Robert Le Vigan

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Robert Le Vigan citant Céline au Tandil (Argentine), en 1970

Robert Coquillaud dit Robert Le Vigan est un acteur né à Paris le 7 janvier 1900 et mort à Tandil, en Argentine, le 12 octobre 1972.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Robert Le Vigan est certainement l’un des trois acteurs qui ont le plus inspiré Nabe (les deux autres étant Michel Simon et Saturnin Fabre) dans les années 1970-80, avant même qu’il songe à écrire. La rélévation de l’acteur, le jeune Zannini la fit en lisant Rigodon de L.-F. Céline où « La Vigue » est un personnage principal. Nabe a donc eu connaissance du jeu et de l’originalité de Le Vigan, à travers la langue célinienne, avant même de voir un film avec lui ! C’est à la télévision, au Cinéclub de Patrick Brion, qu’il découvrira les prestations inoubliables et souvent fugaces de Le Vigan (Les cinq gentlemen maudits, de Julien Duvivier, 1931 ; Les Bas-fonds, de Jean Renoir, 1936 ; Quai des brumes, de Marcel Carné, 1938 ; Ernest Le Rebelle de Christian-Jacque, 1938 ; Paradis perdu, d’Abel Gance, 1939...) et sa fascination ne fera que croître jusqu’à faire du jeu cinématographique de Le Vigan, l’un des plus forts dans le rôle de composition, une sorte de maître de vie dans un monde où toute folie et excentricité est bannie par principe. Chaque fois qu’il pourra, Nabe ira voir dans des salles de cinéma le moindre film souvent raté mais que Le Vigan illumine toujours de sa puissance[1]. À l’ère du magnétoscope, il enregistrera des séquences leviganiennes, fabriquant des cassettes de plus de 4 heures d’interventions à la suite de Le Vigan apparaissant dans des rôles divers. Une fois « devenu » écrivain, Nabe parlera de sa passion pour Le Vigan à des personnalités bien différentes : Jean Tulard, Jean-Pierre Léaud, Dominique Païni, Bertrand Tavernier, Jean-François Stévenin... Et aussi, par chance, avec ceux qui l’ont connu personnellement : Mouloudji, Claude Autant-Lara, Roland Lesaffre, André Bernard, Arletty.

Marc-Édouard Nabe : Quand vous avez rencontré l’acteur Robert Le Vigan, avant la guerre, était-il déjà envoûté par Céline ?
Arletty : C’était le contraire ! Céline lui faisait la cour, le flattait.
M.-É. N. : Comment lui faisait-il la cour ?
A : Céline lui disait : “Ne pars pas tout de suite, reporte ton film...” Quand je suis revenu à Paris, après la guerre, j’ai revu Céline et il ne m’a même pas demandé comment allait Le Vigan. Moi, Le Vigan est dans mon cœur. Céline, il lui fallait une présence, c’est tout, peut-être pas dans sa chambre, mais dans la maison. Il était un grand poète qui n’avait pas d’émotions.[2]

Mais après Arletty, c’est surtout avec Lucette Destouches, qu'à partir de 1987, Nabe refera vivre, d’une certaine manière, Le Vigan dans les conversations nombreuses qu’il aura avec la femme de Céline lui transmettant beaucoup d’anecdotes et corroborant la vision nabienne du comédien. Elles seront pour la plupart retranscrites dans son roman Lucette en 1995 par les voix de Stévenin et de Lucette dialoguant.

C’est Claude Beylie et André Bernard, lecteurs de Nabe depuis le début, qui demanderont à l’auteur d’Au régal des vermines d’écrire un texte sur Le Vigan dans leur livre, Robert Le Vigan, Désordre et génie (1996), et qui sera repris dans Oui. Nabe a écrit également beaucoup sur l’acteur dans son Journal bien sûr, et dans Zigzags.

Connaissant par cœur la vie et la filmographie de Le Vigan, ayant arpenté le quartier de Montmartre où La Vigue fréquentait Céline et Gen Paul, Nabe sera friand de tout ce qui concerne l’inoubliable Goupi-Tonkin de Goupi Mains-Rouges, ou le légionnaire de La Bandera (Julien Duvivier), ou l’assassin dans L’assassinat du Père Noël, de Christian-Jacque, etc., etc., sans oublier le faussaire dans Les Disparus de Saint-Agil, dont il aura l’occasion de parler avec l’un des acteurs du film, Mouloudji.

Mais les images qui resteront les plus fortement gravées dans son esprit seront celles du documentaire tourné par Jacques Grignon-Dumoulin en 1970 sur Le Vigan retrouvé vieux, exilé, inactif en Argentine, et que Nabe avait découvert lors d’une projection dans un musée en 1976, bien avant que YouTube existe… Nabe avait même enregistré sur une cassette audio le son de cet entretien bref mais magnifique. On sentait là tout l’amour et la fidélité de Le Vigan pour Céline qu’il défendra lors de son propre procès où, traité comme un vulgaire collabo, il risquait le peloton d’exécution… Pour finir, sur le même sujet, rappelons que Le Vigan fut le plus grand lecteur de Céline, écrasant évidemment les Luchini et compagnie, comme le prouvent certaines bandes sonores où on avait eu la bonne idée de l’enregistrer en train de lire des pages de Nord (première édition, 1960) et des lettres inédites à lui adressées par le prophète de Meudon.



Quelques rôles définitifs de Le Vigan au cinéma :

Citations

Nabe sur Le Vigan

  • « Samedi 7 janvier [1984]. — [...] Vu encore Le Vigan dans le supernavet Paradis perdu. Décidément c’est la semaine Coquillaud, “acteur halluciné”. Toujours cette sueur, cette émotivité étouffante, torride, qui le fait basculer du pauvre type timide à l’égaré psychologique… J’adore le voir ainsi, lyrique, douloureux d’émotion, les nerfs à vif de ne pouvoir s’exprimer ainsi : soupirs et sourires, respiration difficile du béat en extase, mal dans la peau du monde… » (Nabe's Dream, 1991, p. 213)
  • * « Lundi 30 janvier [1984]. — […] Je pars pour Paris voir L’Homme de nulle part. Je m’en serai avalé des navets pour apercevoir Le Vigan. Celui-ci est gratiné : je suis récompensé car La Vigue est très présente tout au long de cette adaptation ridicule et poussiéreuse de Feu Mathias Pascal. Je préférais de loin ce que Marcel L’Herbier en avait fait avec Mosjoukine. Le minus Pierre Chenal a bien trouvé son Mathias en la personne de l’atroce Pierre Blanchar, antipirandellien au possible. Une suite de lourdes vannes bouillies avec une lenteur et une mollesse exemplaires. Heureusement que Le Vigan est là pour ranimer la bande dessinée… Papiano magnifique, d’une aisance et d’un sourire splendides : il évolue avec sa chevelure antique et solennelle, très bien noirci par les expressions, méchant décontracté, courtoise crapule délicieuse, très propre, malin, terrible… Un de Télérama a osé écrire : “Le Vigan avec son côté diagonal, charnel et faux (sic !) ne se retrouve aujourd’hui que dans un seul acteur : Daniel Mesguich !…” C’est une blague, j’espère ! » (Nabe's Dream, 1991, p. 243)
  • « Mardi 17 avril [1984]. — […] Revu Golgotha : Le Vigan est le seul Christ possible. Le Christ n’a jamais existé, il attendait La Vigue… Silhouette, lenteur, halo, tristesse soucieuse, dignité, effarement, tête à claques… Tout y est, comme dans les grands tableaux d’Antonello, de Bellini, de Rouault, de Piero della Francesca et d’Angelico. Il aurait fallu Pasolini pour faire tourner Le Vigan. Bien qu’on ne le voie pas vraiment beaucoup, et souvent de loin pour nimber le “personnage” de mystère, le navet vaut la peine. Le Vigan en Roi des Juifs raillé par les Romains, soudain décoiffé, en sueur, soupirant et lointain : voilà une image inoubliable… Hélène me prend vraiment pour un fou avec mon Vigan. “Tu es un extatique obsessionnel !” » (Nabe's Dream, 1991, p. 372)
  • « Vendredi 10 mai 1985. — […] Sur Le Vigan, elle [Arletty] nous raconte qu’il était vraiment tordu. Un soir, dans la pièce qu’ils jouaient ensemble, sans prévenir et le plus sérieusement du monde, il s’est débraguetté, il a montré son sexe, on a descendu le rideau, pour lui faire comprendre, puis on l’a remonté. Le Vigan continuait à jouer, le sexe dehors, comme si de rien n’était, comme si ça faisait partie du spectacle, comme si sortir son sexe avait été une indication scénique pour son personnage !
— C’est pas eux qui allaient chercher Céline, c’est lui qui s’accrochait, il avait besoin de ces types-là, il les absorbait les dingues. Le Vigan, Gen Paul, tout ça…
Elle est allée en Argentine pour Le Vigan et il ne lui a absolument rien demandé sur Céline, aucune allusion, ils n’en ont pas parlé. À cette époque (années 60) il lui en voulait.
— Il avait rien fait Le Vigan… Rien écrit, pas politique du tout… Il disait juste à la radio : “Bonjour, ici le général de Gaulle ! Poum ! Poum ! Poum !” ça vaut pas qu’on vous coupe la tête ! » (Tohu-Bohu, 1993, pp. 1026-1027)
  • « Le Vigan ? J’aime en lui sa façon de haleter ainsi. Je n’ai jamais vu quelqu’un posséder une telle diction. Il élocutionne les phrases, fait sonner les syllabes, sans s’énerver et en état cependant de délire permanent. Il paraît qu’il n’avait aucune mémoire : il fallait le filmer phrase par phrase : aucun théâtre ne lui était concevable. Son air de loup doux, un peu jeune, son gros crâne lourd en disent long. Il sort une seule phrase qui attire l’attention de tout le monde sur lui. Il est venu comme pour donner mauvaise conscience aux jeunes premiers. Il a ce côté shakespearien que tout acteur devrait avoir, celui qui a oublié comment il s’appelle et qui se pend à la fin parce qu’il a peur de la poussière. Une des phrases certainement dans ma jeunesse qui faisait les beaux jours de ma nature était son : “Mon organisme est entièrement intoxiqué par l’alcool !”, que je me répétais quinze fois par jour. Le Vigan a écrit de très belles lettres, un peu trop céliniennes certes, mais qui a le droit plus que lui d’être “trop” célinien ? Il y exprime ses testaments divers dans un ton qui témoigne d’une grande fidélité à son personnage fantômal, en sueur hallucinogène, car le jeu de Le Vigan est peut-être celui qui vous exalte le plus, le plus affolant parce que le plus affolé, d’une effrayante loyauté...
Le Vigan à qui Céline a donné ses meilleurs rôles. Qui n’a pas vu Robert Le Vigan dans la Vigue, “Bernadette” en sueur, crucifié sur un lit cage, “drôle” délirant dans les franges de l’Allemagne en lambeaux, ou alors dans Norbert l’apparition de 'Normance', en habit de cérémonie, immobile attablé sous les bombardements !… Qui n’a pas vu ça, ne connaît rien de l’acteur. » (« Trombones », Zigzags, 1986, pp. 208-209)
  • « Le Vigan, c’est lui qui est inspiré. Le Vigan, c’est le plus inspiré des acteur français. Quel dommage qu’il n’ait pas pu reprendre sa carrière d’avant-guerre. Arletty et Pierre Fresnay, et Jean-Louis Barrault aussi, ont essayé de le faire revenir, mais il avait des problèmes terribles de mémoire quand il était en Argentine, et il ne pouvait pas aligner plusieurs répliques de suite. On a, heureusement, les quelques documents rares que sont ses films, pas toujours réussis, mais où il éclate littéralement, où il a une force et une mystique extraordinaire. C’est le grand acteur flamboyant du cinéma français » (Les Uns disent, Radio Sarcelle, 6 février 1986)
  • « Vendredi 10 juin 1988. […] Le repas se passe bien mais je suis agacé par la réaction de Dachy et surtout de sa femme lorsque je parle de mes Trois Fous, projet qui m’échauffe déjà… AylerKhlebnikov : parfait ! Mais Le Vigan ! Ces deux babs grotesques qui ne connaissent rien au cinéma se permettent de faire la grimace parce que Le Vigan était collabo, antisémite, fasciste, etc. On s’en sortira jamais de cette histoire… Moi je n’y passe même pas. Je suis désolé, ce n’est pas ce qui me vient instinctivement à l’esprit quand j’évoque Le Vigan. Au leur, si. Ils ne veulent pas savoir qui est Le Vigan uniquement parce qu’il était collabo ! C’est lamentable et la réflexion de Paule : ”Je ne le trouve pas assez fou… au fait, dans quoi il joue déjà Le Vigan ?” m’exaspère à un tel point que je la mouche assez brusquement. » (Kamikaze, 2000, pp. 2703-2704)
  •  « Jean-Louis Ezine : En tout cas Robert Le Vigan, ça c’est un nom que vous citez très souvent… Commençons par la Vigue, par la vieille voix de vieille Vigue…
[Voix de Robert Le Vigan, 1942]
Marc-Édouard Nabe : C’était un extrait de Goupi Mains-Rouges, c’est presque la fin. C’est magnifique, cet homme atteint de paludisme qui grimpe comme un singe dans un arbre pour atteindre la lumière et pour échapper à sa famille, et donc aux hommes. Tout est là pour moi aussi. Une de mes grandes émotions cinématographiques a été de voir ce film-là. Et Le Vigan est non seulement un personnage littéraire qu’on retrouve dans les romans de Céline, mais c’est surtout un fabuleux acteur et il serait temps qu’il y ai un festival Le Vigan. Jean-Pierre Léaud et moi-même, qui sommes deux viganiens-viganistes exacerbés, le réclamons à corps et à cri depuis des années. » (Culture Matin, France-Culture, 11 juin 1991)
  • « — Pourquoi vous y êtes allés alors ?
— À cause de Le Vigan. C’est lui l’affreux qui a poussé Louis. Il ne pensait qu’à bouffer, il me collait tout le temps : “Allez, dis-le à Louifé (il appelait Louis "Louifé"), il faut qu’on aille à Sigmaringen, toi il t’écoutera, si tu lui dis que tu veux y aller, il ira…” Je lui répondais : “Je ne veux pas qu’il aille à Sigmaringen, je veux pas qu’il rejoigne ces voyous, il va être classé dans la collaboration, il va être épinglé en allant là-bas !” D’ailleurs on le dit encore dans les journaux. “Céline est parti avec Pétain…” Ça fait plaisir... Jusque-là, on avait rien eu à faire avec eux, la milice, tout ça... Louis ne les avait jamais vus, n’avait jamais eu aucun rapport... Il s’était démarqué pendant quatre ans, et tout à coup, il se collait à eux ! Je me doutais qu’on allait nous mettre dans le même sac, mais on avait tout essayé à Kränzlin, impossible de sortir d’Allemagne, Louis s’est imaginé que là-haut, on allait nous permettre de partir.
— Peut-être qu’il s’ennuyait à Neureppin, le Robert ?
— Non, non il avait faim, c’est tout. Il voulait bien mourir, mais en ayant mangé avant. Il ne s’ennuyait jamais à la campagne. Il aimait bien la nature lui, contrairement à Louis.
— Ça c’est absent complètement des bouquins !
— Le Vigan aimait se promener. Il était plutôt campagnard, il avait été élevé, je ne sais pas où avec son frère.
— Moi je croyais que c’était le mondain total !
— Ah non, pas du tout, il connaissait bien les animaux, il était très intéressant. Il pouvait faire les deux, la ville et la campagne, ça on peut dire qu’il était à facettes. Moi je le regardais comme une bête curieuse, il m’amusait énormément, je riais. Plus il pleurait, plus je riais, c’est ça qui l’énervait parce qu’il voulait absolument que je fonde de commisération et ça ça marchait pas, ça marchait pas du tout. Je lui disais : “Tant pis si on mange pas, on suit notre chemin à nous et on ne se mêle pas aux autres.” Mais lui, il voulait me convaincre du contraire. Il me disait du mal de Louis : “Tu vois pas que Louifé est devenu fou, il faut le forcer, il faut l’obliger à rejoindre les Français, c’est à toi de lui dire quelque chose.” Rien du tout ! Alors, il se foutait en colère, en larmes. Il se mettait dans des positions terribles, en croix, et je riais, je riais ! Il était tellement triste qu’il en devenait risible. Il me regardait en gémissant : “Tu te moques de la vie d’un homme.” C’était le Christ, c’était Jésus-Christ qu’on était en train de reclouer, et c’était Louis le responsable ! On était en train de le rendre très malheureux et il allait mourir. Quand on allait sur la route de Neureppin, il marchait exprès à cinquante mètres devant nous, en faisant de grands mouvements de bras, on voyait le vent qui passait à travers lui, comme s’il n’avait plus de corps, il avait l’air d’une espèce de vieux drapeau qui se baladait, il devait chercher des poules ou des trucs à bouffer...
— Funambule sur son fil...
— Il était pas regardable, il avait l’air d’un fou et il l’était. Il avait totalement perdu son côté comédien... Il avait l’allure d’un saint et d’un clown... Un saint qui a faim, c’est un clown, non ?
— Finalement, Louis tenait mieux le coup.
— Oh oui, Louis ne mangeait pas, il s’en foutait, on s’en foutait, mais Le Vigan avait un besoin de manger. Les prisonniers de guerre qui gardaient les cochons, il a essayé de se mettre pote avec eux en leur offrant des cigarettes mais ils ne lui ont rien donné alors qu’ils mangeaient des petits cochons, ces affreux, sitôt que la truie avait ses petits, huit ou neuf... Robert a tout tenté : ça n’a pas marché. Parce qu’il était sournois, Le Vigan, il faisait ses coups en dessous mais on était trop détestés, vraiment c’était de la haine. » (Lucette, 2012 (1995), pp. 238-241)
  • « C’était un reportage de 1969 sur Le Vigan à Tandil, en Argentine, avec sa femme Edmée qui lui replace amoureusement son écharpe avant la promenade. “Ne prends pas froid !” Il sortait de son petit pavillon en souriant par petits sou- pirs...
— Oh, le cochon ! s’exclama Lucette. Il refait Louis ! Regarde-le : la canne, la cape... Il a même le chien !
Ça faisait une éternité qu’elle n’avait pas revu Le Vigan. Depuis Sigmaringen ! Et elle le retrouvait là cinquante ans plus tard sur le petit écran, méconnaissable. Tête penchée, lunettes, cheveux en brosse tout blancs. Lui qui avait les cheveux si noirs, noirs jais, le voilà à soixante-neuf ans, c’était à peu près l’âge auquel Céline était mort. Emmitouflé dans une houppelande marron toute klarskovgaardienne, l’avant-bras en écharpe à cause d’un poignet cassé, Le Vigan ressemblait à un doux lézard ensoleillé. Avec sa facilité légendaire, il s’était mis dans la peau de Céline. Son dernier rôle... Le journaliste était allé le chercher dans sa Pampa petit-bourgeois sur une route des Gardes au fin fond de l’Argentine. Il répondait aux questions du type de la “télèv” de sa belle voix inchangée...
“Vous me houspillez pour retrouver des souvenirs et je fais un travail mental extraordinaire pour retrouver des bribes de mémoire. Je ne vais jamais au cinéma. Non. Je ne peux pas. Ça me fait trop souffrir. Ça me rappelle ce que je fus. J’ai eu du plaisir à être un acteur. Parfois, j’ai fait des choses qui m’ont plu. Et puis... lorsque la politique a brisé ma carrière, alors... je suis devenu rien du tout n’est-ce pas... Je vis très petitement, mais je vis. Pendant quatre années de taule, j’ai acquis, pour ne pas souffrir, la suppression presque de la mémoire, et c’est la condition pour laquelle je n’ai pas trop souffert. Et depuis je ne fais rien... absolument rien.
— Vous êtes catholique ?
— Je suis catholique, oui.
— Céline, lui, était ?...
— Céline ? !... Je crois qu’il était libre-penseur. Il ne croyait pas... Il était médecin, et pour lui n’est-ce pas... Il disait une chose : “Oh, toutes vos idées sont bien jolies mais quatre degrés ou cinq degrés de fièvre de plus et vous m’en direz des nouvelles de vos belles idées”, n’est-ce pas... C’est fini.
“Enfin... Lui aussi a beaucoup souffert avant de mourir, beaucoup souffert.
“Et puis, ce qui pourrait m’intéresser, c’est de reprendre mon métier, l’âge ne le permettrait plus... alors ? Que faire ? Lire ? Méditer, se promener, penser un peu peut-être à l’Au-delà aussi. Enfin, attendre la mort. Elle vient. Hé ! Elle vient.
“C’est une bonne chose.
— Vous entendez ça, Lucie ? hurla Stévenin dans le téléphone de L’Ali Baba. Magnifique ! Mais pourquoi il se foutait pas un dentier ?
— C’était depuis le Christ..., répondit-elle. Il s’était fait scier les dents pour mieux lui ressembler. Elles n’avaient évidemment pas repoussé, il était édenté en permanence. Se mutiler comme ça au point d’avoir l’air d’un vieillard à partir de trente-cinq ans, c’était complètement idiot ! Avec ses petits yeux vifs, il faisait presque arabe. Il avait déjà pas de bouche, une bouche très mince et torturée qui faisait des plis comme une vague, avec le menton qui remontait tout ça se rejoignait, ça le faisait bafouiller un peu, il avait un zozotement, un sifflement, on l’entend encore là...
“Dommage, il ricane plus. Ce qu’il pouvait ricaner ! Il avait un ricanement terrible, les babines retroussées, ses ex-dents en crocs de chacal. En principe, il murmurait plutôt qu’il ne parlait, et soudain il poussait des cris stridents. Le Vigan ricanait comme une bête à tout bout de champ, toujours le même rire qui partait de l’arrière-gorge... Très hyène en fait, rien à voir avec le rire de Louis qui était une sorte de rigolade d’amertume dégoûtée du monde.
— Ça me fait de la peine, dit Serge, de voir Le Vigan comme ça... Lui qui était si remuant à Montmartre !
— Agité toute la journée, reprit Lucette. Transpirant d’effort pour sortir d’un rôle ou pour entrer dans un autre. Il était toujours entre deux peaux, on aurait dit un serpent aux prises avec des problèmes de mue déréglée. Il pouvait tout faire. Louis disait : “Vous le foutez sur un cheval, en armure, avec une bannière à la main et il vous fait Jeanne d’Arc mieux qu’elle.” Il était tellement dans le personnage que ça le mettait hors de lui-même. Voilà pourquoi il a parlé à la radio pro-allemande, Louis essayait de le dissuader de se mouiller comme ça pour rien, mais rien à faire. À la fin, il avait fait des sacs de sable dans son studio, il dormait avec une hache et un vélo, entre les deux, comme un petit enfant entre papa et maman. On y est allé avec Louis. Il nous a montré la couverture de son lit. Tellement encroûtée de sperme qu’il la soulevait comme un morceau de plâtre !… […]
— Il était marié à ce moment-là, le Robert ? demanda Stévenin.
— À ce moment-là, il était encore marié avec Tinou, mais ça marchait plus, elle était coquette, elle trouvait que Le Vigan était plus intéressant du tout, elle avait pris comme amant l’aviateur personnel de Pétain. Ils ont été vivre rue Washington, Le Vigan les avait suivis un moment : ils vivaient à trois, Le Vigan était tout à fait d’accord, ça le gênait pas du moment qu’il mangeait bien, au contraire ça l’amusait. Et puis, cet aviateur a eu un accident, son avion a pris feu, il est resté paralysé, il était très beau garçon mais dans une chaise roulante. On les a un peu perdus de vue. Je suis allée la voir deux trois fois, elle couchait avec toute la rue Washington, avec le boucher, avec l’épicier, avec le fromager comme ça elle avait toujours un peu de beurre, un peu de tout... J’ai raconté ça je ne sais plus à qui, à Vitoux qui l’a répété, alors cette Tinou m’a téléphoné : “Lucette, comment vous pouvez parler ainsi de moi ?” mais c’était la vérité... Et puis au moment où le ménage a éclaté, c’était fini, je crois qu’elle est repartie avec son aviateur sur son fauteuil... Le Vigan est remonté à la Butte. À ce moment-là, Bébert est resté tout seul. C’est ça l’histoire du chat Bébert. Ça avait été l’enfant du bonheur, c’était devenu l’enfant du malheur. J’ai pensé tout de suite moi au chat, mais Louis m’a dit “Si on doit partir, un chat, qu’est-ce qu’on va en faire ?” Alors, on l’a vu aller chez les uns, chez les autres et chaque fois Bébert se retrouvait dans la rue parce que les gens n’en voulaient plus. Finalement, un jour, je l’ai amené et puis j’ai dit à Louis : “Il est là !”
“C’était un énorme chat de gouttière, un caractère très gâté. Il parlait humain et Robert parlait chat. J’ai vu des scènes extraordinaires, des sérieuses. Le Vigan lui parlait en chat, et l’autre comprenait très bien, c’était des discussions, il faisait des phrases : "Agnagnagnaouïou miaoïa..." Ils s’engueulaient beaucoup, le chat montait au plafond de colère, il insultait Le Vigan. Robert lui répondait. Il se mettait très bien dans la peau d’un chat, aussi facilement que dans celle d’un homme. Bébert pouvait être comme un petit tigre quand il n’était pas content, avec moi il a toujours été mignon, mais avec Le Vigan, ils se disputaient comme des chiffonniers. Il lui avait attaché une petite pelle à la queue pour l’empêcher d’aller se battre, mais il allait se battre quand même. "Cling, cling, cling !" On l’entendait revenir la nuit avenue Junot avec la pelle accrochée derrière, toute tordue et lui aussi, pauvre petit bonhomme.
Le Vigan s’éloignait de dos, au fin fond de la télévision... » (Lucette, 2012 (1995), pp. 309-314)
  • « S’il fallait rapidement donner une des raisons qui font que Robert Le Vigan reste le plus grand acteur de tous les temps, je dirais qu’il a réussi à ne jamais jouer qu’une seule comédie : celle d’être toujours un autre interprétant son personnage à lui, Le Vigan. Les types louches, enfiévrés, serpentins, qu’il a l’air d’incarner sont, en vérité, d’authentiques personnes qui, devant le spectateur fasciné, imitent Le Vigan. Par le sens même de sa transgression métaphysique, la technique de décomposition de Robert Le Vigan transforme à l’infini, semble-t-il, tout individu existant dans la vie en acteur de cinéma, et quel acteur… le meilleur ! » (« Le jeu d’être un autre », Robert Le Vigan, Désordre et génie, André Bernard et Claude Beylie, 1996)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Le Vigan dans La Collection Ménard (1944, Bernard Roland)
  2. « Cette naïade, c’est Arletty », Paris Match n°2055, 13 octobre 1988, repris dans Marc-Édouard Nabe, Coups d’épée dans l’eau, Éditions du Rocher, 1999, p. 109.