Ahmad Jamal

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Ahmad Jamal

Frederick Russell Jones, dit « Fritz Jones », devenu Ahmad Jamal, est un pianiste et un compositeur de jazz né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh en Pennsylvanie et mort le 16 avril 2023.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Admirateur du style d’Ahmad Jamal, fondé sur une déconstruction/reconstruction permanente de standards (de préférence les plus éculés possibles), et un swing presque exaspérant, Marc-Édouard Nabe a toujours pris comme enseignement pour son écriture l’art de l’espace et du silence, et même leurs interruptions, de ce pianiste qui fascinait Miles Davis au point de n’avoir jamais osé jouer avec lui. En effet, le jeu de Jamal, en particulier avec ses deux musiciens, Vernell Fournier (batterie) et Israel Crosby (basse), les membres de son plus célèbre trio des années 1950, a inspiré à Nabe plusieurs textes écrits bien avant de le voir en live. C’est Hélène, à New York en 1983, qui le précèdera en ayant assisté à un concert du pianiste (voir Nabe’s Dream, p. 171) dans sa période « creuse » (il en a eu plusieurs) des années 1980 avant que sa carrière ne redémarre avec la flamboyance qu’on connaît et qui s’élargit encore aujourd’hui.

En juillet 1989, Nabe rédige pour L’Idiot international une brève non-signée sur un non-concert d’Ahmad Jamal :

« BRAVO AHMAD !
Le grand pianiste de jazz Ahmad Jamal a annulé le concert qu’il devait donner dans le cadre du festival d’Antibes – Juan-les-Pins parce qu’il a lu dans le programme son vrai nom. En effet, converti à l’islam depuis 1950, Jamal, jamais connu autrement que sous son nom musulman, a dû trouver d’un mauvais goût inopportun qu’on souligne sa nationalité américaine en niant une religion qu’il est de bon ton en ce moment de reléguer au rang des accessoires.[1] »

C’est le 13 novembre 1989 que Nabe assistera à son premier concert d’Ahmad Jamal, ce qu’il racontera dans son journal intime, Kamikaze :

« Lundi 13 novembre 1989. — [...] Vu pour la première fois Ahmad Jamal au Petit Journal Montparnasse. Ce n’est plus l’époque du trio d’or, mais lui joue toujours avec autant de swing implacable. Je le voyais plus grand et plus grave. Il est joyeusement énergique, n’ignore pas le public et ne demande qu’à grogner de plaisir sous les assauts de sa rythmique un peu grossière (ô Israël ! ô Vernell !). Il n’y a plus la même flamme dans sa musique et j’avoue qu’au bout d’un set, la nouvelle jamalerie m’a suffi.[2] »

Mais, en 1996, Nabe n’est plus du tout « déçu ». Après un concert déterminant où l’écrivain retrouve, intacte, la force d’antan de Jamal et constate un « retour de flamme » régénérant sa musique d’une autre façon encore, il écrit aussitôt un article enthousiaste sur cette nouvelle période d’Ahmad Jamal, et où l’auteur d’Inch’Allah, tenant compte de la conversion du musicien à l’islam en 1952, souligne l’autorité quasi-religieuse du chef d’orchestre lors de ce concert. Cela vaut à Nabe une chronique de Siné dans Charlie Hebdo écrite et publiée en décembre où le dessinateur-anarchiste évoque l’article de Nabe et son auteur[3].

Depuis lors, Nabe, dont Ahmad Jamal sera l’un de ses musiciens les plus écoutés dans sa vie de tous les jours, y compris dans ses moments sensuels, essaiera de ne rater aucun nouveau disque ni aucun concert. Il le reverra à Pleyel le 7 novembre 2006 avec Anne-Sophie Benoît, et surtout dans le club de jazz Le Duc des Lombards le 9 juillet 2008, rare occasion de voir et d’écouter de très près le grand pianiste. Il n’aura raté que, le 27 juin 2012, le concert-rencontre Ahmad Jamal/Yusef Lateef à l’Olympia.

Dans son appartement de Lausanne, Nabe retrouvera, d’une certaine manière, Ahmad Jamal puisque, parmi d’autres images, il arrive à l’auteur des Porcs de projeter des films sur le mur de son atelier.

Ahmad Jamal sur le mur de Nabe, jouant Poinciana, Lausanne, 2019

Citations

Nabe sur Jamal

  • « Ahmad Jamal est insoutenable. Il ne pointe pas au silence comme Basie. Il ne le casse pas à coups de haches comme Duke. Il ne se laisse pas sable-mouvanter par lui comme la Sphère. Ahmad Jamal, s’interrompt dégueulassement pour laisser passer le silence. Il est sur sa lancée. Il délivre ses bonbons d’extase, tout son coutil de suicide, et puis dans un carrefour subtil le Silence a soudain la priorité. Jamal n’ose plus passer : ça peut durer des heures dans une seule mesure. Le silence est en manque. Jamal est là pour le réapprovisionner à son détriment. Il manque des choses dans la musique d’Ahmad Jamal : c’est le silence qui s’en drogue sans nous.
D’où que, comme Monk ou Duke, Jamal construit un accompagnement spécial qu’aucun soliste ne pourrait supporter. Il est intolérable comme eux. On l’a dit de Monk, on n’a pas osé le dire à Duke, on biaisait à cause de ses qualités de chef d’orchestre et son génie de compositeur, mais ils le pensaient tous, preuve que ce sont tous des enculés. Pour moi pourtant, ces mecs-là sont les seuls accompagnateurs possibles. Ils sont le vrai piano dans toute sa percussivité impériale, dans ses tocsins rituels, dans des blocs de notes sur un terrain vague, et non ce style ondulatoire permanent d’orchestration vantarde sur clavier, d’œuf battu en omelette au persil d’accords velus, ou bien plus répandu encore : celui de charcutier, de coupeur de rondelles de mortadelle dans la grille d’accords, soi-disant “art des inflexions”, alors que je n’y vois rien d’autre qu’un sempiternel chantier gênant, de ravissants jeux de société avec scrabble dans tous les sens, jeu de l’oie à l’envers, échec et mat ou marelle savante !... [...]
Ahmad Jamal ne peut accompagner personne. Même Miles qui l’adore, il l’adore, mais de loin... Il ne peut secourir aucuns soliste car il ne fait pas partie d’une rythmique. Jamal est un pianiste de trio, un des pieds de la tour Eiffel : ce n’est pas plus le soliste d’un rythmique que le pianiste d’un soliste : c’est le tiers de trio. » (« Ahmad Jamal », Zigzags, 1986, pp. 215-216)
  • « Il ne suffit pas d’écouter Jamal, il faut le voir. Le voir écouter sa musique. Il est aux aguets de tout. Il surveille la moindre nuance. Aucune onde ne lui échappe. Il conduit son petit orchestre comme si c’était un grand. Karajan à côté est un ivrogne aux gestes brouillons. Ahmad a beau être accompagnés par plusieurs musiciens, on ne voit que lui. Il les dirige avec une telle poigne qu’on en jouit pour eux. Le guitariste est sommé d’exécuter manu militari son solo sous peine d’être décapité sur-le-champ. Le batteur est sévèrement réprimandé pour jouer un peu - juste un peu - trop fort de sa charleston. Le bassiste n’en mène pas large lorsqu’en un regard très noir son chef le charge d’une mission à l’unisson de sa main gauche. Et même le percussionniste, au milieu de sa batterie de cuisine, obéit comme un robot au doigt et à l’œil du pianiste souverain qui désigne telle ou telle cloche, tel ou tel tom, comme un gourmet pointe sur la carte ses plats préférés. C’est à croire qu’Ahmad Jamal joue lui-même de tous les instruments. En fait, Jamal joue du musicien : c’est ça son instrument !
Ahmad ordonne et corrige sans cesse. Il se lève brusquement pour aller engueuler vertement l’ingénieur du son qui a trop amplifié une partie de son clavier (il se charge lui-même de le faire plus ou moins sonner) ou même l’éclairagiste qui s’obstine à braquer un rayon de projo gênant sur le violoniste au moment où il reprend le thème. Heureusement le trompettiste était malade, il a échappé aux probables remonstrances jamaliennes, à moins qu’il ne fût puni pour avoir émi, au précédant concert, quelque impardonnable couac.
Ahmad Jamal n’est plus un jazzman, c’est un Ayatollah ! Au piano, il est d’une autorité qui fait peur. Cette bonne peur que seule la religion procure. Cet effroi de la foi qui vous refroidit d’amour. Il serait temps de le dire : Ahmad Jamal est le musicien le plus religieux de notre temps. » (« L’ayatollah Jamal », Le Chroniqueur n°2, décembre 1996)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Éditions du Rocher, 2000, p. 3364.
  2. Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Éditions du Rocher, 2000, p. 3477.
  3. « Marc-Édouard Nabe, je l’ai connu tout petit, c’est le fils de mon vieux copain Marcel Zanini, très bon musicien de jazz fourvoyé dans la chansonnette. Il a un caractère de cochon et un talent flamboyant dans tous les domaines : dessin, musique, écriture... Malgré, mais surtout à cause de sa sulfureuse réputation qu’il soigne avec excès et de ses dérapages plus ou moins biens contrôlés, j’ai beaucoup de sympathie pour lui et surtout une grande admiration. Nul n’a jamais, mieux que lui, écrit sur la musique : son livre sur Billie Holiday est un bijou inestimable. Dans le n°2 d’une nouvelle revue très bien faite, Le Chroniqueur, parue le mois dernier, il consacre au pianiste Ahmad Jamal deux pages, éblouissantes, comme à l’accoutumée, intitulées “L’Ayatollah Jamal” mais vite emporté par son inévitable sens de la provoc et son incontinence verbale, il nous rend le pauvre musicien antipathique et con : “Ahmad Jamal est musulman : même ses fans ont l’air de l’oublier, les petits malins qui prennent bien soin de se rappeler son "vrai" nom sont des lâches qui savent qu’ils ne risquent pas le coup de poing que Mohammed Ali promettait quand on l’appelait encore Cassius Clay.” Je ne me sens pas particulièrement lâche de me souvenir de son nom “Fritz Jones” datant d’avant sa stupide circoncision ! Il continue “Ahmad Jamal croit en Allah. C’est un pianiste qui swingue en direction de La Mecque. N’en déplaise aux athées bornés qui passent entre cette évidence : son jeu de piano est musulman, son sens du blues est musulman, son toucher est musulman, son génie orchestral est musulman.” Merde alors ! En tant que vieil athée et borné au dernier degré, j’étais, en effet, toujours, passé à côté de cette évidence et ne savais pas qu’il souffrait d’un tel handicap ! Nom de Dieu, Marc-Édouard, j’ai bien fait de l’écouter et de l’apprécier avant d’avoir lu tes élucubrations démoniaques car, après ce lynchage en règle, difficile d’avoir encore envie de prendre son pied avec ce vieux muezzin taré. » in « Siné sème sa zone », Charlie Hebdo, 24 décembre 1996.