cette ruche gré­sillante qu'est le thème et les notes sont comme des abeilles affolées : du miel gicle de ses manipulations sacrilèges. Il tapote sur les harmonies pour les faire taire. Il saute à mains jointes (impossible de distin­guer la droite de la gauche) sur le registre grave comme sur un matelas à ressorts cassés. Il n'est pas véloce comme Cecil Taylor mais ce serait de lui que Braxton se rapprocherait le plus avec le spectre de Lennie Tristano planant aussi. Un Tristano sans la science. Brax­ton ne veut rien savoir de cette Rolls Royce qu'est le piano, il la conduit comme un scooter et s'il en bousille l'embrayage, tant mieux. À toute vitesse dans les virages. Les ravins sont faits pour qu'on y tombe. J'imagine la tête des pianistes professionnels entendant Anthony « massacrer » Lush Life ou Body and Soul ! N'importe quoi, toucher à la fois brutal et mou, doigts en­gourdis par l'incompétence, notes systématiquement à côté, harmonies fausses à hurler, aucun swing, utilisation mélodramatique de la pédale, ma­traquage obsessionnel par « clusters opaques »... Le plus fort, c'est que tout cela n'est pas faux... Laborieusement, douloureusement, Anthony Braxton pousse le vice à ne jouer que des standards. Et de toutes les époques (de Gersh­win à Wayne Shorter), pour mieux mettre en valeur sa puis­sance de destruction de la convention pianistique. Il a fait son temps, le respect d'un piano « joli » censé fleurir de belles mélodies pour régaler les oreilles cultivées. Si Braxton jouait du piano comme il en joue, dans des contextes disons free, ce serait moins subver­sif. « Rendre hommage » aux superbes ballades de Cole Por­ter, de Johnny Mercer, de Billy Strayhom ou même de Monk en devenant un pianiste adapté qui prouverait qu'il sait les jouer ne l'intéresse pas. Brax­ton veut plutôt montrer qu'il ne sait pas jouer du piano, et qu'il peut, grâce à ce handicap, être le meilleur pianiste de jazz d'aujourd'hui.
Je pèse mes mots, et ils sont lourds. Agressif contre les in­terchangeables virtuoses du clavier qui recopient depuis quarante ans le jeu des plus subtils be-boppers, Braxton au piano est reconnaissable en un seul accord... Si l'on peut appeler « accord » le jet d'une poignée de doigts presque au hasard sur les touches — le plus souvent noires — d'un piano parfaitement accordé pour mieux être magnifiquement saccagé. Il a inventé un style d'accompagnement et de solo ! Oui, lui, Braxton ! À la fin du siècle avec tout ce que l'instrument a vécu comme splendides tempêtes sur les flots de son Histoire.
Qu'il joue Rosetta, free au soprano, ou qu'il dirige un ensemble de treize musiciens dans une composition à lui qui aurait fait se retourner les che­veux de Schoenberg sur son crâne s'il en avait eus ; qu'il « détruise » Cherokee au saxophone basse ou qu'il se mette provisoirement en ménage musical avec un joueur de koto, un accordéoniste ou un guita­riste blancs (capital) ou bien avec un batteur historique et noir (pléonasme), Anthony Braxton ne se contente pas d'improviser. D'ailleurs, lui-même ne parle pas d'improvi­sation, mais d'investigation : il s'empare d'un univers (la tradi­tion, le bebop, la musique occi­dentale contemporaine, l'art du solo, du duo, du quartette, le free, le silence même) et l'enva­hit de son armée braxtonistique. Des cohortes de sopraninos, des bataillons de saxophones contrebasses, des détachements de clarinettes en mi bémol, des escadrilles de flûtes dans le ciel, et même désormais des panzer-division de pianos menaçants déboulent sur le pays sonore convoité. C'est du panbraxto­nisme Anthony Braxton a inventé la géo-musicalité : le temps devient de l'espace sous sa soif de pouvoir absolu sur les contrées en manque d'intelli­gence post-jazzistique. Sa force de frappe est dans sa souplesse à s'approprier tous les terrains (le contraire de la dispersion). Les opérations victorieuses d'Anthony Braxton sur la grande musique procèdent de sa science stratégique infaillible. Révolutionnaire pour toujours et instantanément classique.
Art suprême de l'initiative imprévisible, la musique éclec­tico-cohérente de Braxton est une apologie grave et sombre de la contradiction. Faire tout et son contraire, c'est vaincre la mort. Le musicien de jazz qui ne s'est pas laissé abattre par le goût de la mort s'appelle Anthony Braxton. Il avance, vivant, maudit si l'on veut. II a remplacé la consécration par le renouvellement. Guerre de mouvement fondée sur des opérations offensives, la multis­tylisation d'Anthony Braxton est une réponse à la passivité des défenses morbides de l'artiste méprisé en l'an 2000. L'art doit lutter contre la cul­ture car les gens de la culture sont ses ennemis. Par tous les moyens, ils s'appuient sur l'ignorance et la lâcheté pour exiger la disparition physique de celui qui crée quoi que ce soit de nouveau. La réconcilia­tion, par les voies médiatiques, de l'artiste et du cultureux est impossible. Braxton y a re­noncé. Il lui suffisait d'« arrêter ses conneries ». Il a persévéré dedans, toujours plus au fond, là où ça fait mal à certains et tant de bien à d'autres. Impossible de revenir en arrière. L'absurdité à insister à s'inven­ter soi-même tout en refusant les compromis doit aussi être un moteur du désespéré. Un coup par l'hostilité, un coup par l'indifférence : la tentative, souvent réussie, de déstabiliser l'avancée tragique et joyeuse d'Anthony Braxton dans son oeuvre complexe est un crime dont les moqueurs et les ca­lomniateurs auront à rendre compte.
Cette marche en avant, so­lide et fragile à la fois, est symbolisée par le plus étonnant des styles de Braxton : la Ghost Trance Music inspirée par les incantations indiennes des Sioux du siècle dernier qui espéraient, en dansant en che­mises, faire revenir les fan­tômes de leurs tribus décimées afin qu'ils les aident à chasser du pays les odieux Blancs. Cette transe répétitive pour réveiller les morts, y compris ceux qui croient vivre encore, est bouleversante. Anthony Braxton dit que ça peut durer quelques minutes, quelques heures, quelques jours : l'essen­tiel est qu'on ait l'impression que ça ne s'arrête jamais. Ralenti ou accéléré, compact ou fluide, le rituel mis en place par les musiciens de Braxton porte l'angoisse à son comble. Ça monte et ça descend, ça s'espace et ça se resserre, ça se calme et ça s'agite. La musique que Braxton tire de cette dé­sespérance fantomatique est d'une noblesse inouïe : on n'a jamais entendu un quartette, un octette ou un tentette d'ins­truments contradictoires (ténor, hautbois, violon, trombone, ac­cordéon, glockenspiel, clari­nette, steel drums) jouer ainsi à l'unisson rythmique (que des croches pendant trois quarts d'heure) des compositions (182, 183, 184, 186 ou 187, ma préférée) aussi lancinantes et guerrières... Et si la Ghost Transe Music d'Anthony Brax­ton faisait vraiment revenir les spectres du Grand Jazz ? Crazy Bird, Black Dolphy, Sitting Mingus ? Tous revivants sur le pied de guerre pour aider Anthony et sa poignée de « sauvages » humiliés à vaincre, par leur simple et sonore obsession à survivre, l'horrible laideur dont le monde des cons mérite de crever ?