Marc-Édouard Nabe, renaissance du scandale

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Marc-Édouard Nabe, renaissance du scandale est un mémoire de master signé Christopher Bianconi, soutenu à l’université Aix-Marseille en décembre 2012, et portant sur l’anti-édition.

Introduction

Depuis le début du 21ème siècle, permis par le développement d’Internet, sont apparues de nouvelles formes de distribution de l’art, cherchant à s’affranchir des intermédiaires pour créer un rapport direct : du créateur au récepteur. Ainsi avons-nous pu voir plusieurs exemples d’écrivains, musiciens, cinéastes, n’ayant rien d’autre en commun que d’avoir trouvé, chacun par des moyens différents et pour des raisons variables, une nouvelle manière de vivre de leurs œuvres, en allant à l’encontre des règles qui régissent les industries marchandes de la culture. Nombreux sont ceux, dans l’ombre ou la lumière, à avoir tenté de contester la nécessité d’un intermédiaire : de l’apprenti artiste qui jette ses travaux à disposition sur le web comme une bouteille à la mer, à l’artiste reconnu par son industrie, se servant de son statut acquis pour s’en extirper. Exemple symbolique, le groupe Radiohead, qui en 2007, en fin de contrat, publie son nouveau disque In Rainbows uniquement sur la toile, laissant à l’acheteur le choix de la somme qu’il jugera juste de débourser. La radicalité de ce positionnement provoqua un séisme dans le milieu musical, déclencha les foudres des professionnels et les applaudissements du public. Mais si ce coup d’éclat fut possible, c’est avant tout grâce à l’immense popularité du groupe, qui, sûr de sa force et puissant financièrement, pouvait à peu prés tout se permettre. Mais en osant mettre un pied en dehors du système, l’autre pied restait toutefois à l’intérieur, le disque finissant par être distribué par un label quelques mois après sa sortie virtuelle.
L’Homme qui arrêta d’écrire de Marc-Édouard Nabe, dont nous allons retracer ici la conception, du manuscrit à l’édition, est un cas radical, tout à fait différent par bien des aspects, mais a provoqué dans le paysage littéraire français des secousses aussi importantes, mettant le doigt sur une plaie encore aujourd’hui ouverte. Car ce que Nabe remet en cause lorsqu’il publie son nouveau roman sous le concept d’anti-édition le 14 janvier 2010, c’est la place même de l’écrivain dans la société marchande. Lui qui a publié vingt-six livres dans le système traditionnel avant de se qualifier de worst-seller dans Le Vingt-septième Livre connaît avec son vingt-huitième, sans contrat d’édition, son plus grand succès à ce jour. Succès financier lui permettant de continuer à vivre de sa littérature, et succès critique, car frôlant le prix Renaudot 2010 (à une voix près), une première pour un livre édité par son auteur. Succès obtenu sans être devenu un best-seller, avec un livre qui, de plus, n’existe dans aucune librairie.
C’est cette anomalie éditoriale, que nous tenterons de décrypter ici afin de déterminer les enjeux d’un tel choix et les questions que l’écrivain suscite par sa démarche. Depuis sa première publication Au régal des vermines en 1985 et sa naissance dans le scandale lors de cette « émission littéraire tragi-comique » d’Apostrophes, Marc-Édouard Nabe est un écrivain à part, auréolé de souffre. Durant vingt ans, peu soucieux de l’hostilité et de l’indifférence d’une partie du monde littéraire à son encontre, Nabe publiera une œuvre conséquente, journaux intimes, romans, essais, pamphlets, jusqu’à la sortie du Vingt-Septième Livre en 2005, en préface à la réédition de son premier livre (puisque indisponible depuis sa première édition) pour son vingtième anniversaire. Nabe dans cette missive dresse une analyse de son destin littéraire, constate l’échec de son parcours éditorial, et solde ses comptes avec le monde des lettres, énonçant son souhait d’arrêter l’écriture. Ainsi durant les cinq ans séparant ce « dernier » texte de la sortie de L’Homme qui arrêta d’écrire, l’auteur ne publiera rien de nouveau. À l’exception toutefois de tracts corrosifs traitant de sujets d’actualité, qui fleuriront sur les murs de Paris. Ce qui aurait du être un indice notable sur la survie de son écriture.
Pourtant, avant l’annonce de sa sortie, personne ne pouvait alors se douter de ce qui se préparait, pas même l’auteur, pour lequel aucune certitude n’était acquise quant à la réception du livre : « Il y a eu beaucoup de choses, puisque je me suis caché pendant quatre ans. Je parle de l’organisation, d’abord psychologiquement : faire croire à la plupart que j’avais arrêté d’écrire ; ensuite continuer quand même à faire les tracts ; mener de front le procès qui n’était pas sur d’aboutir ; avancer romanesquement dans l’écriture de ce livre tout en ne sachant pas où j’allais dans la publication, en espérant l’éditer moi-même mais sans en être sur ; sans oublier l’élaboration des deux sites parallèles : d’un coté le site des lecteurs, de l’autre la plateforme de vente. » Si Marc-Edouard Nabe est durant ces quatre années dans une situation floue, son positionnement contre le milieu éditorial est lui clair et inflexible. Il n’est plus dans la recherche d’un éditeur, mais avance à tâtons vers une autre voie. L’auteur refuse avec dédain tout travail sur commande, proposition qu’il ressent comme une tentative de vulgarisation de son art : « Pour être tout à fait honnête, je dois dire que je n’y ai pas beaucoup mis du mien. Une goutte d’eau dans mon vin, et ce n’est plus du vin. La dernière tentative du Milieu ç’a été de me proposer d’écrire un Dictionnaire amoureux du jazz dans la fameuse collection !... 150 000 francs (c’est tout ?), on me donnait. Une somme repoussée, évidemment, avec une grimace du bout de mes doigts de guitariste pleins d’ampoules. »
Mais Nabe, contrairement à Radiohead que nous avons évoqué plus haut, n’est pas dans une position de force par rapport à son milieu. Il n’est pas l’artiste, qui, sécurisé par le succès, a le pouvoir de se permettre toute les folies. Est-il possible alors de s’émanciper, seul, du système entier ? Comment peut-on au 21ème siècle, vivre de sa littérature, en se soustrayant aux obligations de vente qui lui sont inhérentes, tandis que l’industrie est en crise ? Par quels moyens l’écrivain, dont le lectorat fidèle représente quelques milliers de personnes, a-t-il pu connaître un succès aussi important, à son échelle, que fût L’Homme qui arrêta d’écrire ? Et si Nabe a réussi son pari risqué, cette réussite est-elle transposable ou constitue t’elle un cas unique, impossible à reproduire ? En quoi consiste concrètement l’anti-édition, et en quoi diffère t’elle d’une auto-édition classique ? Vingt-cinq ans après la première naissance littéraire de Nabe dans Apostrophes coïncidant avec son suicide médiatique, nous pouvons nous demander comment l’auteur a pu orchestrer dans le plus grand secret, à travers la publication de L’Homme qui arrêta d’écrire, cette renaissance du scandale ?
Nous allons prendre comme centre L’Homme qui arrêta d’écrire pour répondre à ces questions. En premier lieu, nous retracerons l’histoire d’une rupture éditoriale, celle de l’auteur avec le monde de l’édition. Nous évoquerons pour cela sa situation atypique aux Éditions du Rocher durant seize années d’écriture, jusqu’au procès contre la maison qui lui permettra de récupérer les droits de ses livres, première victoire nécessaire à son émancipation du système. Emancipation qui prendra forme sous le concept d’anti-édition, que nous détaillerons dans la seconde partie. Tout d’abord en décrivant concrètement l’objet-livre puis en tentant d’établir une logique entre sa forme physique et son moyen de diffusion, du réel au virtuel. C’est ensuite l’abolition des intermédiaires éditoriaux, prôné par l’écrivain, qui nous intéressera, car ouvrant un débat sur la place de l’auteur et la façon de considérer le succès d’un livre. Notre dernier point sera axé sur la trajectoire individuelle de Nabe en nous demandant si d’autres écrivains pourraient éventuellement s’engouffrer dans la brèche ouverte, ou si elle s’est inexorablement refermée derrière lui et son passage en force.

Première partie : Histoire d'une rupture éditoriale

Avant de pouvoir imaginer la conception et l’anti-édition de L’Homme qui arrêta d’écrire, Marc-Édouard Nabe, de 1985 à 2005, a publié vingt-sept livres dans le système d’édition traditionnel. C’est donc en amont, dans cette première vie de l’écrivain, que nous allons chercher ce qui a engendré la seconde, et l’a rendu possible. Nous décrirons ici la rupture de Nabe avec le milieu des lettres, d’abord en faisant la description de sa situation éditoriale atypique, avant d’évoquer la récupération des droits de ses ouvrages lors du procès qui l’a opposé à sa maison d’édition. Enfin nous évoquerons son émancipation qui permet à l’auteur de préparer son renouveau littéraire.

Situation atypique

Le jeune Marc-Edouard Nabe a subi beaucoup de refus avant de pouvoir publier, en 1985, son premier livre Au régal des vermines, dont la quête d’un éditeur est retracée tout au long du premier tome de son Journal Intime. Ce sera finalement Barrault qui osera publier le livre du scandale. Après le suicide médiatique d’Apostrophes et l’ostracisation qui en résulta, l’écrivain publiera l’année suivante chez différents éditeurs : à nouveau chez Barrault pour Zigzags ; au Dilettante pour Chacun mes goûts ; chez Denoël pour L’âme de Billie Holiday. Puis en 1989, Le Bonheur, son premier roman, paraît chez Denoël, mais le livre n’est pas le succès de librairie attendu. Passé sous silence à l’aube des années 90 par une partie du monde des lettres pour qui son nom est un gros mot, Nabe, dont la réputation sulfureuse est jointe a de maigres ventes et un rythme de publication soutenu, peut légitimement se poser la question des conditions de la poursuite de son écriture et de sa survie matérielle. C’est la rencontre miraculeuse avec un éditeur, ou la rencontre avec un miraculeux éditeur, qui va tout changer, lui donnant le privilège de ne jamais sortir de son immersion dans la littérature : « Il faut dire que j’ai eu la chance d’avoir un éditeur comme Jean Paul Bertrand. Certains disent que Bertrand a été mis sur Terre comme un ange gardien, rien que pour cette mission : m’éditer. Il m’a permis de vivre et d’écrire pendant seize ans ! J’ai eu la tranquillité d’esprit matérielle et éditoriale nécessaire à la construction de ma « cathédrale » comme il disait. .. »
Convaincu d’avoir face à lui un grand écrivain, Jean Paul Bertrand, directeur des Éditions du Rocher, décide alors de mensualiser Marc-Edouard Nabe afin qu’il puisse continuer à écrire. Ainsi durant seize ans, faisant fi des chiffres de vente, qu’ils soient satisfaisants (Une lueur d’espoir en 2001 avec vingt mille exemplaires vendus) ou réduits (deux à trois mille livres écoulés en moyenne) l’écrivain percevra tous les mois une somme identique, en n’étant soumis à aucune obligation, si ce n’est celle de satisfaire son insatiable soif d’écriture. Son éditeur lui laisse les pleins pouvoir sur son oeuvre, et Nabe se retrouve alors dans un contexte privilégié dans lequel il publiera la plus imposante partie de son œuvre : « 2 200 euros mensuels versés par Jean-Paul Bertrand, pendant quinze ans. Pour écrire ce que je voulais. Je n’avais aucune fonction au Rocher, n’oublions jamais ça. Je n’ai jamais fait autre chose que de m’occuper de mes propres livres. Tout, dans cette histoire, est exceptionnel. »
Cette stabilité financière accouplée à une liberté artistique absolue, c’est peut être ce qui explique l’épanouissement dans l’abondance de l’écriture de Nabe durant cette période. Mais plus qu’une relation professionnelle entre un éditeur et son auteur, il s’agit avant tout d’un rapport de confiance entre les deux hommes. Car aussi surprenant cela puisse paraître, l’accord entre eux n’a jamais été formalisé ni détaillé dans un contrat : « Jean-Paul était simplement un type qui y a cru ! Pas seulement en moi, mais dans la possibilité d’un rocher… Et même d’une île surnageant dans ce bain de sang qu’est l’édition parisienne. Une île (volcanique bien sûr) où l’on pourrait, avec quelques Robinsons et Vendredis, bricoler un paradis de liberté littéraire… J’ai publié quinze livres chez lui, dont mon Journal Intime. Et sans contrat, sans contraintes. Une affaire entre lui et moi. Sans Bertrand, j’aurais été récupéré depuis longtemps ! » L’absence de Bertrand, c’est justement ce à quoi Nabe va devoir se confronter durant l’année 2005. La teneur du contrat qui liait les deux hommes va apparaître alors comme problématique. Car si l’écrivain avait tout le soutien de son éditeur, son départ impromptu à la retraite cette année là, après avoir mis les Editions du Rocher en vente, va créer un conflit ouvert et immédiat entre Nabe et la nouvelle direction, entraînant son départ immédiat des Editions du Rocher. Ce conflit trouve un terme trois ans plus tard, à la fin de l’année 2008, lorsque le verdict du procès que Nabe intente au nouveau patron du Rocher fût prononcé, lui attribuant la propriété quasi-intégrale de ses droits éditoriaux.

Récupération des droits

Lors du départ à la retraite de Jean Paul Bertrand, une des premières décisions des Éditions du Rocher, dont le pharmacien toulousain Pierre Fabre est le nouveau propriétaire, est de mettre fin à la mensualisation de Nabe. Le nouvel « éditeur » ne se pose aucune question sur le talent stylistique de l’auteur, ou sur sa destinée littéraire. Sa destinée économique lui semble, elle, plus évidente. Il n’est pas un écrivain rentable et ne bénéficiera d’arrangement d’aucune sorte, l’art ne pouvant se développer apparemment, pour l’éditeur, que par la maximisation du profit. L’attitude de l’entrepreneur apparaît alors comme le négatif de celle de Bertrand, lui qui a su conjuguer les succès éditoriaux au quasi mécénat de Nabe, tout cela dans l’accomplissement d’une vision de son métier portée par l’amour des livres : « Bertrand s’est barré à la retraite, hop, du jour au lendemain… A soixante deux ans, notre éditeur a vendu sa boîte pour un million deux d’euros (c’est tout ?) à un pharmacien du Sud-Ouest. Trop marre. Il est parti à la pêche. A lui les truites ! Comme je le comprends. Le Milieu l’a trop pris pour un con. Un con qui a publié Rûmi, Unabomber, Delerm, Carlos, Crazy Horse, Saddam Hussein, qui s’est tapé le best-seller de Brigitte Bardot et, je le gardais pour la bonne bouche, qui a édité le premier livre de Michel Houellebecq (ton Lovecraft), moi, je n’appelle pas tout a fait ça un “con” ».
Bertrand parti, Nabe se retrouve démuni. De ses œuvres comme de son salaire. C’est poussé par ce brusque changement, que l’écrivain, pourtant tout sauf procédurier, va réparer sa propre injustice en attaquant sa maison d’édition. Ce n’est pas tant l’aspect financier qui sera le véritable enjeu de ce procès, mais plutôt la bataille engagée par l’auteur afin de pouvoir devenir propriétaire des droits de ses propres livres. Bataille menée sur plusieurs fronts, puisqu’à coté du procès avec les Editions du Rocher, des démarches seront également initiées pour acquérir les droits d’autres parutions, aux éditions Gallimard et Denoël : « J'ai d'abord eu le conseil de faire un procès au Rocher, puisqu'ils m'avaient viré du jour au lendemain. C'est Emmanuel Pierrat qui m'a défendu. Peu d'argent au final mais, c'est le plus important, il a récupéré les droits de mes livres - parce qu'au fond ils s'en foutent de ces droits. J'ai aussi réussi ensuite à récupérer mes droits chez Gallimard et Denoël, par simple lettre et grâce à leur mépris, disons, puisque pour eux tout ce que j'ai fait ne valait rien. »
Maintenant propriétaire des droits de son oeuvre, l’écrivain récupère aussi, par la même décision de justice, le stock de ses livres invendus. Livres invendus végétant jusque là dans des cartons tandis que sur les différents sites d’enchères Internet leurs prix et leurs demandes ne cessaient d’augmenter, faisant la joie des spéculateurs au détriment des lecteurs. Sans éditeur donc, mais en possession de ces anciens livres et de ses droits éditoriaux, l’écrivain sent bien que les années jouent en sa faveur, et qu’un public nouveau s’intéresse à son œuvre. Mais alors, quelle stratégie adopter pour satisfaire son lectorat et permettre à l’auteur de publier à nouveau ? Chercher un nouvel éditeur pour rééditer ses anciens livres ? Marc-Edouard Nabe est catégorique : « Pas question de les remettre dans le circuit. Si ça amuse les autres écrivains de continuer d'accepter de ne toucher que 10% de leur travail, ça les regarde. Moi je suis davantage pressé de vivre de ce que je crée, le milieu éditorial m'excusera. Alors, j'ai décidé de m'éditer moi-même. » Et si cette volonté va faire naître l’anti-édition, c’est qu’une fois libéré de son procès contre son éditeur, avec toutes les armes en main, Nabe manifeste clairement son refus de réintégrer le système éditorial.

Émancipation du système

L’émancipation du système est à l’origine de la création de l’anti-édition puisque c’est ce système que Nabe juge en partie responsable de l’arrêt de son écriture dans Le Vingt-septième Livre. Car même édité, il était déjà un cas à part dans le paysage littéraire français, ses livres n’étant disponible que dans leurs éditions originales, aucun n’ayant jusque là connu la grâce d’une édition de poche : « Tu te rends compte ? Après vingt ans de publications, je ne suis toujours pas en livre de poche… Quand je rencontre le responsable de Folio (4247 titres à ce jour) et que je lui dis que je suis le seul auteur français à ne pas être en poche, il me répond : « Eh bien, comme ça, vous serez l’exception française ! » Cette anomalie est cependant corrigée puisque le 30 août 2012 paraissait Lucette de Nabe en édition folio, à la demande de la maison d’édition, pour fêter le centenaire de la femme de Céline, héroïne du roman. Pour accepter, l’écrivain demanda les droits des deux derniers livres qu’il lui manquait, Lucette et Visage de Turc en pleurs et qu’il illustre la couverture lui-même avec une peinture faite pour l’occasion. Fait rarissime voire unique : le « copyright » présent sur le livre est celui de l’auteur et non celui de la maison d’édition Gallimard. La parution de Lucette reste à ce jour la seule publication de Nabe disponible et destinée à un large public.
Mais si Nabe, depuis sa première apparition, a toujours nourri de très hautes ambitions littéraires, se moquant des conséquences sur la manière dont il pouvait être perçu, il n’a jamais nourri de hautes ambitions de ventes, ni cherché à séduire le grand public ou la critique afin de vendre un maximum de livres : « Cela dit, je m'en moque de faire des chiffres. Comme le dit d'ailleurs Céline au début d’Entretiens avec le Professeur Y. : “N'allez pas croire un seul zéro de ce que les écrivains ou éditeurs affichent !”. Rien ne se vend, ou très peu. Sauf Marc Lévy, bien sûr, ou ce genre de choses aberrantes. Sachez que les écrivains qui vendent très moyennement se rajoutent des zéros parce que, pour leur orgueil, cet aspect des choses est essentiel. Ils ne comptent jamais les retours ou se collent des traductions dont tout le monde sait qu'elles sont des arrangements bidons entre pays étrangers. Il faut absolument avoir l'air d'un écrivain lu par beaucoup. Ça garantit une « force littéraire », alors que les chiffres n'ont avoir ni avec le talent, ni avec l'impact du texte. »
Puisque les chiffres bercent d’illusions, que signifie alors le succès pour un écrivain ? Pour les écrivains morts, devenus immortels, nous abordons la qualité littéraire de leurs œuvres sans jamais l’associer ou l’assimiler à un succès commercial. Lorsque nous évoquons Baudelaire, Rimbaud, Proust, Bataille, Calaferte et d’autres, il ne viendrait à l’idée de personne de mettre sur la table le sujet du nombre de livres vendus. La question de la survie matérielle de l’écrivain est pourtant une donnée à trancher afin de construire une œuvre. Et le désir de Marc-Edouard Nabe désormais, c’est de continuer à écrire et vivre de sa littérature, sans se réintégrer au système, sans chercher à adoucir son image, ni trouver de quelconques compromis pour vendre plus de livres. Pour parvenir à cette émancipation, l’écrivain sait qu’il peut compter sur un fidèle lectorat, réduit mais passionné. C’est de cette problématique que va naître l’anti-édition : « Mais moi, j'ai commencé par détruire mon image, en direct, à l'âge de 25 ans chez Bernard Pivot, et je l'ai fait sciemment, avec toute ma fraîcheur. Mon but n'est pas de protéger ou de consolider une image. C'est mon côté hyper snob, dandy, élitiste. Mais pas sur le plan social : je suis pauvre, et je le resterai. Je me fous de griller ma réputation. Ca sert à quoi, une bonne image ? A avoir plus de lecteurs ? Faire une bonne prestation vous ouvre d'autres portes. Qui vont vous amener à quoi ? A fréquenter d'autres gens, des éditeurs, des journalistes, pour avoir un bon réseau, de bons articles dans un bon journal. Pour quoi faire ? Pour vendre des livres ? Il vaut mieux avoir mille lecteurs qui vous comprennent que cent mille qui se servent de vous pour se croire intelligents. »

Deuxième partie : L'anti-édition

Avec l’ouverture de sa plateforme Internet marcedouardnabe.com, l’auteur voit enfin son projet d’anti-édition prendre forme concrètement. Mettant disponible à la vente les stocks de ces anciens livres, et publiant du même coup son nouveau roman L’Homme qui arrêta d’écrire le 14 janvier 2010, l’écrivain réfute alors le terme d’auto-édition pour celui d’anti-édition, décrivant son acte émancipateur et le succès qui suivra comme un exemple duquel s’inspirer : « Voilà, j’ai été un enfant gâté de l’édition mais, à un moment donné, il faut changer de système. Ce n’est pas seulement pour moi que je le fais. Mais pour l’avenir aussi… » Nous traiterons ici les spécificités de cette anti-édition en nous attardant sur la forme de l’objet-livre L’Homme qui arrêta d’écrire, et des moyens choisis pour le diffuser. Nous axerons ensuite notre propos sur le rapport nouveau que Nabe instaure avec le lecteur par la suppression de toute intermédiaire éditorial. Enfin nous nous demanderons si le succès du roman de Nabe est reproductible ou s’il est cas unique en décrivant la trajectoire individuelle de l’écrivain.

L'objet-livre : du virtuel au réel

Une fois commandé sur le site de l’écrivain et reçu dans sa boite aux lettres, L’Homme qui arrêta d’écrire nous apparaît sous sa forme physique. Épais de presque sept cent pages, le livre se présente sous une forme élégante, et intrigue. Entièrement noir il n’est décoré que de quelques écritures en lettres majuscules qui occupe la surface de sa couverture. D’un blanc légèrement jauni, le seul nom de l’auteur Nabe (le prénom Marc-Edouard n’étant pas inscrit) apparaît ainsi que l’appellation Roman. L’Homme qui arrêta d’écrire est lui inscrit en rose clair entre les deux termes précédents. La quatrième de couverture, elle, est ornée du simple chiffre 28 (pour le vingt-huitième livre), quant à sa tranche elle reste noire et vierge d’écriture. De la qualité du papier à la couture, tout dans l’aspect du livre montre le grand soin accordé aux détails de sa conception. Il est à noter qu’aucun code barre ne figure dessus, ce qui rajoute à l’objet un aspect solennel et mystérieux, comme situé hors du temps. Ce détail nous éclaire sur la démarche de Nabe, qui par ce choix nie le principe de vente le plus élémentaire, et fait apparaître le livre comme un objet radical, d’une sobriété d’usine mais qui confine au luxe.
Vendu uniquement sur Internet et symboliquement dans quelques commerces (fleuriste, boucher etc…) dont les propriétaires sont des amis de l’auteur, l’objet livre restitue ce mélange de classicisme et modernité. Car l’auteur est absolument attaché à ce que la forme matérielle soit le seul moyen de lire ses anciennes et futures publications. Si Nabe utilise les moyens de son époque pour diffuser son œuvre, il refuse catégoriquement l’idée de la numérisation de l’écriture. Sur le site des lecteurs de Marc-Edouard Nabe, qui fournit un travail d’archives impressionnant, quasi-encyclopédique, il est possible de lire des textes littéraires de l’auteur, les tracts évidemment, des préfaces pour d’autres livres également, mais aucun texte intégral tiré d’un de ses livres. Ni gratuitement, cela semble évident si l’auteur désire continuer à les vendre, ni dans un échange commercial. Il est ainsi impossible de lire une de ces œuvres, anciennes ou nouvelles, autrement qu’en achetant la version physique du livre. C’est un choix philosophique de l’auteur qui tient à garder la matérialité de son écriture : « C’est mon côté rétro, Hugo, Simenon, etc. C’est la même chose que les tracts : pourquoi ne les ai-je pas mis sur Internet directement ? J’ai voulu qu’ils soient sur papier, affichés, je fais même des recto-verso en A4 distribués dans la rue. C’est mon côté amateur de la matière ; parce que la matière est importante dans mon discours sur la virtualité aussi.»
C’est ainsi qu’en lieu et place de créer des versions numériques de ses ouvrages épuisés, il choisit de les rééditer. Cela sera inauguré par son premier livre Au régal des vermines en mai 2012 sous une forme soigneuse, voisine de celle de L’Homme qui arrêta d’écrire : écriture capitale rouge sur un livre entièrement noir, avec le chiffre 01 en quatrième de couverture. En utilisant Internet, symbole du futur, sans y soumettre ses textes, mais pour diffuser des livres à la conception très travaillée, symbole du passé, Marc-Edouard Nabe crée ainsi un décalage : « Mon bond en avant est aussi un bond en arrière. C’est pour ça que je tiens au livre papier, cousu, etc. C’est “rétro”, mais pas “rétropublication”, c’est “rétro-anti-édition”. C’est ce mélange. Parce qu’au final c’est ainsi que ça devrait être. » Nous l’avons vu, l’auteur tient à faire exister ses livres comme des objets réels et non virtuels. Mais pour qu’un livre existe dans les esprits, il ne suffit pas de lui donner une forme physique, il faut qu’une réception s’ensuive, fût elle réduite, donc que le livre soit lu. Pour cela, la nécessité d’une diffusion s’impose. L’anti-édition de L’Homme qui arrêta d’écrire va alors revendiquer, pour parvenir jusqu’au lecteur, la suppression des intermédiaires éditoriaux.

Abolition des intermédiaires

Avec L’Homme qui arrêta d’écrire, Nabe prône en effet une abolition de tout intermédiaire entre l’écrivain et son lecteur. Puisqu’il est difficile pour un écrivain de vivre du seul fruit de son travail, l’auteur estime que son mérite lui revient et qu’il doit en toucher le plus gros bénéfice. Il nie ainsi la nécessité des intermédiaires, ce que tente, en pratique, de démontrer l’anti-édition. Ce qui est remis en cause, c’est la répartition des gains générés par la parution d’un livre, récompensant l’écrivain trop faiblement selon lui, en comparaison des intermédiaires impliqués dans l’édition, qui sans celui qui l’a écrit, n’existeraient pas. Marc-Edouard Nabe cherche à nous prouver, qu’à l’inverse, un écrivain, lui, peut survivre sans éditeur : « Des automatismes se sont incrustés dans les esprits des gens du milieu : de l'écrivain jusqu'au libraire, personne n'a encore songé à remettre tout cela en cause. Entre nous, est-ce qu'il est normal que le libraire touche 34% du livre, alors que l'écrivain en touche 10% au mieux ? Est-ce qu'il est juste que le diffuseur et l'éditeur se partagent le reste ? Pourquoi devrait-on payer des représentants ou des attachés de presse qui n'ont aucun intérêt pour nous, écrivains ? » L’auteur n’accuse pas l’éditeur de se remplir les poches à lui seul, mais de nourrir un système dont il réfute l’utilité : « Il le distribue aux gens dont il a besoin pour faire son édition, mais dont moi je n’ai pas besoin pour faire ma littérature. »
Nabe sur chaque livre vendu s’octroie soixante dix pour cent. Ce qui l’amène forcément à reconsidérer la façon d’envisager ce qu’est un succès éditorial. L’écrivain sait, par la nature même de son oeuvre, et par la nature des livres qui se vendent à grand tirage en général, qu’il ne sera jamais de la catégorie des gros vendeurs. Mais ses ventes, autrefois considéré comme des échecs successifs, dans les maisons d’éditions classiques, apparaissent, après cet ajustement du pourcentage de rétribution de l’auteur, sous un autre angle : « A mon échelle, donc, en effet, 2 500 exemplaires, c'est un triomphe, au-delà du fait qu'à travers ce système d'auto-édition, ça me rapporte dix fois plus car aucune commission n'est reversée à un quelconque intermédiaire inutile. » Le succès du roman est d’autant plus réel qu’aucun exemplaire ne s’est vendu par hasard, chaque livre ayant été acquis par un lecteur qui désire réellement le lire, devant se rendre sur la plateforme et remplir un formulaire avant de pouvoir le commander. Dans un monde où tout est disponible à la seconde, susciter un réel désir, ne serait ce que chez cent lecteurs seulement, pourrait déjà être considéré comme un réel succès.
Mais pour ancrer dans le réel le succès d’un livre édité et existant grâce à la virtualité, Marc-Édouard Nabe organise à Paris, à l’espace Châtelet Victor, le 15 avril 2010 une fête pour les trois mille exemplaires vendus de L’Homme qui arrêta d’écrire. Tous les lecteurs du livre, ayant laissé leurs adresses e-mail lors de son achat, recevront une invitation à y participer. Car si le livre est un succès pour l’écrivain, c’est que ses lecteurs ont validé la possibilité ouverte par Nabe, celle d’une abolition des intermédiaires. Une fête donc, comme symbole dans le réel de ce tête à tête qui se déroulera désormais entre l’auteur et les lecteurs. Car si l’opération de Nabe est une réussite financière, elle est avant tout la réussite du pari risqué qu’il entreprit, celui de donner aux lecteurs seul le choix de décider de la survie de sa littérature. Ce pari gagné, ayant définitivement arrêté de ne pas écrire, il sait qu’il pourra désormais publier en toute liberté, sans limites, ni restrictions d’aucune sorte. Mais si la sortie de l’édition de Nabe est une sortie heureuse, cela ouvre t’il la voie à d’autres ? Et seront-ils assurés du même succès ? Nous pouvons nous demander si l’émancipation éditoriale de Nabe à travers la publication de L’Homme qui arrêta d’écrire est un cas unique, une anomalie dans le monde des lettres, ou si, en somme, elle peut être suivie par d’autres écrivains vivants ?

Une trajectoire individuelle

Le succès de L’Homme qui arrêta d’écrire est en effet bien spécifique car il ne s’agit pas de la naissance d’un écrivain, mais de sa renaissance. Nous pouvons légitimement penser qu’un écrivain inconnu, dont le lectorat est entièrement à gagner, pourrait difficilement connaître une réussite similaire, et aussi immédiate, sans moyens de promotion et diffusion de son œuvre. Le succès de l’anti-édition de Nabe naît de ce paradoxe. Car cette base solide de lecteurs qu’il possède, elle fût acquise grâce à son œuvre passée, publiée dans le système éditorial classique. Ce que l’auteur ne cherche jamais à contredire, incluant ce paradoxe dans la définition de son système : « La meilleure façon de vous répondre, c'est de redonner ma définition de l'anti-édition: “une auto-édition pour un auteur déjà connu”. Je suis conscient que tout le monde ne peut pas, par définition, se lancer dans l'anti-édition. » Mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas par luxe que Nabe s’anti-édite, mais avant tout par réflexe de survie : « Ce n'est pas parce que les autres ne pourront pas le faire que je dois m'en priver. C'est un peu égoïste, mais c'était aussi un moyen de sauver mon travail, un sauvetage de mes livres anciens et des futurs que j'ai envie d'écrire. Le système a tout fait pour les écraser. »
Car c’est la situation propre de l’écrivain qui l’a emmené vers la conception de l’anti-édition. C’est après une première vie éditoriale se terminant que Nabe fût forcé de s’imaginer un nouvel avenir. Analysant les raisons de son échec éditorial, il arrive à la conclusion de l’inutilité des intermédiaires concernant son cas précis. Tout en étant conscient de la difficulté, pour un écrivain débutant, d’imiter sa démarche : « Un éditeur, ça ne sert que si l'on débute, qu'on n'est pas sûr de soi, mais après 27 livres, j'estime ne plus en avoir besoin.» Si l’anti-édition naît de sa propre situation « ce genre de chose ne peut exister que sur mesure.», c’est qu’elle est le fruit d’un long questionnement éditorial, annulant ainsi toute tentative de reproduction. En ce sens, l’auteur ne se positionne pas comme un modèle à suivre formellement mais comme un exemple duquel s’inspirer : « Je suis conscient que ça ne peut s'adapter qu'à moi. En ce sens, je ne suis pas un modèle, je suis un exemple et ce n'est pas la même chose. » Nabe encourage les autres écrivains à se poser les mêmes questions qui l’ont amené à s’anti-éditer, afin de trouver leurs propres méthodes pour s’absoudre du système. Sa trajectoire n’ayant pu être rendu possible qu’à la suite d’un enchaînement de faits contenus dans l’histoire personnelle de l’écrivain : « La notoriété, le boycott des libraires depuis vingt ans, la négligence des éditeurs et le black-out de la presse, la montée depuis quelques années d’Internet à mon avantage, par Dailymotion et les prestations télévisées. Mais aussi les livres qui étaient introuvables avec une surenchère insupportable des prix sur eBay ou Price Minister, ou d’autres sites de vente de livres. »
Ce sont tous ces éléments, l’antagonisme réciproque entre l’auteur et le monde des lettres ; l’indisponibilité de ces livres ; sa réputation d’écrivain culte et sulfureux ; qui lui ont permis de faire naître l’anti-édition et renaître le scandale. Mais si sa solution lui est spécifique, individuelle et non transposable, sa remise en cause du système, elle, peut interpeller chaque écrivain. Nabe espère voir un inconnu réitérer un jour un succès hors du système éditorial, gardant à l’esprit que le jeune écrivain qu’il était, n’aurait pas même pu imaginé y parvenir : « Je n’exclus pas qu’un jour un jeune écrivain inconnu ait le courage de faire son propre livre comme ça et que ça marche. Et à ce moment-là, c’est gagné pour lui. Est-ce qu’il saura tenir bon contre les appels des éditeurs ? Parce que s’il est très bon, les éditeurs vont le repérer. Et puis, à 22 ans, moi le premier, quand j’ai vu que ça bloquait chez Denoël, et qu’ils m’ont envoyé chez Barrault, j’étais évidemment content de toucher mon chèque de 5 000 francs à l’époque pour le Régal. Et j’étais content qu’il soit publié. Je n’aurais jamais eu l’idée de le faire moi-même. Alors que j’aurais dû. Mais comment deviner ? »

Conclusion

Après une première vie de littérature de 1985 à 2005, Marc-Édouard Nabe, depuis son adieu au monde des lettres dans la préface du Régal n’avait plus rien publié. Mis sur orbite par un article de Jérôme Dupuis dans L’Express qui créa un début de bouche à oreille juste avant la sortie du roman, Nabe inaugure donc l’année 2010 avec un retour au premier plan, en annonçant du même coup la publication de son nouveau roman, la remise en vente de certains de ses anciens livres, et la future réédition de ceux qui sont épuisés. Le lecteur qui jusque là pouvait avoir entendu parler de l’écrivain sans jamais pouvoir le lire, voyant d’innombrables barrières se dresser entre lui et le texte, a dorénavant la possibilité d’y accéder plus librement. Car celui qui avait endossé les habits de d’écrivain à la retraite n’étant en fait vêtu que d’une tenue de camouflage. Et, paradoxe sublime, c’est un écrivain bien actif qui ressuscite à la littérature avec L’Homme qui arrêta d’écrire, publié par l’auteur sous son concept d’anti-édition, et qui, par son succès, viendra couronner plus de vingt années de combat.
Avant de nous attarder sur le système d’anti-édition, nous nous sommes intéressés dans un premier temps à l’origine de sa création afin de pouvoir en saisir tous les enjeux. Nous avons pu constater que le concept est né d’une histoire éditoriale bien particulière. Écrivain prolifique et mensualisé aux Éditions du Rocher, l’histoire de Nabe est d’abord celle d’une situation atypique et privilégiée car permettant à l’auteur de se focaliser à temps plein sur sa littérature pendant des années, sans souci matériel. Jusqu’à ce qu’il se retrouve sans éditeur, évincé lors de la revente de l’entreprise à un nouveau patron, et qu’il finisse par récupérer les droits de ses livres lors d’un procès contre sa maison d’édition. C’est l’analyse de ce parcours qui le poussera alors vers une émancipation du système éditorial. Mais cette émancipation ne sera possible que par la réussite obtenue grâce à l’anti-édition. C’est ce système que nous avons essayé de détailler ici, en cernant ce qui différencie un livre anti-édité par Nabe, d’un livre auto-édité par un écrivain inconnu. L’objectif à atteindre pour un auteur auto-édité étant généralement d’être publié par une grande maison d’édition. Il s’auto-publie par défaut, en attendant mieux. Le cas de Nabe est différent puisqu’il a déjà de longues années d’écriture derrière lui et connaît le fonctionnement de l’industrie. Son objectif, c’est de ne plus y collaborer. S’il s’anti-édite, ce n’est pas par défaut mais par choix. Le système d’anti-édition de Nabe n’est pas une bouteille lancée à la mer mais un pavé de sept cent pages lancé avec force dans la mare éditoriale, sans espoir de retour.
Nous avons ainsi décrit le livre de manière formelle, en nous attardant sur le mélange de classicisme et de modernité produit par son aspect manufacturé et mystérieux, autant que par son mode de diffusion seulement physique (l’auteur refusant toute édition numérique) alors que le livre n’est vendu que sur internet. Nous avons ensuite décrit le nouveau rapport que Marc-Edouard Nabe instaure entre l’auteur et son lecteur, par l’abolition des intermédiaires éditoriaux. Cette abolition est à la fois une manière de nier le système, réfuter l’utilité de ses différents composants, mais aussi d’ouvrir un débat sur la place de l’auteur dans l’édition. Nabe le décrit comme l’élément le plus important, puisqu’il est celui qui permet l’existence des autres, et conteste, par voie de conséquence la rétribution trop faible de l’écrivain, en comparaison de celle de certains intermédiaires, comme le libraire et l’éditeur. Nabe renverse ainsi la notion de succès, car en touchant soixante dix pour cent du prix de vente sur chaque livre anti-édité ; les trente pour cent restant remboursant la conception du livre ; les objectifs de vente à atteindre deviennent dés lors beaucoup plus raisonnable et permettent à l’auteur de créer sa propre cote, hors du système…
Ayant bénéficié de plusieurs tirages et vendu à plus de cinq mille exemplaires, L’Homme qui arrêta d’écrire fût à son échelle un remarquable succès, les lecteurs validant par l’achat du livre l’émancipation de l’auteur, et saluant l’attaque kamikaze contre le monde de l’édition dont l’auteur est contre toute attente sorti non seulement indemne, mais vainqueur. Car si le véritable succès pour un écrivain est de pouvoir continuer à vivre de ces écrits en étant reconnu par des lecteurs, nous pouvons dire que son premier roman anti-édité y est largement parvenu. Ce qui nous a interrogé sur la reproductibilité d’une telle démarche, nous demandant si un autre écrivain pouvait se risquer à la même émancipation : la réponse est double. Oui sur le fond, puisque les questions que pose l’auteur sur la place de l’écrivain dans l’édition pourraient inspirer d’autres échappées éditoriales. Non sur la forme car l’émancipation de Nabe est inextricablement lié à son histoire personnelle. Il faut en effet garder bien à l’esprit une chose, c’est que pour que cette renaissance soit possible, il a d’abord fallu naître une première fois, et, plus évident encore, il a fallu mourir. Mais ceux qui croyaient la littérature de Nabe raide morte se trompaient, ce qui était mort n’était en fait que sa part de malédiction. Car si en l’an 1985, Nabe, en naissant au scandale, s’était ostracisé et maudit pour les années à venir, empêchant le public de parvenir jusqu’à son œuvre, en l’an 2010, son second scandale aura eu l’exact effet inverse. Il lui aura permis de renouveler son lectorat, satisfaire son appétit de publications, et connaître la grâce d’une seconde vie littéraire, repoussant à des années lumières, loin devant, une prochaine nécessité de renaître…