Apostrophes

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Premier passage à Apostrophes, 15 février 1985

Apostrophes est une émission littéraire présentée par Bernard Pivot et diffusée sur Antenne 2 entre janvier 1975 et juin 1990.

L’Apostrophes du 15 février 1985

Prélude

Le 15 février 1985, Marc-Édouard Nabe est invité par Bernard Pivot pour défendre Au régal des vermines devant 5 millions de téléspectateurs. Le Régal est son premier livre, dont l’écriture a été entamée en août 1979, durant son service militaire à Charleville-Mézières. Après plusieurs manuscrits, et plusieurs contacts infructueux, il trouve un éditeur, Bernard Barrault, qui accepte de le publier. Apostrophes n’est pas la première émission de Nabe : avant elle, il participe à Droit de réponse, animée par Michel Polac, diffusée en direct le 24 septembre 1984, où il se fait remarquer en attaquant le rock et la bande dessinée. Deux mois plus tard, il enregistre un nouveau Droit de réponse, mais juge négativement sa prestation :

« Samedi 10 novembre [1984]. - [...] Très grande déception à la diffusion de l’émission. Je prends un sacré coup sur la nuque. Je me trouve très mauvais. Petit garçon fébrile sans voix, incapable d’aller jusqu’au bout de sa tirade, insignifiant, laid, glabre, à la fois trop poli et trop méprisant : j’ai l’air de demander l’autorisation d’être agressif ! Je ne suis pas encore arrivé à maîtriser la technique : ma diction est convenable mais je ne parviens pas à trouver l’espace, a éclabousser l’auditoire... Péché d’orgueil giflé ! La télévision ne pardonne pas : c’est un instrument extrêmement dangereux. Les anciens ne connaissaient pas leur bonheur d’être privé de télé. C’est une épreuve de plus pour les derniers écrivains : nous devons aujourd’hui nous doubler d’un médiaiste archiprofessionnel... Cette boîte diabolique a ses mystères. Je me demande s’il ne valait pas mieux entretenir l’énigme physique en refusant de paraître... Hélas ! C’est impossible : nous n’avons pas le choix : bon ou mauvais, plus ou moins bon : il faut passer, sinon on n’existe pas, même pour refuser de passer ! Plus qu’une solution : en faire, en faire, progresser, s’améliorer jusqu’à démonter cette saloperie.[1] »

En janvier 1985, Au régal des vermines est publié. Quelques jours avant la diffusion d’Apostrophes, Nabe se prépare avec Barrault :

« Mercredi 13 février [1985]. - [...] Barrault me cuisine pendant trois heures pour savoir ce que j’ai l’intention de dire vendredi. On répète tous les scénarios. Les questions épineuses sont triées soigneusement. Je m’amuse à effrayer mon éditeur. Il cache mal son malaise et tente de persuader le fou de renoncer au suicide. On rigole ! Je n’ai peur que d’une chose, c’est de m’énerver. Barrault redoute Roberts et Sportès, il tient absolument à ce que je signale que j’écris mon Journal intime tous les soirs, que j’échappe à toute politique... On pignoche sur les perfidies éventuelles. J’espère que j’aurai le temps de tout sortir. Quelques arguments sont clouants... On verra. Inch’ Allah ![2] »

L’émission

Le 15 février, Nabe est face à Louis Julien, Jean-Marc Roberts, Morgan Sportès, Tabary et Anne Vergne. Il porte ses grandes lunettes rondes et un noeud papillon, qui rappelle celui de Lucien Rebatet dans les années 1940 (ou alors ceux que portaient Harold LLoyd dans ses films des années 1920, au choix). L’émission a pour thème les « mauvais sentiments ».

Durant l’émission, Pivot s’adresse à Nabe qui évoque les « petits romans actuels », attaquant Roberts en l’invitant à écrire directement des scénarios plutôt que des romans et lui expliquant que faire la différence entre la vie et l’écriture est l’inverse de ce que doit faire un écrivain. Pivot poursuit en abordant la question des mauvais sentiments, ce qui permet à Nabe de développer sur la haine (« tous les matins, je me shoote avec mon Mont-Blanc rempli de haine »). Lorsque Pivot affirme que seuls les femmes et les Noirs échappent à la « haine » de Nabe, Morgan Sportès intervient pour expliquer qu’il ne parle que des « Noirs Banania » et sort une petite feuille de citations qu’il lit à haute voix.

Dès lors, la conversation s’envenime et Sportès estime que Nabe est « paumé dans sa subjectivité », qu’il est habillé « comme dans les années 40 » et cite des phrases du Régal sur les Juifs. Pivot intervient pour demander à Nabe s’il est antisémite, ce à quoi il dit : « Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat : Maître Ben Cohen Solal de Schwarzenfeld », avant d’attaquer la Licra sur son exploitation de la mémoire de la Shoah. Sportès riposte en parlant de l’admiration de Nabe pour Rebatet et Céline. Nabe sur-enchérit en affirmant que Céline a eu raison d’écrire Bagatelles pour un massacre et que Rebatet a écrit un grand roman, Les Deux Étendards.

À la fin de l’émission, durant le cocktail offert aux invités, Georges-Marc Benamou, arrivé en voiture, accompagné de Bernard-Henri Lévy, jusqu’aux studios d’Antenne 2, parvient à entrer sur le plateau grâce à sa carte de presse, et frappe plusieurs fois Nabe au visage, cassant ses lunettes. Alors que Benamou était parfaitement inconnu, le futur directeur de Globe et confident de François Mitterrand ne sera jamais invité à Apostrophes, décision de Bernard Pivot.

Échos

  • Le 19 janvier 2006, Sébastien Lapaque évoque la réédition du Régal dans Le Figaro littéraire, en rappelant la « prestation étincelante de Marc-Édouard Nabe, en 1985, au moment de la parution d’Au régal des vermines », avant d’ajouter : « Choquer le bourgeois est certes un sport que les écrivains français ont pratiqué de toute éternité, mais, ce vendredi soir, la discipline s'est enrichie de superbes figures libres. »[3].
  • Le 16 février 2006, dans sa chronique hebdomadaire du Point, Patrick Besson liste des « Idées de DVD », qu’il clot par un « Et bien sûr, l’“Apostrophes” de Marc-Édouard Nabe, en 1985, où il a donné sa verge de grand écrivain pour se faire battre par les petits. »[4]
  • Le 20 novembre 2010, Le Figaro magazine publie un dossier sur les provocateurs, signé Jean-Christophe Buisson, qui revient notamment sur l’Apostrophes de 1985, qualifiant notamment Marc-Édouard Nabe de « polémiste surdoué »[5].
  • Le 7 août 2014, dans un article de Thomas Mahler, publié dans Le Point, sur les jeunes auteurs qui lisent Rebatet ou Drieu le Rochette, l’écrivain Augustin Billetdoux raconte qu’il a eu envie de lire Les deux étendards en voyant Nabe en parler dans Apostrophes : « Je me suis rué à la Fnac pour juger sur pièce. J'ai découvert une merveille, parce que ça parle d'amour et de fanatisme, deux sujets universels. C'est surtout la révolte d'une jeunesse à laquelle on peut s'identifier.[6] » 
  • En novembre 2015, Pierre Assouline réalise un documentaire, Les Vendredis d’Apostrophes, qui revient sur les épisodes célèbres de l’émission, dont l’échange entre Nabe et Morgan Sportès[7]

Intégration littéraire

Ce passage médiatique a suscité de nombreuses pages dans la littérature de Nabe. Outre la description de l’émission et ses conséquences, que l’on peut lire dans les deux premiers tomes du journal intime, Nabe’s Dream (1991) et Tohu-Bohu (1993), l’épisode est transposé dans Je suis mort (1998), où il est plutôt question d’un trou de mémoire d’un acteur de théâtre devenu « mimimitateur » qui a fait scandale. En 1999, dans Coups d’épée dans l’eau est reproduit un article des Écrits de l’image de 1995, dans lequel Nabe revisionne son Apostrophes et le commente avec Jackie Berroyer, Hector Obalk, Frédéric Taddeï et Stéphane Zagdanski :

« Je voulais être seul contre tous... C’est mon grand tort. Du coup, Roberts va essayer de me faire passer pour un “rat de bibliothèque”. Mais le rat fout la peste à toute la bibliothèque ! [...] Je sais que je viens de me suicider, mais je ne sais même plus comment. Avec une corse, du cyanure, un revolver ? Avec un peu d’habileté, j’aurais pu m’en sortir. J’étais à la fois trop innocent et trop coupable. Ça ne tient vraiment pas à grand-chose... Dix ans d’ostracisme pour trois phrases à côté, c’est cher payé, mais je ne regrette rien. Sans l’hostilité générale, je n’aurais pas pu écrire mes quatorze livres. [...] Ce qu’il aurait fallu, c’est une autre possibilité d’émission le lendemain, dans un autre contexte, où j’aurais pu développer et éclairer certains passages. Chez Polac, par exemple... Au lieu de ça, ça a été : plus de télé pendant dix ans, sauf un autre Apostrophes désastreux, dans un autre genre, en 1988, sur mon premier roman, Le Bonheur... J’étais de nouveau seul pour me défendre. Et quand Pivot a demandé aux autres ce qu’ils pensaient de mon livre, ils ont feint ce qu’il y a de pire : l’indifférence. Voilà où ça mène, la télévision, ça vous grille vos livres, les uns après les autres, pour toujours...[8] »

Étude

Le passage de Marc-Édouard Nabe à Apostrophes a fait l’objet d’une étude sous la forme d’un mémoire universitaire (Université Aix-Marseille) signée Christopher Bianconi et intitulée « Marc-Édouard Nabe, naissance du scandale ».

L’Apostrophes du 8 janvier 1988

Trois ans après son premier passage dans Apostrophes, Nabe est invité une seconde fois pour présenter son premier roman, Le Bonheur. Face à un Bernard Pivot soudain mitigé, alors qu’il s’était montré enthousiaste auprès de Denoël, même pendant la période où Nabe retravaillait son livre et en avait reporté la publication, Nabe se retrouve seul à défendre son roman. Car les autres invités, dont Antoine de Gaudemar, Hervé Hamon et Patrick Rotman, affichent une moue de dédain et gardent le silence. Nabe ne trouve pas plus de soutien chez Régis Debray malgré leur admiration commune pour le romancier baroque cubain José Lezama Lima. La prestation ferme mais « soft » de Nabe décevra les fanatiques de son Apostrophes précédent et sera l’un des rares cas à faire chuter la vente du livre de l’auteur dès le lendemain de sa diffusion.

Intégration littéraire

Dans le troisième tome de son journal intime, Inch’Allah (1996), Marc-Édouard Nabe raconte en détail de l’émission de Pivot :

« Générique…. Pivot rate son entrée. Il est troublé ?… Je suis le deuxième sur sa droite. Il écorche mon nom “Marc-Édmond” et lit la biographie que Denoël lui a transmise.
15 février 1985 : scandale à Apostrophes pour la présentation d’Au régal des vermines.
16 février 1986 : boycott des libraires.
1986 : Zigzags (Barrault) : passé sous silence.
1986 : Chacun mes goûts (Le Dilettante) : passé sous silence.
1986 : L’Âme de Billie Holiday (Denoël) : passé sous silence.
1988 : Vous publiez votre premier roman, Le Bonheur, et vous aurez tout à l’heure la parole…
Nous sommes en direct et je me fous de tout. Pivot commence par Hamon et Rotman, les Charpini et Brancato de la Gogauche cacaviar ! Ils s'enfoncent dans une ennuyeuse mélasse d'anciens combattants… Ils se vautrent dans leur sitiarnichure ! Ils se sentent forts avec la pub que Julybération leur a faite ce matin : deux pages d’apologie par Gaudemar lui-même invité ici (quelle indécence !) et un dossier où seul un certain Michka Assayas ose dire que les ex de 68 ne forment plus qu’un club fermé de vieux blablateurs médiatisés incapables de produire des œuvres… Ils sont là, assis sur leurs Années de poudre, en historiens de mes deux, à bader le baba bien bourgeoisement ! Ils expliquent les débilités puérilités dégonflages des “révolutionnaires” comme Rolin, July, Geismar : les deux croque-morts trouvent ça très bien que les Français n’aient pas basculé dans la vraie violence comme en Allemagne ou en Italie ! ! ! Pas un mot sur Action directe, pas une once de compassion pour les vrais baisés qui payent encore les potacheries des fils à papas en mal d’émancipations.
Pivot est moqueur, mais si peu. Il fait mousser le passé du sinistre Antoine de Gaudemar, “gentil” fils de résistant qui allait voler chez Fauchon en commando et qui en est fier ! Le Robin des Bois mao piquait des boîtes de foie gras pour aller les distribuer dans les bidonvilles : ridicule dialectique. Même Albert, quand il “passe” chez Fauchon vingt ans plus tard, ne peut pas s’empêcher de se justifier par un gauchisme prolétarien ! C’est à croire que Fauchon, en se laissant piller, est devenu un distributeur de bons points révolutionnaires : Fauchon, c’est La Mecque de la Gauche ! Tout le discours de Gaudemar (qu’on sent si bien parachuté au secteur littéraire dans Libération par copinage pur) est gerbant de fausseté. Par sa voix de mou nareux passe toute la confession des “idéalistes” reconvertis dans la sacro-sainte démocratie…
À un moment, je pourrais, je devrais intervenir mais je préfère garder mes premiers mots pour répondre à la question de Pivot que je prévoyais et qui n’a pas manqué de tomber.
— Et vous, Marc-Édouard Nabe, quel regard portez-vous sur cette époque ?
Je me présente alors en Martien loin de “ces années de poudre… aux yeux”… L’Américain se marre. Je me situe en dehors de ce mitterrandisme honteux… Je balance une petite tirade calme mais bien sentie sur Siné, sur Malcolm X et Jean Genet, sur les situationnistes et tout ce que 68 avait déjà d’antilibertaire en germe ! Je cite tous les authentiques pionniers de cette ruée vers l’ordure pour glaireux utopistes. Oui ! Moi, le soi-disant “droitier” ! Je crève d’envie de sortir mon dessin dans Libé 1975 !
Je vais pour enchaîner plus précisément sur le livre des deux fugne-étrons, quand Pivot passe à Debray. Ah ! Le miel ! Debray s’incline aussitôt en confus “Topaze qu’on croyait Zapata”… L’auto-humiliation s’offre en sacrifice. L’abbé Pivot l’exorcise. Il lui fait ses moustaches. Il se venge de l’affaire récente (Debray a accusé Pivot d’occuper un monopole dans la médiatisation de la littérature). L’autre pleurniche au-dessus de son orgueil. C’est écœurant. Il faudrait Vergès à cet instant pour le secouer un peu, lui parler de la mort du “Che”, lui rappeler comment il a participé activement au “rapt” de Barbie en Bolivie… Pour remettre un peu de sang dans les veines de cet anémié, je cite Simone Weil : “La révolution, c’est l’opium du peuple…” Debray me lance des regards suppliants de bête blessée. C’est fou ce qu’il se sent mal. Il parle de ses amis célèbres : il dit qu’il “estime” encore la “Saignorée” et le “Mi-Tyran”, mais il commence à comprendre l’escroquerie de sa génération : il tourne contrit ! Je viens à son faux secours : “Régis Debray, vous êtes malheureux !” Il faut que je l’enrobe, le maso. Au lieu de descendre sur son terrain politique de minable guérillero déçu, je l’entraîne sur celui de la littérature, le mien. Je lui parle de Claudel, puis de José Lezama Lima. Pour moi c’est ça Cuba ! Je lui dis que la littérature est le sommet de l’âme… Il soutient que les écrivains ont tous les droits… Le chialard bafouille un peu, change de sujet, et finit par lâcher : “Oui, je suis d’accord avec vous, le salut est du côté de la littérature.”
Dire que c’est le président de la République qui me parle par la voix de ce Debray ! Ce sera le seul message d’approbation à mon égard, mais il est important pour ceux qui savent entendre : François Mitterrand me dit qu’un écrivain a le droit de tout dire.
Je ne vais pas m’en priver ! D’ailleurs c’est à moi. Pivot rappelle que j’ai écrit un “pamphlet haineux” en faisant scandale en “75”. SIC ! Comme le temps passe ! Je rectifie. Il me demande si avec un titre pareil (Le Bonheur), j’ai “changé”… Je lui répond qu’il me paraissait plus honnête vis-à-vis du milieu littéraire que je déteste de commencer avec fracas par le Régal… Il commence à résumer Le Bonheur… Je l’interromps en grimaçant. À son tour il grimace. Aïe ! Je le coupe un peu brusquement, je ne tiens pas à anecdotiser. Pivot raconte l’histoire lui-même et je me lance dans un développement plein de néologismes et de loopings sur la mémoire (les flash-backs chromosomiques), le corps, le couple (tout fait ensemble, même se tromper), les acteurs d’avant-guerre, la peinture… Pivot me dirige sur Marseille, la famille, mais je vois bien qu’il ne m’aidera pas. Je ne le sens pas très enflammé ! Il pousse même la tiédeur jusqu’à émettre des réserves publiques sur la deuxième partie “statique”, parle d’“ironie”, diminue la force du style, évacue l’humour du roman, le fait passer pour un ouvrage difficile ! ! ! Jamais on n’a vu Pivot si mitigé, si hésitant à présenter un livre qu’il a (soi-disant !) adoré… Et comble de vice, il demande leurs avis aux autres invités ! Gaudemar le “critique littéraire” répond : “On s’y prend vite les pieds…” Je ne peux retenir (je me suis assez retenu !) un “Très drôle” qui me sort du fin fond de mon dépit, et ça se voit…
— Ah ! Bien sûr, ce n’est pas pour Libération. Vous aimeriez si j’étais Américain, tuberculeux, ou socialiste. C’est pas demain la veille !…
Andréa de Bocumar contre Antoine de Gaudemar !
Les deux soixante-huitoïdes font également la fine bouche sans argumenter. L’un se dit “aspergé, sonné” par mon style… Je lui lance : “Faut aimer la littérature”, il fait mine d’ironiser sur le fait qu’il peut aimer d’autres littératures que la mienne ! S’il savait ! L’autre estime que mon éloquence n’a pas besoin de renfort mais souligne quand même mon “autosatisfaction dans l’acrobatie verbale” si différente dans leur pratique à eux, les historiens, “austères, vérifiant les faits” ! ! ! Je reviens encore un peu sur Joyce, Proust et Lezama mais je suis parfaitement désinvolte : je sais que c’est foutu : à eux quatre (avec Pivot), ils ont mouillé le pétard.
Je souris de dégoût. Pivot est passé au dernier invité, sans demander son avis sur Le Bonheur à Debray. Pourquoi ? Ne voulait-il pas lui donner l’occasion de me repêcher ou, sûr qu’il n’aurait pas l’élégance de me remercier de l’avoir épargné. A-t-il préféré arrêter là les dégâts ?
Pivot termine son émission par ce Ricain qui nous sort ses toquantes rococos comme un vulgaire brocanteur ! Là, l’entertainer lyonnais s’enthousiasme… Une demi-heure sur les montres anciennes ! Moi et mes misérables dix minutes de Bonheur… On se passe les monstres de main en main… Tic, tac, tic, toc… C’est le seul échange que nous aurons : le temps. Tout à fait symbolique sur l’éternel et l’éphémère sans cesse confondus… Gaudemar me file une montre, je la repasse à Pivot qui exhibe son poignet ceint de plusieurs bracelets-montres… On est en plein rêve… Dérisoirité !
Générique. Claude-Jean Philippe vient présenter Les Temps modernes auxquels j’ai fait allusion dans ma tirade tout à l’heure, et le cinéphile semble faire le portrait d’Andréa et d’Athénée en évoquant l’anarchie amoureuse de Chaplin et de Paulette Goddard.
Je lis sur les visages de mes amis une déception qu’ils n’osent pas afficher, mais je suis trop fier d’avoir réussi à contrôler ma rage pour me laisser déprimer ! Pour moi, c’est une victoire sur ma propre nature ! Fini le jeune blanc-bec arrogant gamin : je suis apparu en homme dompteur de son propre lion.
Debray, Gaudemar et les deux préhistoriens, tous à la solde du Pouvoir, et s’étant manifestement donné le mot pour ne pas m’en adresser un, quittent le plateau comme un seul homme. Ils m’ont laissé le Gnangnyankee qui me fait des compliments sur les évocations gréco-turques du Bonheur ! Un peu tard ! Avait-il également une consigne de mutisme de la part de son éditeur Gallimard ? Bourgadier me confiera plus tard que lorsque j’essayais d’expliquer que toute littérature qui fouille le langage demande un effort de la part du lecteur (ce qui a été pris pour de la prétention bien sûr), toute l’équipe Gallimard riait dans son dos…
Pot final… Pas de Benamou à l’horizon ?… Ça me manque presque… Il n’y a pas eu de scandale : c’est bien ce que regrette Pivot qui, visiblement, m’a puni de ne pas avoir animé son plateau de cadavres au détriment de mon Bonheur et de mon avenir, en réduisant son enthousiasme. Bourgadier et ses attachées de presse, les bras ballants, se contentent de tomber de haut en douceur. Ils lui font même tous de la lèche sur ses montres… Assez gêné, Pivot se retourne vers moi :
— Vous voyez, vous ne faites pas encore l’unanimité !
Son air roublard et compatissant exprime toute l’impossibilité du personnage public à être à la hauteur du Pivot privé qui, sincèrement, je ne veux pas en douter, a aimé mon roman. “Je n’ai pas pu en faire plus. Vous inviter était déjà bien beau” : voilà ce que ses yeux me disent. À cet instant (Hélène le sent comme moi) Pivot est en attente d’une réponse de ma part, d’un enclenchement de dialogue. Il sait que je sais qu’il sait qui je suis et ce que je fais et pourquoi je le fais, mais il voudrait bien savoir si, sachant cela, je le prends pour un dégonflé… Ce soir, il ne mérite pas cette information. Je le regarde, simplement, en souriant tristement. Un jour, quelqu’un écrira un vrai livre sur la psychologie de Bernard Pivot, l’une des plus complexes de la télévision. À force de se trouver dans le champ d’ondes de la littérature, il est devenu intéressant, au croisement de tant de contradictions ! Le mal qu’il m’a fait encore ce soir ne lui échappe pas : c’est tout ce dont je suis sûr. Et qu’on ne me dise pas (comme Bourgadier) qu’il n’était pas en forme parce que son père est très malade et que son intérêt démesuré pour les montres et le temps qui fuit s’explique par là !… Freudo-sollersisme à la con !
Le plus humain est encore Claude-Jean Philippe. Pas du tout bégueule depuis la dernière : il discute volontiers de Chaplin avec moi. Nous quittons la rue Jean-Goujon. Élisabeth Barillé veut rentrer chez elle. Bunescu, lui, est ravi : je n’ai pas trahi mes lecteurs, j’ai été bien “pur”. Albert se fait rabrouer son optimisme inconséquent par la plus lucide d’entre nous : Hélène, enragée de frustration, qui dit : “C’est un accouchement raté : on n’a sauvé ni la mère, ni l’enfant.”[9] »

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 678.
  2. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 818.
  3. Sébastien Lapaque, « Les enfants de la bile », Le Figaro littéraire, 19 janvier 2006, p. 3.
  4. Patrick Besson, « Idées de DVD », Le Point n°1744, 16 février 2006, p. 97.
  5. Jean-Christophe Buisson, « Tant qu’il y aura des provocateurs », Le Figaro magazine, 20 novembre 2010, p. 78.
  6. Thomas Mahler, « Le retour des odieux », Le Point, 7 août 2014.
  7. Christine Rousseau, « Souvenirs de veillées littéraire avec le “roi Lire” », Le Monde supplément télévision, 6 novembre 2015.
  8. Marc-Édouard Nabe, Coups d’épée dans l’eau, Éditions du Rocher, 1999, pp. 288-295.
  9. Marc-Édouard Nabe, Inch’Allah, Éditions du Rocher, 1996, pp. 2388-2392.