Celui qui a dit merdre

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Celui qui a dit merdre est un texte de Marc-Édouard Nabe publié dans la revue Lire (numéro 285) en mai 2000.

Je viens d’apprendre qu’actuellement, à Paris, on ne parle que d’un gros livre de 1500 pages (avec index), sur papier bible, où quelqu’un raconte sa vie : il ne s’agit pas du quatrième tome de mon journal intime Kamikaze (Rocher 275 F), mais des Mémoires d‘un certain Charles de Gaulle, publiés dans La Pléiade !
C‘est par un éclat de rire qu’on se doit d‘accueillir le Général dans La Pléiade. De Gaulle ne sera pas le plus mauvais écrivain de la collection, et personne n’a jamais prétendu le faire rivaliser avec Dostoïevski ou Dante. Je jouis de voir La Pléiade pénétrée par celui qui n’a pas dit oui. Les sous-intellectuels se font une certaine idée de la littérature, mais la littérature, ce n‘est pas la France.
Les Mémoires de De Gaulle sont un document, au même titre que le Mémorial de Sainte-Hélène, les Commentaires de Monluc ou ceux de César. Si Staline avait écrit sa version des faits, il trouverait également sa place dans la prestigieuse collection. Et si Hitler n’avait pas déconné, son Mein Kampf serait sur papier bible ! Après celle du marquis de Sade, pour d’autres raisons, et avant celle des pamphlets de Céline (ça viendra), je ne connais pas d’« entrée » aussi scandaleuse que celle-là. Et que l’objet du sacrilège soit les Mémoires passionnément ennuyeux de la figure politique numéro un des Français en rajoute dans la drôlerie pataphysique. Je me demande si nous n’avons pas là le quatrième tome des œuvres complètes d’Alfred Jarry... Le père Ubu existait-il vraiment avant que Charles de Gaulle ne le devienne ? De Gaulle a fait don de sa personne à la littérature, en incarnant Ubu plus qu’Ubu. Même gidouille, même giborgne... De Gaulle doit La Pléiade non pas à son inepte talent de mémorialiste, ni à son importance politique, mais à sa puissance fantasmatique de personnage de fiction. Allez faire comprendre ça aux gaullistes et aux antigaullistes !
Être gaulliste, c’est très ringard, d‘accord, mais être antigaulliste, c‘est encore pire ! La France d’aujourd‘hui n’a plus rien de gaullienne : voici le temps des flics et des voyous. Nous vivons dans une mafiatisation généralisée de la société, avec ses « contrats » planant comme des auréoles au-dessus de tous les corps vivants. En plein assassinat social sur fond de libéralisme internétisé, la diabolisation de De Gaulle est inutile. S’énerver contre de Gaulle signifie qu’on n‘arrive pas à garder son calme face à Bach, au Tintoret ou à Michel-Ange, bref à tout ce qui compte vraiment dans la vraie vie.
Jean-Christophe Averty a adapté Ubu roi pour la télévision en 1965, sous de Gaulle. Voilà un acte antigaulliste courageux, drôle et possible ! Sans oublier celui d’Albert Spaggiari qui, comme le héros de Man Hunt de Fritz Lang, a tenu le « Dictateur » dans le viseur de son fusil, mais qui n’appuya pas sur la gâchette. Deux façons de dire merdre à celui qui n’a su dire que non.