Un grand livre de plus

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Un grand livre de plus est une étude signée Xavier Salques, publiée dans le numéro 4 de Nabe's News (7 juillet 2017), et portant sur le premier tome des Porcs (2017).

Cette nuit, j’ai bossé dans le service de géronto-psychiatrie, celui la même où je vais être affecté en juillet-août. À part une mamie qui criait toutes les dix minutes : « S’il vous plaît », il ne s’est rien passé. La pauvre avait mal aux pieds, elle souffrait d’une neuropathie, le genre de douleurs difficiles à traiter. Elle eut droit à deux réserves de morphine et de somnifère. Résultat : elle a dormi deux heures et nous a fait chier les neuf heures restantes. À minuit j’avais déjà envie de l’étrangler. Au lieu de ça, je lui ai massé les pieds, ça a fait effet un quart d’heure avant qu’elle gueule à nouveau : « S’il vous plaît. »
Au bout d’un moment, mes collègues me conseillèrent de la laisser gueuler. Seulement, ne nous voyant pas venir, elle sortait du lit et venait dans le couloir, « s’il vous plaît », nous obligeant à interrompre nos activités (la relecture du dernier Nabe pour moi) pour aller la recoucher, la masser ou l’accompagner aux chiottes.
D’ailleurs, de quoi parle le dernier Nabe ? En vrac, de sa vie d’artiste qui essaie de se faire entendre sans éditeur, du naufrage intellectuel dans l’océan du complotisme de celui qui aurait pu devenir son ami, Soral, du mal que ce dernier a fait à Dieudonné en étant son « conseiller politique », du mal que ce dernier a fait à son public en légitimant la parole de Faurisson, et surtout il brosse un portrait parfait des années 2000, de sa rencontre avec Dieudonné sur le plateau de Tapage en 1999, jusqu’à sa rupture avec Soral fin 2010, en passant par le 11 septembre, le 21 avril, la guerre en Irak, l’affaire Ilan Halimi, la défaite d’Israël au Sud Liban, la crise financière, l’affaire Siné, l’élection d’Obama, Madoff, agrémentés des aventures des deux pieds nickelés de la « dissidence » : le sketch chez Fogiel, l’interview de Soral à Complément d’enquête, qui grilla définitivement Dieudonné, leur voyage au Liban et en Syrie, la fondation d’Égalité et Réconciliation, le Parti Anti Sioniste, la montée sur scène de Faurisson, le tout saupoudré d’aperçus off de certaines émissions de Ruquier, Ardisson ou Taddéi, et des trahisons de vieux compagnons de route tels que Moix, Blanrue ou Laïbi – que Nabe tire définitivement de l’oubli en les mentionnant dans son chef-d’œuvre.
Certaines scènes sont particulièrement savoureuses : Ainsi, celle dans laquelle Moix, après avoir pleuré de rire à la lecture de J’enfonce le clou, que Nabe vient de lui offrir, est « pétrifié de confusion » quand Jean Paul Enthoven, le second de BHL chez Grasset, éditeur de Moix, rentre dans le bar. Moix adopte alors « un petit sourire gêné de pute prise en flagrant délit de sécher le trottoir », et dit, comme pour s’excuser, qu’il vient de tomber par hasard sur ce grand antisémite de Nabe, ce dont Enthoven se fout royalement, à la stupeur de Moix, étant donné que l’éditeur apprécie énormément l’écrivain, dont il a failli publier Alain Zannini.
Il y a encore de fameux aphorismes : « Les Juifs, comme les Américains, il y a suffisamment de choses à leur reprocher pour ne pas en inventer d’autres. » ; « La culture avait essayé de faire de tout le monde un artiste, ce qui est une imposture, mais internet allait réussir à faire de tout le monde un journaliste, c’était déjà plus honnête… »
Et Soral n’apparaît pas toujours sous un jour négatif. Nabe l’a vraiment apprécié au début : « J’aimais bien sortir mon Soral, comme un doberman… » Il lui reconnaît même un certain sens de la formule : « Tu comprends, les Juifs qui veulent t’enculer descendent tellement bas dans le calcul et la mesquinerie que toi tu te sentirais honteux de les suivre dans leur dégueulasserie, même pour te défendre ! Finalement, tu laisses tomber, par sens de l’honneur… Et c’est là que tu te fais enculer ! » Sans cette putain de lèpre complotiste, ils auraient pu, avec Dieudonné, devenir une sorte de Rat-Pack français, c’est à dire un trio autrement plus profond que les Ricains, une arme de subversion massive, chacun restant dans son domaine, et Soral aurait peut-être eu une vraie chance de percer en politique, sans se compromettre avec le Front National.
Il y a enfin ces analyses superbement menées qui m’ont permis de comprendre la théorie de Darwin et la crise des sub-primes, et surtout, le sommet du livre selon moi, ce magnifique contrepoint entre les émeutes de la gare du Nord en 2007 et celles de Fourmies en 1891, où l’auteur s’était rendu en train depuis la gare du Nord quelques heures avant que ça pète. Un chapitre qui nous vaut cette profession de foi, que devrait s’appliquer la plupart des artistes un peu conséquents : « Pas d’images de portables diffusées, à l’époque, mais des graveurs qui représentaient les scènes du réel récent, en les interprétant et en les soignant, en les enjolivant, comme je l’ai fait moi même dans les paragraphes précédents. »
Le sentiment que j’ai eu en sortant de ce livre, c’est quand même celui d’un immense gâchis. Tant de réserves morales et intellectuelles perdues en fumeuses conjectures, en accusations bidons et en démissions diverses, c’est triste. C’est des forces en moins dans la lutte contre l’abrutissement généralisé, dont le complotisme est une nouvelle facette, belle de loin mais loin d’être belle. L’avantage, car il y en a un, c’est que l’humanité compte désormais un Grand Livre de plus. Mais qui lit encore aujourd’hui ?

Xavier Salques