Jacques Vergès

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Jacques Vergès

Jacques Vergès est un avocat né le 20 avril 1924 au Laos et mort le 15 août 2013 à Paris.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Grand admirateur de l’avocat, Nabe a toujours été attentif à la carrière et aux prises de position de Jacques Vergès. Dans Inch’Allah, son journal des années 1986-1988, Marc-Édouard Nabe suit les procès de Georges Ibrahim Abdallah et de Klaus Barbie, chacun défendu par Jacques Vergès.

Vendredi 8 mai 1987. – [...] Le procès Barbie nous occupe toute la soirée. La Kabyle d’Albert écoute en souriant mon apologie de Vergès. Je raconte comme cet authentique subversif (ils sont si rares !) a défendu Djamila Bouhired, la bombeuse du Milk-Bar, l’a épousée, et a inventé le « procès de rupture » refusant celui de jouer le jeu d’une justice qu’il délégitimise d’emblée. Son truc, c’est de devenir le procureur de l’accusation.
J’aurais cru Dachy plus hostile « idéologiquement » à Vergès, mais il apprécie sa virtuosité juridique (le père de Dachmarc était avocat). Son art du contre-procès et du glissement de terrain ne peut que séduire un pro-déstabilisateur d’État comme se rêve notre schwittersien ! Albert ne comprend rien à tout ça, pour lui il n’y a que Guy Debord qui soit roi parce qu’« il ne se compromet pas dans le spectacle ». Sous son bassinage, j’ai fini par lire La Société du spectacle qui m’a considérablement barbé et paru bien faible et prétentieux. Je préfère, de loin, De la stratégie judiciaire (1968) : rien que la première phrase : Une société sans crimes est comme un rosier sans rose : inconcevable. (Vergès aurait pu écrire : « un rosier sans épines », non « sans roses » ! Voilà, le génie !) Ça, c’est un manuel à mal-penser ! À la même époque que Guy Debord, Jacques Mansour Vergès propose un autre système, plus individualiste, et donc plus radical que le situationnisme. S’appuyant sur les exemples de connivence (pour ne pas dire de collaboration) et sur ceux de rupture (pour ne pas dire résistance, alors qu’aujourd’hui on refuse d’appeler « résistants » les « terroristes » arabes), l’avocat « sphinx au regard d’acier » avait déjà sous-entendu, au temps du F.L.N., qu’il pouvait défendre un S.S. Le rupturiste démontre que l’appellation crime contre l’humanité est un alibi pour mieux faire passer les crises de l’ordre social contre les individus. Pour Vergès, c’est tous les jours la guerre ![1]

Vergès faisait également partie de l’équipe de L’Idiot international, occasion supplémentaire pour Nabe de se rapprocher de lui. Il apparaît à de nombreuses reprises dans son journal intime.

Jacques Vergès et Nabe, 2009

Dans le premier tome des Porcs (2017), Nabe consacre deux chapitres à Jacques Vergès. Dans le chapitre CXLVIII, « Terreur sur l’avocat », il raconte la projection rue Marbeuf du film de Barbet Schroeder, L’Avocat de la terreur, qu’il regarde avec Frédéric Taddeï, et qu’il critique dans son livre[2]. Dans un second chapitre (chapitre CCLXXII « Dîner avec Vergès »), Nabe raconte un dîner avec Jacques Vergès, Loffredo et Mohamedou, chez Charlot, à Paris, où l’avocat raconte des anecdotes vécues durant sa carrière :

« Jacques était déjà au premier étage, attablé dans cette ambiance de Nautilus un peu angoissante, un vrai sous-marin, je n’exagère pas. Des coquillages, des raies, des carcasses de poisson partout avec une odeur de brasserie maritime et morbide... Vergès nous accueillit comme des frères : nous l’étions. Un peu dur d’oreille, il nous demandait de répéter plusieurs fois nos questions. Je crois que Moody, et même Yves, n’imaginaient pas à quel point j’étais familier avec Vergès, ou plus exactement filial : sans aucune tape sur l’épaule, même symbolique, je le tutoyais comme au premier jour du temps de L’Idiot, et surtout je lui parlais comme à quelqu’un de ma famille, et lui me répondait sur le même ton. C’était vraiment un père de plus que je pouvais ranger avec les autres : Fred, Gébé, Choron, Sam Woodyard, Jean-Pierre Lindenmeyer et bien sûr Siné. J’avais une boîte comme de soldats de plomb, sauf que c’étaient des pères de plomb, et j’y jouerais décidément jusqu’à la fin de mes jours ! [3] » 

Citations

Nabe sur Vergès

  • « Samedi 16 mai 1987. — [...] Nous ouvrons vers minuit une bouteille de champagne autour de laquelle on discute du procès Barbie. Dachmarc ne voit pas en Vergès le subvertisseur démoniaque de la démocratie occidentale que je vénère. En fait, l’avocat cherche à prouver que le nazisme est une forme dévoyée de l’impérialisme. Je sors mes vieux numéros de Révolution (où écrivaient Che Guevara et Leroi Jones) et le Siné-Massacre Spécial Colonies... Le tout avant 68... Et aussi le numéro de Vertiges de lettres (n°2) où je suis fier d’voir publié mon premier Billet doux (1984) aux côtés de Vergès ! Avant un article sur la mort de Lebovici, un autre contre Serge July, une lettre d’Armand Robin précisant sa dénonciation à la Gestapo, et un poster magnifique de Siné (un camp de concentration en forme de croix), Vergès cite Léon Bloy saboulant les colonialistes : “Escrocs, parjures, faussaires, voleurs, proxénètes et assassins !” Ça, c’était un journal ! Là est le vrai Vergès : personne ne connaît ces documents, pas même les chitrules de Libération qui cette semaine ont publié un “portrait” tendancieux, vipérin et malhonnête du plus irréprochable magister de la pensée politique française. » (Inch’Allah, 1996, p. 2120)
  • « Jeudi 2 juillet 1987.Barbie. Enfin, la défense ! Vergès laisse passer devant lui son Congolais confrère, et un nouveau avocat algérien. Un Noir, un Asiate et un Arabe ! Quel parfait trio pour défendre un nazi !
D’abord Jean Martin M’Bemba, magnifique plaideur noir comme du cirage et qui n’a pas l’intention de cirer les pompes de quiconque. Celui que certaines parties civiles ont osé appeler le “Bamboula de Vergès” (il est beau, l’antiracisme !) le prend de haut. Il raconte la construction du chemin de fer “Congo-Océan” qui coûta (Albert Londres l’avait dénoncé) des milliers de morts à l’Afrique (un “Nègre” par travée de rail). Il estime que Barbie a déjà été puni en lui serrant les mains et en l’appelant “Maître” : pour l’avocat congolais, ça lave l’offense d’Hitler aux Olympiades de Berlin en 36 refusant de serrer la main du champion Jesse Owens ! M’Bemba finit en citant Aimé Césaire : “Ce que la bourgeoisie humaniste ne pardonne pas à Hitler, c’est l’humiliation de l’homme blanc. C’est qu’il a appliqué à l’Europe les mêmes supplices que ceux infligés depuis des siècles à l’Algérie et aux coolies de l’Inde.”
Ensuite vient le “fellagha” Nabil Bouïata qui plaide également l’acquittement de don Klaus, ordure parmi tant d’autres. L’Algérois moustachu “ose” refoutre Sabra et Chatila sur le tapis : pour lui, Beyrouth vaut Oradour-sur-Glane. Le pro-Palestinien se fait insulter par les avocats des parties civiles qui brouhahatent la plaidoirie, on suspend la séance scandaleuse. Moi, j’entends Jean Genet mouiller sa tombe à force de jouir de rire !
Au tour de Vergès de bordéliser noblement cette hypocrite assemblée de Blancs pourris... Tous tremblent... Ils croient en crasseux naïfs que Vergès va sortir des cartes de sa manche pour épater la gagalerie des vieux résisteux ! Ils imaginent que quelque diablotin va surgir d’une boîte à ressorts... Mais non ! S’ils le connaissaient et le respectaient, ils sauraient que Maître Mansour est un frustreur, il a déjà frustré les scoopophiles en retirant la “bête immonde” de sa niche, c’est pas aujourd’hui qu’il va faire des “révélations”, voilà où se situe son “situationnisme” : dans l’attaque. Il commence par culpabiliser les accusateurs de n’avoir eu aucun égard pour les autres victimes de la barbarie : “Votre oubli nous blesse et fait douter du caractère universel de votre protestation.” Il embraye ensuite sur un événement qui d’après lui est à l’origine de tout et dont la symbolique met redoutablement en perspective leur affaire Barbie : le jour même de la fin de la guerre d’Algérie, le 8 mai 45, les Français à Sétif, en Algérie, ont massacré 15 000 Arabes, en en jetant vifs dans les fours à chaux d’Héliopolis ! Tout ça parce qu’un Constantinois osa brandir un drapeau algérien au milieu du défilé exultant ! Pour Vergès, le fameux 8 mai n’est pas la date de la joie civilisée mais celle d’une nouvelle horreur barbare : drôle de victoire sur le nazisme !
Sa plaidoirie dure huit heures. Évidemment, tous les journaux n’en passent que de très courts extraits alors qu’ils ne se sont pas gênés pour publier in extenso la déclaration d’Elie Wiesel (Libé) et celle de Klarsfeld (Globe). Le Monde, lui, n’est bon qu’à gâcher de la grande page pour étaler intégralement la tartine dégoulineuse de fausse modestie de Bertrand Poirot-Delpech lors de sa réception à l’Académie franchouillaise, mais pas pour donner la parole au meilleur avocat du monde ! Vergès enfonce les clous, il ne les extrait pas de la croix. Le télex “faux”, la déviation du procès, l’enlèvement “démocratique” de l’“accusé-émissaire” “digne” de celui de Ben Barka, la notion de “crime contre l’humanité” qui devient celle du crime contre le sens que les vainqueurs veulent donner au mot humanité... Il ressort tout, cite Bernanos, fustige le système “des triples poids et des quadruples mesures” qui épargne Papon et Bousquet, et se demande si on ne reproche pas tout bonnement à Barbie de ne pas être entré dans la Résistance !
Vergès termine bien sûr par un scandale pur. Noircissant l’humour déjà “dit noir” jusqu’à le trouer comme on crayonne à outrance une feuille de papier trop mince, Vergès ose contredire les témoignages des victimes torturées, notamment ceux d’une des vieilles femmes de la deuxième semaine qui avait parlé de sévices sexuels infligés par des animaux ! ! ! L’avocat déchaîné parle des “fantasmes de certains témoignages qui pourraient intéresser les psychiatres, pas la justice. La torture est liée dans l’imaginaire, à la sexualité. Pour qu’un chien puisse violer une femme, il faut que celle-ci l’y incite, au moins par une posture indécente. Un chien ne peut pas posséder une femme mais seulement une chienne, à quatre pattes.”
Cris dans la salle ! La torturée incriminée pleure, s’évanouit ! On hurle contre Vergès, il continue, s’enflamme, accuse, tempête en tonitruances anti-colonialistes primaires ! Il parle des massacres de Dar Yacine, de Fafir Kassem, de Mi-Laî !
J’ai recueilli partout où j’ai pu les bribes de son solo free que la presse a bien daigné donner, il fallait les sauver, les faire passer des journaux au Journal : c’est aussi mon boulot. Le procès Barbie comme si j’y étais ! Surtout à la fin ! Quand Vergès conclut, assénant aux jurés :
“Nous sortons du temporel pour entrer par effraction dans le droit divin. Ressaisissez-vous ! Il n’y a pas de sacrilège, il y a sortilège. Barbie est un diable sur mesure. Une condamnation ne vous délivrera d’ailleurs pas de lui, soyez-en assurés. Ses adversaires vous trouveront bientôt son sosie. Mais c’est ainsi que l’on finit par rendre suspectes les meilleures causes ! La banalisation dont ils parlent, ce sont eux qui y travaillent plus que quiconque. La France doit s’affranchir de ses années d’Occupation et cesser d’entretenir un trouble malsain sur cette période. L’humanité n’a aucun délégué dans cette enceinte. Je ne vois ici aucun rescapé de Sabra et Chatila. En finira-t-on de rouvrir contre la France l’interminable procès qu’elle ne cesse de se faire à elle-même depuis 1940 ? Au nom de l’humanité, au nom du droit, au nom de la France, vous acquitterez sans tarder Klaus Barbie, victime expiatoire des bataillons de la vengeance, qui sont loin de la fraternité des victimes. Ce sera un acte de courage et de raison. La haine se conçoit, mais pas l’imposture.”
Quand Vergès se rassoit, une rose lui parvient en un jet d’amour du fond de la salle. Le sphinx la hume et sourit. » (Inch’Allah, 1996, pp. 2171-2174)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Inch’Allah, Éditions du Rocher, 1996, pp. 2112-2113.
  2. Marc-Édouard Nabe, Chapitre CXLVIII, « Terreur sur l’avocat », Les Porcs tome 1, anti-édité, 2017, pp. 462-465.
  3. Marc-Édouard Nabe, Chapitre CCLXXII « Dîner avec Vergès », Les Porcs tome 1, anti-édité, 2017, pp. 842-847.