Sacrifice(s) intime(s)

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Sacrifice(s) intime(s) est une étude signée Christopher Bianconi, qui était initialement un mémoire de recherche soutenu à l’université Aix-Marseille Université I en juillet 2013.

Introduction

L’intime est pour la définition commune ce qu’il y a de secret, privée. Ce qu’il faut garder pour soi, et cacher en société, par choix, pudeur ou nécessité. Mais en littérature, l’auteur débarrassé de son intimité peut enfin devenir un homme libre, hors du champ social et de ses conventions, hors de la moralité de son époque. Ce avec quoi il doit transiger au quotidien, le réel contre lequel il se corrompt, l’écrivain s’en absout momentanément le temps sacré de l’écriture. Ce qu’il faut de commune mesure cacher se révèle alors souvent le plus précieux matériau avec lequel creuser à la recherche des vérités les plus enfouies. Mais dans le vaste champ de la littérature où l’intime peut jaillir de n’importe où et sous n’importe quelle forme, la notion apparaît vague, l’acte de l’écriture portant en lui-même ce présupposé de dire l’intime. Connaît-on en effet un seul écrivain dont l’écriture lui soit totalement extérieure ? L’intention de l’écriture peut l’être, le résultat formel ne l’est jamais. Ainsi même chez des auteurs romanesques, ne désirant rien dévoiler de leur intimité, souhaitant séparer leurs œuvres et l’homme qui se cache derrière l’écrivain, nous pourrons toujours ça et là trouver des indices sur la vie même de l’auteur, ses obsessions et ses aspirations.
Nous pouvons même considérer l’hypothèse que parfois plus un auteur tente de brouiller les pistes, poser un voile sur son identité, plus cette identité devient apparente, complexe, multiple. Ainsi l’exemple de l’écrivain portugais Fernando Pessoa, dont l’œuvre fût écrite sous de nombreux pseudonymes à la biographie imaginaire, ne se situe pas en dehors de la sphère de l’intime, mais s’y immerge, au contraire, jusqu’à la déraison. En épaississant le mystère, en donnant un nouveau nom pour chacune des facettes de sa personnalité, il crée une intimité décuplée, diffusée dans des genres multiples : poésie, essais, fictions. Car la « nécessité impérieuse d’écrire » , qu’évoque un autre écrivain de l’intime, Louis Calaferte, quelque soit la forme sous laquelle elle se manifeste au lecteur, nous ouvre toujours une ouverture, que le degré en soit réduit ou immense sur l’intimité de son auteur, mais aussi sur celle de son récepteur, ce lecteur qui, plongé dans l’intimité d’un autre, en sort toujours avec un avis, un ressenti, un jugement, sur ce mystère offert qu’il vient sans pudeur de visiter.
Si l’intime est donc une notion dure à définir en littérature, l’écrivain Marc-Édouard Nabe, dont nous allons traiter ici, n’a jamais, depuis le commencement de son œuvre littéraire, cessé de la questionner. Ses différents écrits, du pamphlet au roman, en passant par l’essai, la poésie, les recueils d’articles, reposent tous sur cet intime brut, cette individualisation du narrateur et le droit à sa subjectivité la plus libre. Nabe est un écrivain du Je, ce Je tout puissant qu’il revendique dés sa première apparition télévisée chez Bernard Pivot en 1985. En apostrophant l’audience, et ses confrères écrivains, l’écrivain fit scandale ; mais au milieu de ce vacarme télévisé et au delà des conséquences qu’il allait engendrer, le jeune écrivain posait déjà des jalons pour l’avenir, en mettant l’intimité au centre de ses préoccupations littéraires. Car c’est dans cette émission que Marc-Édouard Nabe annonce l’existence de ce qui restera pendant des années son labeur quotidien, et occupera une place majeure dans son œuvre : l’écriture de son Journal intime. Scène épique d’Apostrophes qui finira publié sur papier, comme promis par Nabe, en conclusion du tome 1 du Journal. Le débat dérivant sur des questions idéologiques, cette revendication de l’intime est presque passé inaperçue sur le plateau, prise pour de l’arrogance, alors qu’elle aurait pu apporter quelques lumières pour éclaircir le regard du lecteur sur la noirceur du Régal.
A peine la rédaction du manuscrit qui deviendra le Régal était achevé que Marc-Édouard Nabe s’attelait à son Journal intime pour nous faire le récit jour après jour du début de sa vie mouvementée d’écrivain. Comme si mettre un point final à son premier livre avait immédiatement induit ce destin de diariste, comme une suite logique à cette affirmation du Régal : « Je sais aujourd’hui que c’est bien sa vie qu’il faut vivre par écrire, là, que tout se passe là, sans invention, dans le nerf réel, la réalité la plus vraie (et donc la plus magique). » Le Journal de Nabe est donc entamé en 1983, et sa parution reste atypique au sein de la littérature française, puisqu’il parait du vivant de l’auteur aux Éditions du Rocher par volume, et que sa publication s’étire de 1991 pour le premier tome Nabe’s Dream, à 2000 pour le quatrième et dernière tome Kamikaze. Parutions à seulement quelques petites années d’écart des événements vécus et écrit avec le parti pris d’une transparence totale, pour les noms, les sentiments, les événements. Une vision subjective absolue du présent entièrement assumée, sans possibilité de retouche ultérieure, une écriture de l’instant, sans filet. Mais cette écriture intime poussée à son paroxysme peut-elle se poursuivre inlassablement ou est-elle vouée à s’interrompre, à se résoudre à connaître une fin ?
Si Nabe poursuit son écriture diariste durant les années quatre vingt dix, il ne publiera pas sous leurs formes brutes ces journaux. Usé par la contamination de son écriture passée sur sa vie réelle présente, et voyant l’intime de chacun envahir les écrans d’ordinateurs grâce au développement d’Internet, Nabe doute de ce travail quotidien et va transformer son écriture. C’est en 2002 qu’il publie Alain Zannini, roman sur le double (le titre étant le vrai patronyme de l’auteur) et où il intègre le Journal non publié à l’intrigue. Après presque vingt années d’écriture interrompue, c’est cet écoulement final de l’intime dans le roman qui, le 7 avril 2001, pousse Nabe à faire appartenir au passé cette partie de son oeuvre : « J'ai brûlé mon Journal pour plusieurs raisons. Techniques : j'avais besoin d'accomplir cet acte dans le réel pour transformer l'écriture diariste en écriture romanesque. Sentimentales : la publication de ce journal avait fait trop de mal à mes amis […]. Esthétiques : l'apparition sur Internet des blogueurs racontant leur vie a diminué l'intérêt que je prenais à exposer la mienne en librairie. Professionnelles, enfin : en 2001, j'ai senti que le monde de l'édition allait m'empêcher bientôt de publier mon Journal, ce qui n'a pas traîné […] »
Alain Zannini enterre le Journal avec lui, mais son roman précédent Je suis mort, paru en 1998, préfigure déjà la recherche d’une nouvelle voie pour dire l’intime. Ce court roman, dont le narrateur entame le récit le jour de sa mort, apparaît alors comme un texte charnière. En mettant en scène ce suicide à la première personne, à la première page de son livre, Nabe abolit d’entrée toute tentative de lire le roman comme un récit strictement autobiographique. Le roman étant la seule forme possible pour décrire l’expérience intime la plus définitive qui existe, la mort puis le récit de la vie organique du corps après cette mort, jusqu’à ce que lui soit enfin accordé le repos de la décomposition. C’est donc l’intimité la plus froide que Nabe interroge dans Je suis mort. C’est aussi la transgression et le dépassement par son auteur de sa propre écriture de l’intime, car l’intime dans Je suis mort est d’une transparence impossible. Mais c’est de ce postulat impossible que les prémisses d’une transformation de l’intime commenceront à se manifester : « Longtemps, je me suis contenté de prendre à la vie des choses vraies pour nourrir mon écriture. Maintenant que j'arrive à quarante ans, avec seize livres et plus de sept mille pages publiées, je ressens le besoin de rendre quelque chose à la vie. Je suis mort est de ce point de vue une première étape, une espèce de tournant. »
Cette évolution dans la forme littéraire au travers de l’œuvre nous montre que cette notion de l’intime est chez Nabe en perpétuel mouvement, toujours soumis à un questionnement et une remise en question. Dés lors qu’une écriture devient systématique et régule l’intime jusqu’à risquer à terme de le corrompre, il convient alors de la libérer, en la déplaçant vers d’autres territoires littéraires. Transformer son écriture mais toujours dans le même but : s’approcher un peu plus près de sa propre intimité, et de celle de son lecteur, par réaction. Cette recherche, forcément subjective car toujours mouvante, est celle de la vérité individuelle intime. Conscient de la non universalité de cette parole, Nabe délimite par négation, et sans précaution, les motifs et les visées de son écriture au début du Régal : « Moi je n’écris pas pour ceux que l’intimité des choses n’intéresse pas, pour les théoriciens, pour les praticiens, les objectifs, pour ceux qui ne voient aucune magie dans les puissances latentes de la vie… […] Je n’écris pas plus pour ceux pour qui les morts sont morts, […]– pour tous ceux-là, je n’écris pas, je me tais, je m’étrange mais je me tais. »
Du Régal des vermines à Je suis mort avec en arrière plan l’écriture continue du Journal tout au long de ces années, Nabe est l’auteur d’une œuvre du dévoilement de l’intime poussé jusqu’à l’absolu, toujours guidé par une obsession perpétuelle de la vérité. Nous pouvons alors légitimement nous poser cette question : est-il réellement possible de traduire la vérité intime d’un individu par la littérature ? Tout acte d’écriture, par sa nature même, ne travestit-il pas forcément la vérité pour n’en laisser apparaître qu’un seul aspect ? Et si cela est possible, comment la vérité peut elle s’accommoder, sans se corrompre, des différentes formes littéraires qui servent à l’habiller ? Quels sont les procédés employés par l’écrivain pour mener à bien cette quête de transparence, les transformations opérées sur l’intime au travers d’œuvres formellement si différentes ? Finalement, jusqu’où peut on pousser cette quête de l’intime avant de finir par s’y noyer ? La poursuite littéraire de cette vérité de l’intime est-elle sans conséquence sur la vie de son auteur ou l’engage-t-elle aussi hors du domaine littéraire ? Le réel et la l’art peuvent-ils entrer en résonance, sans qu’aucune dissonance ne se fasse entendre, ou la dissonance née de la friction entre les deux est-elle justement le but recherché pour aboutir à une vérité ? La littérature peut-elle déborder dans la vie, et la littérature dans la vie, ou l’imperméabilité entre les deux domaines est irrémédiable ? Quelles sont finalement les réponses à tirer de cette expérience de l’intime que Nabe entreprit en 1983 et ne prit véritablement fin sous cette forme qu’en 2002 avec Alain Zannini ?
En prenant comme exemple ces trois œuvres, Au régal des vermines, le Journal intime et Je suis mort, nous allons essayer d’établir une vision élargie de l’intimité chez Nabe et des sacrifices que ce dévoilement réclame. Pour cela, nous choisirons trois thèmes, et en étudiant ces thèmes dans chaque ouvrage, chacun d’un genre littéraire spécifique, nous essayerons de déceler les points communs et les différences qui les caractérisent dans le traitement de l’intime. En premier lieu, nous évoquerons l’agression de l’intimité provoqué par les choix d’écriture de Nabe, agression que peut ressentir chaque lecteur à la lecture d’une littérature si subjective, mais pour des raisons qui différent réellement selon les livres : agression du pamphlet par sa philosophie personnelle, agression du journal par ses principes d’écriture, et agression du roman provoqué par le thème même de son récit. Ensuite, nous essayerons de mettre à jour l’existence d’une sur-intimité dans son écriture, une intimité hyperbolique, dont la forme se met au service du discours : sur-intimité du pamphlet par l’omniprésence d’un moi tout puissant, sur-intimité du journal intime par l’immensité de l’univers dépeint et la multiplicité des personnages qu’il contient, mais sous-intimité du roman, livre sur la mort où l’intimité se réduit désormais au seul corps. Enfin, nous étudierons la différence de traitement des personnages d’un livre à l’autre, en choisissant quatre figures importantes communes aux trois ouvrages en question. Tout d’abord, c’est le personnage de Nabe à travers son narrateur que nous évoquerons, lui dont le Régal constitue en lui-même un autoportrait, puis en tant que narrateur du Journal, et enfin transposé en fiction par le narrateur de Je suis mort. Sa femme Hélène, portraituré dans le Régal, figure féminine principale du Journal, et transposé en Gloria, femme du narrateur suicidé dans Je suis mort sera elle aussi décrite. Puis les parents de Nabe, dont le portrait occupe un chapitre entier du premier livre, personnages récurrents du Journal, et tenant une place importante dans la compréhension de Je suis mort par le rôle de la mère notamment.

Au régal des vermines

Agression intime

Le Régal des vermines, par le biais de son écriture pamphlétaire, instaure dés sa préface un rapport intime avec le lecteur. Mais ce rapport intime ne se fait pas dans la nuance, ni dans la séduction, il se crée brutalement sur le mode de l’agression. Agressivité de la subjectivité revendiquée, donc de sa liberté, de ce Je tout puissant. L’auteur prévient d’emblée le lecteur qu’il ne fera aucun effort, si ce n’est celui de l’écriture, pour le charmer et l’inciter à continuer sa lecture. C’est au lecteur d’accepter ou non sa virulence, de se sentir visé ou non, par ce vous général auquel le Je s’adresse, ce « je vous emmerde » provocateur répété comme un mantra en fin de plusieurs paragraphes de cette préface bien nommée « L’impubliable ». C’est ainsi que le Je se place dans une position de force, dominante. Il n’attend pas l’approbation du récepteur, il sait au moment de prendre la plume que sa littérature, ses adorations, ses exécrations, ne s’adresseront pas à tous, que son intimité ne sera pas restreinte, réfléchie, modérée, mais exacerbée, poussée jusqu’au malaise.
En entrant en littérature par le versant du Mal, l’auteur élude ainsi la tentation de produire une œuvre universelle, qui mettrait tout le monde d’accord. C’est le parti pris de l’individualité qui est choisi, c'est-à-dire une plongée dans l’intime, dans tout ce qu’elle a de plus violente, séparatrice. Nabe n’a pas la volonté dans ce pamphlet de réunir, d’utiliser des artifices pour attendrir le lecteur, chercher à le faire adhérer à ses propos. Il cherche au contraire à le provoquer, le bousculer dans ces certitudes les plus profondes sur ce que doit être la littérature, sur la forme dans laquelle elle est censée se fondre. En déchirant le voile de la fiction, forme sous laquelle ses propos les plus controversés pourraient être bien plus facilement justifiables, il annihile par là même tout moyen de défense. Débarrassé du fardeau de sa propre personne, il peut s’attaquer à l’humain tout entier qui est, selon lui, indéfendable : « La plupart des êtres que j’ai eu le malaise de côtoyer m’ont confirmé qu’ils ne faisaient que se défendre. Ils croient attaquer mais ils se défendent. Comme s’il y avait quelque chose en soi à défendre ! Moi, je peux dire que je suis un des rares types qui attaque vraiment. »
Si Nabe attaque ce lecteur qui ne lui a rien demandé, c’est qu’il s’en sert d’exemple générique, comme objet de sa détestation globale. C’est cette haine qui servira de moteur à son écriture, d’où le choix de la forme pamphlétaire, forme contestataire par excellence. En apostrophant le lecteur dés ses premières pages, Nabe décide de diriger sa colère vers l’interlocuteur le plus sensible, celui qui théoriquement est le plus protégé, puisqu’un auteur sait en général qu’il lui sera très difficile de survivre sans lui. L’auteur a besoin d’un lecteur pour exister, pour que son œuvre puisse vivre et se développer, car plus le lectorat sera élargi, plus les lecteurs seront nombreux, plus la poursuite matérielle de son écriture sera facile à envisager. En s’attaquant à la figure sacrée du lecteur en introduction de son premier livre, il évacue d’entrée le sujet le plus difficile, le rapport de l’auteur à son lecteur, en prenant le risque de le brusquer et de le voir fuir instantanément. La place de ces invectives dans cette préface n’est pas du au hasard, car le lecteur ainsi agressé dans son intimité, est désormais prévenu du ton de ce qui va suivre. C’est ainsi que conscient du risque pris, et du danger que cette prise de position peut susciter autant pour lui-même que pour son lecteur, Nabe prévient d’emblée les plus fragiles et les plus susceptibles : « Voici un livre dangereux, pour moi, pour vous. »
D’autres thèmes viendront étayer les raisons de la colère proclamée par l’auteur, le lecteur étant, nous l’avons vu, le premier ciblé, puisque de coutume le plus épargné. Mais lorsque nous employons le mot thème, nous devons l’assimiler ou le rapprocher du sens jazzistique du terme, car tel le thème d’un standard de jazz sur lequel le musicien imprime sa marque en y imposant son style, sa façon de jouer, Nabe improvise sans filets au fil de la mesure sans se préoccuper d’une narration ou d’une argumentation raisonnable. C’est son style d’écriture qui est le seul fil conducteur du livre. Le souci de la forme littéraire n’a pas d’importance pour lui puisque « ceux qui cherchent la forme, c’est que leur écriture n’est pas vitale pour eux : ils ne dépendent pas d’elle ». L’auteur nous dit ne pas exister en dehors d’elle, la littérature est son obsession et envahit son intimité, et c’est cette intimité non jugulée, cette force vitale et agressive qui crée l’unité des différentes parties qui constituent le Régal. De son propre autoportrait à celui de ces parents, de sa femme, ou évoquant les Noirs, les Juifs, le Christianisme, et bien évidemment le Jazz, Nabe se permet de passer d’un sujet qui le transporte à un autre, du plus intime au plus vaste, sans chercher volontairement de cohérence entre ces sujets puisqu’« Il n’y a qu’une écriture, c’est l’écriture sur le motif. »
Les thèmes que Nabe développe au fil du Régal, s’ils sont divers et ne relèvent pas tous d’un rapport intime, semblent pourtant tous englobés dans ce « vous » auquel la préface s’adresse, puisque tout en le provoquant, l’invectivant, le méprisant, Nabe tente de faire sortir le lecteur de sa torpeur dans lequel il le sent englué. En voulant abolir les convenances, c’est le rapport faussé qui sépare l’écrivain de son interlocuteur qu’il veut abolir, et cela sans politesse, sans fioriture, car ce décorum qui constitue les rapports humains dans la vie réelle n’a aucune place dans cet espace de vie idéal qu’est la littérature. C’est ces restrictions morales qui de coutume empêche le lecteur d’accéder à l’intimité réelle de l’auteur, cet endroit où son moi social n’existe plus et où son intimité la plus sauvage, la plus brusque peut enfin s’exprimer. C’est pour détruire le mur qui le sépare du lecteur et empêche la littérature d’agir dans la vie que Nabe estime qu’il faut écrire « écrire son premier livre au marteau-piqueur ». Une fois ce mur détruit, l’auteur et le lecteur pourront danser sur ses ruines dans la joie la plus totale puisqu’une fois libérée de sa condition sociale, l’homme pourra enfin accéder à son état individuel originel, et vivre réellement, conscient de sa condition inéluctable : « Toute vie, si elle est bien menée, c'est-à-dire dans le mauvais sens, est une lente destruction. L’évolution de l’homme aboutit à l’anéantissement de sa personne civilisée. »
En s’excluant grâce et par sa littérature du monde social, Nabe cherche à prendre de l’avance sur ce lent anéantissement programmé. Il élimine de manière catégorique le monde qui l’entoure, tout ce qui n’est pas relié à sa propre individualité et qui l’empêche de vivre dans l’extase de son art : « Je m’ôte du monde. Je pratique ma propre ablation du monde. » C’est en effaçant le monde autour de lui que sa naissance littéraire peut prendre enfin sens. Seul importe ce qui le poussera à poursuivre sa création, et ses admirations qu’il nomme avec une majuscule de soulignement son « Délire ». La définition du délire étant une perception erronée de la réalité qui n’est que rarement collective, toute autre personne que celle qui est elle-même plongée dans son délire en est par essence forcément exclue. Mais plutôt que vouloir atténuer ce délire, le restreindre, le corrompre, Nabe au contraire sait qu’il est sa seule porte de salut dans ce monde social, réel, et si peu artistique. C’est ainsi que le Régal constitue une tentative de construction, d’amplification, d’édification de ce « Délire. »
Ce qui deviendra un texte, donc une mise en forme littéraire du discours, pour retranscrire le plus honnêtement possible ce Délire doit être spontané, sans aucune forme de pudeur, pour que le lecteur puisse essayer de s’en approcher, s’immerger dans l’intimité de ces extases et ces exécrations. Ainsi « Il faut aller tout droit, de vous à moi, sans déformation. » Mais si le destinataire est bel et bien le lecteur, sans quoi il n’y aurait aucune raison d’être publiée, le discours semble ne pas pouvoir être réciproque. Car Nabe ne se soucie pas des réactions suscitées par le discours, il ne doute pas une seule seconde de la validité de ses intentions. Il ne souhaite pas que le lecteur lui renvoie une vision déformée de lui même, son discours est autosuffisant, il ne fait que l’exposer aux yeux de tous en prenant le soin par sa violence de désamorcer toute identification possible du lecteur. Son intimité n’est ainsi dévoilée que dans le sens de l’auteur au lecteur, sans laisser la place au récepteur de s’intégrer entre les lignes et le transformer pour le faire correspondre à sa propre intimité. La séparation entre le vous et le moi est définitive, mais pour Nabe, cela ne résulte pas de son seul cas, il estime simplement mettre à jour une vérité immémoriale, la communication entre les hommes n’étant pour lui que des tentatives, toujours gâchées, puisque impossible dés l’origine : « je suis persuadé qu’aucune communication n’est possible, et pis : qu’elle n’a jamais existé. »
Puisque la communication est inexistante entre les individus, la littérature apparaît alors comme un espace d’amplification de cette destruction, mais aussi de résurrection. Cette brusque séparation entre le vous et le moi que Nabe impose au lecteur est aussi une manière de le différencier de son récepteur, de marquer la cassure. En se démarquant de son lecteur, en cherchant à l’éloigner, l’auteur crée un choc que nous pourrions comparer à celui de Jean Genet qui introduisait son premier livre Notre-Dame-Des-Fleurs par ces mots : « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures » En citant l’assassin Weidmann avec ce même vous que Nabe utilise, Genet dès les premiers mots de son œuvre nous disait qu’il avait choisi son camp. Nous les lecteurs n’étions pas de son bord, mais l’ennemi intime contre laquelle sa littérature cherchait à se briser. Lui, Genet, se plaçait du coté des assassins, des voleurs, des hors-la-loi. C’est ce même procédé dont Nabe s’inspire afin de se situer contre, de se définir et par là même, nous définir, nous éloigner, nous brutaliser. Mais si Genet portait avec lui ses fantasmes criminels, Nabe, en nous agressant, ne veut pas de complice, il est seul.
Si Genet a écrit Notre-Dame-Des-Fleurs en prison, nourri par une véritable fascination érotique pour le crime et pour les criminels, Nabe, lui, situe sa transgression dans le domaine purement littéraire car dans la vie sociale, son intimité agressive est indicible pour ceux qui le côtoient : « Les autres n’ont rien à dire sur moi : je passe pour un garçon charmant. Aucun intérêt. » C’est ce vernis qu’il s’efforce de faire craquer, phrase après phrase dans le Régal, car si Nabe estime être considéré comme un criminel, ce n’est pas par la justice qui l’aurait condamné comme Genet, mais à cause des topos littéraires qui régissent l’époque dans laquelle il vit. Ses crimes, selon la citation proustienne, se situent uniquement dans cette vraie vie qui est la littérature : « je sais pourquoi je suis un criminel : parce que je n’écris pas de livres normaux, bien objectifs, sériés, intelligents, cohérents et structurés. Parce que je n’ai pas de ligne directrice, que je “pars” dans tout les sens. Que je ne suis pas militant. »
Cette revendication d’un discours intime individuel désordonné met l’auteur dans une position d’adversité totale. En s’astreignant à traquer ses propres vérités et en proclamant sa haine de l’humanité, Nabe refuse que l’on adhère à ses propos en les théorisant. L’ennemi c’est l’autre, celui qui théorise, puisqu’il nous empêche d’accéder à nous même, à notre individualité amorale, notre unicité. C’est pour cela que « tout individu qui n’est pas moi est un adversaire » . Et si le lecteur est un adversaire, c’est qu’en ouvrant son livre, il est sans le savoir en attente d’un discours auquel il pourrait adhérer, d’une intimité qu’il pourrait valider, ce que Nabe lui refuse. En dévoilant son intimité la plus agressive, il la met en évidence aux yeux de tous mais empêche le lecteur d’y pénétrer pour de mauvaises raisons. L’auteur et son lecteur comme deux murs qui se font face un l’autre et que la littérature ferait par sa force s’effondrer, afin qu’éclate enfin un peu de vérité. Et si cette vérité est cachée, c’est qu’elle ne peut apparaître qu’une fois toute résistance du lecteur abolie. Mais pour déchirer les derniers doutes, le premier adversaire à sacrifier ne peut être que l’auteur lui-même qui montre la voie : « Je vais me peindre ici avec le plus de complaisance possible, c’est-à-dire en ne montrant que mes défauts : ce qui intéresse, c’est la face cachée de la lune. Voyez, si je cherchais vraiment à ravir le lecteur – cet enculé ! -, je m’appesantirais sur la lune : je passerais une ou deux pages à parler de la lune que je connais si bien, je vous décrirais la lune comme vous ne l’aviez jamais sentie !... […] Je veux donner ici le plus mauvais de moi-même. »

Sur-intimité

Cette volonté de dévoiler tous ses défauts, d’en exagérer les affects négatifs en occultant tout ce qui pourrait lui être positif est le parti pris de Nabe dans le Régal. Se saborder d’entrée pour qu’une vérité intime s’en dégage, afin que son honnêteté soit admise hors du jugement moral, et pour cela devoir démolir tout ce qui pourrait être considéré comme un moyen de défense. Cette astreinte est le premier pas nécessaire vers la conquête de sa liberté. Cette focalisation sur les mauvais sentiments revendiquée par un individualisme assumé, exacerbé, ouvre au lecteur une vision sur son intimité la plus sauvage. Mais cette intimité est exagérée, développée, amplifiée, comme pour décupler la puissance de ces deux pôles opposés : l’admiration et l’exécration. Tout est sentiment dans le Régal, et ce qui relève d’un jugement modéré, froid, théorique en est exclu. Cette intimité outrancière et provocatrice rappelle les origines marseillaises (tout comme les « Fan » et les « Fatche » parsemés au fil du livre) de l’auteur mais en exposant ainsi ce dévoilement intime aux valeurs inversés, le lecteur qui serait venu ici chercher de l’empathie, se reconnaître dans les faiblesses exposées, est repoussée avec force. Car c’est cette force d’affirmation de son identité qui met le lecteur mal à l’aise, pauvre lecteur venu tendrement chercher une compassion qu’on ne veut pas lui accorder. Cette façon de transformer la faiblesse en force, hors du domaine physique, nous mène à nous demander, en nous inspirant par analogie du concept nietzschéen du surhomme, si l’apparition de ce que nous pourrions qualifier de sur-intimité est possible.
Cette sur-intimité se caractérise par la faculté de l’auteur à transcender un ressenti purement subjectif en une vérité intime de l’instant, basée sur des expériences personnelles multiples, qu’aucun autre ne pourra partager entièrement. Non seulement fier d’exister par elle-même, cette intimité nous nargue en jurant qu’elle n’a pas besoin de notre accord pour exister, puisqu’elle existe déjà sans nous, dans cette vie multipliée, décuplée, qu’est la littérature. De cette manière, Nabe se place dans le sens inverse de toute généralisation d’un discours, d’une universalité. Cette affirmation du moi empêche volontairement le lecteur de se rallier à sa cause, ses convictions, mais en toute logique, puisque sa cause est uniquement la sienne, et que toute concession au lecteur comme à sa propre personne, serait, dès lors, considéré comme un mensonge, une tentative malhonnête de truquer, de corrompre sa vérité.
Ainsi en repoussant avec force toute adhésion à son discours, Nabe nous dit que la littérature, son expression même, est l’unique but de son ouvrage. Il ne manifeste aucune envie de trouver, en exprimant ses idées, une communauté de pensée ou le ralliement à une idéologie, donc en mensonge bien réglé et ordonné. Pour nous en assurer, il n’hésite pas à nous provoquer de la manière la plus primale qui soit : « Je ne veux rien apprendre aux autres, ni les convaincre : je veux leur foutre ma main dans la gueule, c’est tout ». Ce glissement qui s’opère entre le refus de l’entreprise littéraire tel qu’elle est généralement envisagée, c'est-à-dire comme une rhétorique raisonnée, à la métaphore de l’affrontement physique, éclaire sur ses intentions. Tout en sachant l’impossibilité d’interagir sur toute vie autre que la sienne, Nabe, paradoxalement, voudrait par l’écriture traverser de ses poings le mur qui sépare l’écrit de la vie, l’écrivain du lecteur. Ce glissement métaphorique semble symbolique d’une volonté d’absolu littéraire. C’est savoir l’impossibilité de ce contact qui le pousse aux réactions les plus violentes pour y parvenir. Car s’il parait difficile de frapper quelqu’un à distance par la simple magie des mots, c’est cette folle conviction de l’action de la littérature sur la vie qui doit malgré tout en être le moteur, c’est cette intention du fond qui fera prendre forme au discours. Le résultat des intentions importe finalement peu, et ses conséquences sur les autres ne sont pas du ressort de l’écrivain, mais c’est le combat littéraire de celui qui comme Rimbaud voudrait, par la littérature, changer la vie : « Si on n’écrit pas dans l’intention de refaire le monde en une seule phrase, alors c’est pas la peine : autant rester “à sa place”, dans le strapontin, bien au chaud dans le noir, anonyme… »
Le Régal apparaît alors à la fois comme ce monde que l’auteur redéfinit par sa vision, contre le lecteur et contre son époque, par l’affirmation d’une sur-intimité qui permettra à la littérature de tout dévoiler, même le communément inavouable, pour ce que cet inavouable ne soit plus. Et ceux qui voudront tout voir devront accepter de se salir, comme l’auteur accepte de se salir lui-même pour faire apparaître cet « espace noir, presque bleu » qu’est son livre. Comme si Nabe se noircissait volontairement, encore et encore, jusqu'à ce que, libéré du poids du regard et du jugement social, cette noirceur devienne blancheur, jusqu’à devenir translucide : « la littérature nous somme de laisser notre humilité encombrante au vestiaire : nous entrons légers comme des Ariels dans la neige angoissante de la première page. »
Pour poursuivre sa quête de transparence, Nabe ne se donne pas d’autre choix que de tout assumer. De ces opinions intimes les plus sauvages et fascisantes qu’il estime faire partie de la nature refoulée de chaque individu, jusqu’aux portraits de ses proches qu’il délivre sans honte jusque dans leurs recoins les plus cachés. C’est en fait tout ce qui constitue sa vie, l’univers dans lequel il évolue et les personnages qui en font partie, qu’il dépeint afin qu’une fois figée, il puisse déjà commencer à s’en éloigner. Tout mettre sur la table, à la vue de tous, pour déjà s’en détacher, tout cracher vers le dehors afin de pouvoir se réfugier encore peu plus profondément en lui-même, et trouver la matière nécessaire à la poursuite de son écriture. Car c’est de littérature dont il veut nous gaver jusqu’à l’indigestion, de cette littérature qui le remplit, le construit, et l’envahit. Nabe veut nous immerger en lui-même, jusqu’à ce que le lecteur écoeuré, dégoûté de ce trop plein d’intime, finisse par recracher ce qu’il vient d’avaler. Ce qui sera la preuve de l’existence même de la consistance de ce qu’il est en train de lire. Ainsi « Qui vomit a dîné ».
Des milliers de sentiments qu’un être humain éprouve, Nabe ne veut en occulter aucun, il les traque, débusque les plus mauvais, un à un pour les fixer, jusqu’à ce que le moindre sentiment vécu devienne un pas de plus en direction de la construction de sa sur-intimité. Mais s’il fixe ces sentiments sur le papier, ce n’est pas pour se définir dans un schéma, établir une grille de lecture qui régirait sa personnalité. S’il fixe ces sentiments, c’est pour en décupler la portée, les rendre mouvants jusqu’à en devenir insaisissable, s’échapper du monde jusqu’à régner enfin seul au sommet de son intimité. Reclus en lui-même, cette vie sociale qui l’éloignerait de la littérature sera désormais inaccessible. Ce n’est pas le monde qui doit le transformer pour qu’il puisse y évoluer sereinement, mais c’est le monde à transformer à sa propre image afin de devenir littérature. Dans le même but fantasmatique, pousser la littérature jusqu’au bord du précipice, afin que la vraie vie puisse enfin apparaître : « Cette projection extérieure totale de mon univers pour ne plus avoir à sortir de moi ensuite est une des plus grandes dégueulasseries de mon caractère. Je me propage sur des kilomètres carrés. Il faut toujours que je laisse une griffe quelque part, une morsure, une trace de pas, un échantillon. Je suis un type qui met tout au grand jour, dès le premier instant, pour s’en dégager. Je ne suis même pas certain d’être dans le peu que je ne dis pas. Il s’agit peut être d’un rien, d’un mot, un souffle à peine que je recherche depuis toujours, justement et celui-là qui, craché, me permettrait de vivre vraiment… »
Littérairement, cette représentation radicale de l’intimité se manifeste par une hyperbolisation répétée. Cette façon de tout amplifier est l’unité de mesure que l’auteur donne à son livre, de façon à se mettre réellement en danger. Car chacun aura alors la possibilité de sortir ces hyperboles de leur contexte et les assimiler à ses propres obsessions. Nabe, par sa sur-intimité, provoque la propre intimité du lecteur, et deviendra alors le paratonnerre sur lequel chacun pourra venir s’électriser. L’hyperbole comme un arbre sous lequel se réfugier afin d’attirer la foudre du lecteur. Mais c’est aussi dans un souci de clarté que Nabe emploie l’hyperbole qu’il utilise presque comme une règle dans sa préface. Afin de transformer le ressenti intime en parti pris littéraire, mais ériger sa sur-intimité en creusant un peu plus profondément le trou qui le sépare du lecteur terrifié, qui éprouvera forcément une appréhension devant tant d’audace et d’aplomb à revendique son individualité comme une vérité unique : « Ici, tout est compréhensible : j’appelle un chat un tigre. »
Pour arriver à une sur-intimité, Nabe veut « faire de son nombril le maelstrom du monde » . Tout doit transiter par sa propre perception puisque sa littérature doit dépeindre sa vérité intime la plus enfouie, et la rendre apparente, éclatante aux yeux du lecteur. Tout événement extérieur à lui doit alors être ramené à sa propre personne. Car ce qui est réel à ses yeux, ce n’est pas le réel dématérialisé sous la forme d’informations dont s’abreuvent les médias, mais l’individualité intime, ces sensations que l’art, la musique, la littérature, lui font éprouver. En opposant ce qui constitue pour la majorité l’actualité du monde et sa vie intime, chacun vers un pole opposé, Nabe prête allégeance devant l’art, qui le pousse au plus près de son intimité et qui, elle seule, est capable de transcender sa haine en passion. Pour illustrer cette indifférence face aux soubresauts d’un monde déréalisé, et son amour pour l’art, Nabe utilise une nouvelle fois l’hyperbole en opposant d’un coté une note de musique qui le bouleverse, et de l’autre une longue série d’accumulation de thèmes qui constituent les actualités de son époque. Sa réalité intime ne se trouve pas dans son époque présente, mais dans l’art du passé, valeur absolue, seule capable de briser son indifférence face au monde : « Je n’y peux rien si une note de Lester Young me bouleverse plus que tous les carnages, les guerres, les politiciens, les stars, les meurtres, les idées, le ciné, les agitations en tout genre, bref tout ce Golf Steam de l’Actualité, de ce qui se passe et qui me fait absolument chier parce que justement je trouve qu’il ne se passe pas grand-chose dans ce qu’il se passe.»
Son intimité ainsi retranscrite par écrit provoque une collusion entre l’art et la vie, si tant est que les deux fussent un jour pour lui séparé, car son intimité est entièrement immergée dans la littérature et déborde dans la réalité. Ce n’est pas la matérialité d’un être ou d’un événement qui signifie son existence, mais son incidence dans son intimité. L’Art, avec une majuscule pour le personnifier, apparaît comme le seul domaine qui peut influer sur son intimité, le seul dont il puisse donc certifier la véritable influence. C’est pour cela que les être vivants qui ont suscité chez lui des sentiments forts ne sont pas dissocié de son admiration pour des morts, ou des personnages fictifs. Leurs existences sont similaires, puisqu’elles lui ont permis de survivre, hors du monde social, et l’ont aidé à construire ce que nous appelons ici une sur-intimité : « Mon monde est celui de l’Art. Je n’en ai connu aucun autre de merde. Je n’ai jamais pu faire de différence entre les êtres qui m’ont ému sur le papier ou en dehors du papier. Ce ne sont tous que de lourdes et belles mouches qui se sont prises à ma plaquette adhésive. Fantômes passés. Fantômes à poindre. Certains nous croisent. D’autres nous touchent. Ils n’en sont pas moins réels. »
Cette sur-intimité est donc construite par une identification totale de sa personne à son écriture. Ce n’est pas l’écriture ici qui est produite par un corps mais « Toute écriture n’est que la housse d’un corps ». Le corps n’est qu’une parcelle, une partie représentative de ce tout qu’est l’écriture, et par son dévoilement, la revendication de son individualité peut mener à l’existence d’une sur-intimité. A travers la figure de style de la personnification, Nabe utilise son corps comme vecteur pour définir certaines notions aux milles définitions. Bien que Nabe se proclame anarchiste, il n’en donne pas de définition politique, puisque la politique ne l’intéresse pas, elle appartient au domaine de l’idéologie et pas de l’art. Par le biais de l’indentification, il en donne une définition qui prend l’apparence d’une boutade, alors qu’elle illustre parfaitement sa pensée : « Je ne connais pas une personne plus anarchiste que ma coiffure : quand on me demande ce que c’est que l’Anarchie, j’enlève mon chapeau. » Son corps, qui n’en est qu’un outil parmi d’autres, révèle plus sur son intimité qu’un discours théorique : « l’écrivain est le corps qui dit le plus de choses sans dire un mot. » Tout est contenu dans le corps mais pour le faire parler, il doit nous être décrit, ce à quoi s’attache Nabe au travers du Régal par le choix d’une intimité agressive sans limites, entraînant dans son sillage une galerie de personnages dont il peint les portraits.

Traitement des personnages

Le Régal des vermines est le livre par lequel Nabe a décidé de s’introduire, tel un virus, dans la littérature. Mais au-delà de la misanthropie revendiquée et de l’agressivité verbale, il n’est évidemment pas qu’un simple livre aux thèmes pamphlétaires, mais le résultat d’une vision littéraire fondé sur le refus de la fiction, et la volonté de faire coïncider l’art et la vie en suçant le sang du réel pour le recracher, bouillant, dans la littérature : « En vérité, je suis à la fois contre l’événement et contre l’imagination. Les choses inventées me font autant chier que les détails apocalyptiques du monde moderne. » Pour que les présentations avec le lecteur soient complètes, dans ce pamphlet autobiographique, Nabe concentre plusieurs chapitres à la description des personnages qui lui sont le plus intime : lui-même dans un autoportrait contenu dans le premier chapitre L’allègre assassin de six milliards d’individus, Byzance et la Vieille Sartan, les noms donnés à ses deux parents dans le chapitre cinq Onlysonmakers, et sa femme Hélène dans le chapitre sept Béatrice enculée. Nous allons ébaucher un court portrait de chacun de ses personnages que Nabe intègre à sa propre genèse, mais en remplaçant ici leurs vrais noms par des pseudonymes (y compris le sien), à la différence du Journal intime où ces mêmes personnages en peupleront les pages sous leurs véritables patronymes.
Nabe commence à tracer son autoportrait dès le premier chapitre du Régal, dont le titre, par son oxymore L’allègre assassin de six milliards d’individus, nous le présente immédiatement dans une position d’adversité totale, étendant le nombre de ses ennemis à l’humanité entière pour s’assurer que son lecteur y soit englobé. Bien que le titre du chapitre souligne la provocation d’une jouissance assumée dans le mal, Nabe en choisissant de se décrire applique à lui-même ce pacte de vérité intime qu’il a établi dans la préface. Son autoportrait est ainsi la chose la plus difficile à faire, et à la fois la plus essentielle : porter un regard sans pitié sur soi même, son propre corps, et ses défauts, pour ensuite se permettre la même subjectivité avec l’autre. Tel un marchand d’armes se tirant une balle dans la tête pour être sur que le revolver fonctionne, Nabe saccage sa propre intimité, détruit tout ce qui pourrait la court-circuiter, son image et son ego : « Mieux qu’une photo mensongère à force d’objectivité, je propose sans m’énerver de donner une image fidèle du cadavre ambulant qui occupe mon discours. Si tous les écrivains faisaient ça, il y en aurait moins. »
Nabe applique donc la même subjectivité agressive à sa description physique intégrale, littéralement de la tête aux… doigts, évoquant sa coiffure, ses épaules, ses oreilles, ses yeux, ses sourcils, son nez à la métaphore fromagère décrit comme « un quart de brie considérable », ses dents, sa « bouche antipathique [qui] laisse rarement voir une paire de gencives fernandéliennes », avant de s’arrêter sur ses doigts qu’il ponctue de trois petits points avant de se rendre compte que « Merde ! On dirait une autopsie, ma parole ! ». Si les doigts sont la partie sur laquelle Nabe arrête sa description physique, c’est peut être parce que « J’ai l’air d’avoir traversé toutes sortes de situations, alors qu’en fait planter un clou m’est totalement interdit. » Si les doigts sont absents de la description, c’est peut-être aussi parce qu’ils tiennent les clefs du mystère, ce sont ceux qui permettent la création, écrite, peinte, musicale. Mais malgré cette absence des doigts, Nabe évidemment n’oublie pas de s’attarder sur les parties les plus intimes de son corps, insistant sur sa pilosité prépondérante rendant son « anus introuvable, très difficile d’accès. » Il évoque « ces fesses aussi, très efféminées en gousses d’ail velusoyeuses. » Et enfin son sexe qu’il décrit avec masochisme : « Quant à l’appareil génital, on dirait celui d’un greffé : des couilles de soixante-quinze ans sous l’aine d’un garçonnet. »
Nabe, à travers cette description crée le contraste entre la violence de son discours et son apparence. Car si son discours littéraire est brutal, il projette physiquement l’image inverse de la brutalité. C’est de ce décalage qu’il se moque lui-même, cherchant un oxymore qui pourrait correspondre à son absence de virilité : « Mais après tout, je ressemble surtout à un pédé préhistorique. Je suis comme une femmelette de Neandertal. » Car la virilité semble pour Nabe être antinomique à la littérature et susceptible de l’en éloigner. La puissance physique ne rentre pas dans le domaine de la littéraire, qui est pour Nabe la seule puissance. Ce qu’il nous dit, c’est que tant que la littérature inondera sa vie, aucune marque de virilité ne pourra se manifester en lui : « Tout finit par être littéraire chez moi. Jamais viril, jamais. »
Un autre portrait du Régal est celui de sa femme Hélène dont il décrit la rencontre et la passion amoureuse qui les dévore. Elle est la figure sexuelle du livre, mais aussi une figure romantique. Nabe lui consacre un portrait dithyrambique, à l’opposé du sien, faisant de son couple un oxymore réel, celui de deux contraires qui s’attirent pour finir par se confondre. La description physique de Hélène est entièrement méliorative, et ses comparaisons animales soulignent l’admiration provoquée chez l’auteur, lui qui crache sa haine du genre humain et sa misanthropie au fil du Régal : « Belle comme un astre. Le sourire gigantesque. La frange égyptienne et les bijoux mastoc. Un cou de danseuse. Deux oreilles allongées (et bien collées). Le dos musclé. Deux seins pamplemoussesques sur un dos de nacre ocre comme je les aime. Taille de guêpe. Epaules de lionnes. Deux yeux bleus de gris dans une face de panthère. La mise en place de ses hanches et le tempo de son bassin réveillent tous les glands oisifs, font sourire les méats mornes, troublent les dards dodus ! Ô ce derrière dur comme du marbre ! Avec la raie sur le coté ! Et cambrée comme une bête ! Est-ce uniquement sa robe à rayures qui lui donne l’air sauvage ? Quelle tigresse en soie ! »
Hélène, si elle comparée aux plus élégants des animaux, n’est pas une simple muse romantique dont la destinée est de porter les fardeaux de l’artiste qui partage sa vie. Elle existe comme une entité à part entière et ses préoccupations principales ne sont pas celle de son homme : « Hélène Hache n’est pas une muse de somme : elle n’en a rien à foutre de l’art. Si elle est avec moi, ce n’est pas pour mon talent. » Car contrairement à Nabe, ses besoins sont avant tout physiques : « Elle a des besoins physiques : il faut qu’elle se serve de son énergie musculaire, qu’elle nage et danse excessivement. » Si elle mérite tant d’éloges, c’est que sa pureté physique n’est entachée par rien, sa beauté est à la fois sa condition naturelle et sa manière de s’éloigner des bassesses humaines : « Toujours stimulée par sa beauté, sa vie n’aura été qu’une lutte victorieuse contre l’arrivisme lamentable de l’être humain à vouloir se réaliser absolument […] » Si Nabe est autant éprise de Hélène, c’est qu’elle vit dans ce domaine physique qui lui est si étranger et qui le fascine, mais aussi qu’il sait qu’ils se rejoignent dans leurs natures par cette volonté de fuir l’humain : « Plus animale que moi, mais moins végétale, la Panthère aux Yeux Pers, dans son désir de n’être pas complètement humaine, refuse de se disperser dans la vulgarité d’un but ou d’une activité quelconque. »
Si le portrait d’Hélène la désigne du coté de la vie et la splendeur, et qu’elle forme avec Nabe un couple antinomique, le second couple dont l’auteur nous fait la description est celui de ses parents. Mais là où Hélène représentait le pôle positif et Nabe le pôle négatif, le portrait de ses géniteurs voit les valeurs s’inverser, sa mère étant le pôle négatif et son père le pôle positif : « Je suis l’enfant odieux de deux sensibilités très profondes. Il s’agit d’une mère autoritaire, extrêmement à vif, toujours d’humeur égale (mal lunée), d’un exigence gigantesque, déçue et hyperconsciencieuse, taciturne et fragile comme du papier à cigarettes : une locomotive en verre. Et d’un père oriental, contemplatif, refermé, inexplicable, insaisissable comme un savon mouillé, d’un optimisme sans espoir, totalement poète : un soleil englouti. »
Le père Byzance, né à Istanbul, voit son pseudonyme tiré de son lieu de naissance. Le nom choisi pour le présenter est déjà significatif de l’admiration qu’il suscite chez son fils. Tandis que sa mère se voit affubler d’un pseudonyme qui évoque l’aigreur et le renfermement, celui de son père rappelle ses origines et ouvre par là même la porte à un univers ample, mystérieux, vivant. Lorsqu’il le décrit, Nabe n’en établit pas un portrait physique détaillé, malgré le fait qu’il évolue hors de ce domaine. Sa seule activité impliquant réellement son corps, tout comme Nabe, est sa pratique d’un art. Lorsque Nabe évoque sa tête, ce n’est pas pour étudier la forme des sourcils, ou la largeur du front, mais pour directement l’assimiler au domaine de l’art : « Sa tête à la Edgar Poe, tragique et engloutie, emmerdée de soucis énigmatiques, est l’une des choses qui me font le plus rire au monde. Dés que je le vois, je vais mieux. » Si Byzance provoque ce soulagement chez son fils, c’est qu’il est un exemple concret d’un homme qui, évoluant hors du domaine physique, fuyant la vie sociale et son illusion de communication, arrive malgré tout à vivre de son art. Alors que Nabe refuse de participer à cette réalité avec agressivité, son père lui n’en émet aucune, il est par sa nature même, simplement ailleurs : « Byzance, c’est un homme qui ne participe à rien de la vie. Il n’écoute, il ne voit rien. C’est l’inattentif par excellence, il ne fait même pas semblant d’écouter. » Mais si l’écoute ne semble pas être son point fort, ce n’est pas par choix ou par méchanceté, c’est qu’elle appartient à une vérité qui lui est totalement étrangère : « les récits, c’est physique, il décroche immédiatement, vertigineusement… »
Son seul plaisir physique est celui de son art, qui implique son corps, mais pas sa parole : « Pour Byzance, la musique jazz est un plaisir physique, paresseux, qui l’entraîne dans un bain de gaieté : c’est la seule chose qui l’allume. » À l’inverse de Nabe qui se sert de son art pour rentrer profondément en lui-même, Byzance en pratiquant le sien en sort encore un peu plus, pour se voir ouvrir les portes de la jouissance, celle d’une communication instinctive, brute, sans parole. C’est en jouant qu’il peut enfin sortir de lui et accéder de cette manière à la joie : « Dés qu’il souffle, il ne pense plus à rien. Et dés qu’il ne joue pas, il ne pense plus qu’à une chose : “Vivement que je joue pour ne penser à rien.” » Preuve de son amour, Nabe utilise à nouveau une personnification animale pour décrire son père. Il est celui qui vit, hors des questionnements matériels, dans la jouissance sans vouloir en priver les autres : « C’est le Roi de la Jungle. Un félin dans une forêt : il mange un morceau et il laisse le cadavre aux autres. »
Mais si le père selon Nabe n’a pas de « n’a pas vie intérieure […] aucun problème psychologique » c’est qu’il les a délégué à la mère qui est vue comme son exact contraire, elle qui accumule tous les soucis de l’existence : « C’est que tout repose sur ses épaules. Elle porte tous les soucis : c’est une usine à soucis. Elle aurait tant voulu ne rien voir, ne rien comprendre. Hélas, rien ne lui échappe ! » La mère est ainsi désignée comme le réceptacle de toute la négativité de la vie, tout ce que Nabe rejette, ce contre quoi, tout comme son père, il cherche à ne jamais se compromettre : « Toute son existence d’huître, il s’en est remis à elle, il lui a déménagé un jour toute sa vie physique, sociale, motrice, psychologique : c’est elle qui a accueilli toute la merde […] » Tout ce qui pourrait concerner négativement son père passe par sa mère, et le père existe uniquement dans ce domaine sacré qui le rend heureux, la musique : « Son vrai moi, c’est elle. Lui, il préfère la musique. » Nabe, par ses descriptions, scinde le couple en deux : d’un coté celui qui lui a transmis et inspiré ce qu’il affectionne le plus dans la vie, son amour infini pour l’art et la musique, de l’autre celle qui s’occupe du pire, strictement rattaché à la terre ferme, sans possibilité d’évasion, hermétique à l’art et son élévation : « Ma mère, c’est une femme qui a d’autres soucis à fouetter que Monk, le vibraphone, les alexandrins, la nature morte, Ben Webster, ou Léon Bloy. »
Nabe écrit dans le Régal contre la mère, tout en sachant qu’il est aussi une partie d’elle, et qu’elle l’a influencé sur d’autres aspects de sa personnalité. Il se reconnaît dans cette tendance à être constamment au bord du gouffre, suicidaire, sauf que contrairement à elle, tout comme son père, il dispose d’une porte de salut pour s’échapper de tout ça, l’art qu’il pratique et qui allége le fardeau de l’existence : « Ma mère est toujours au bord du suicide, comme moi. Seulement elle, elle n’a pas la Littérature. » Si le père est assimilé à l’idée de liberté, de beauté et de poésie, la mère est décrite comme celle qui, effrayée devant la sauvagerie de la vie, refuse d’y participer, et veut en empêcher les autres : « Pour elle, le monde est un immense corps interdit. Par excès de considération et d’aversion mélangées, elle empêche tous les corps de vivre à leur rythme. » Nabe, en écrivant contre la mère, brave et transgresse les interdits qui empêche son corps de vivre, il se bat contre les frustrations et les peurs engendrées par elle en essayant de les détruire. La littérature deviendrait alors cet endroit joyeux comme la musique, d’où le corps ne serait pas exclu, mais le lieu où, décrit par les mots les plus durs jusqu’à la nausée, il pourrait enfin être libéré, comme un tigre qui s’échappe de sa cage, et embrasser le monde réel, toutes les peurs et les frustrations déjà détruites.

Journal intime

Agression intime

Si l’agression intime du Régal était très explicite dans sa préface par ses invectives adressées au lecteur et les thèmes traités au fil du livre, cette agression se manifeste dans le Journal d’une manière bien différente, bien plus complexe. Car si l’écriture pamphlétaire de son intimité la plus sauvage et de ses sentiments les plus mauvais cherchait dans son premier livre, dans un premier temps, à repousser le lecteur, ce n’est aucunement le cas ici. Ce n’est pas en s’adressant directement à lui que Nabe produit ce sentiment d’impudeur intrusive mais par les principes même qui régissent son Journal intime. Ici ce n’est pas par le discours du Je sur lequel le lecteur se focalise, un Je qui serait avant tout littéraire puisque refusant de participer au monde, mais c’est sur un Je plongé au cœur de la vie même, et qui n’est finalement qu’un vecteur, qu’un œil, pour voir le monde, et le rendre enfin à son état littéraire.
Son écriture quotidienne ouvre sur son intimité, évidemment, mais surtout sur celle de tous les personnages qui la traversent. Dans son récit diariste, presque documentariste pour s’essayer à une métaphore cinématographique, Nabe évite les écueils romantiques où l’on ne dévoile que les bons aspects de sa personnalité, et où l’on ne reste fixé que sur son intérieur, mais au contraire déploie son intériorité sur le monde. Le Je n’est alors plus un discours absolu, subjectivisé à l’extrême, mais avant tout le témoin objectif de sa propre existence, et de celle des autres à travers son oeil, permettant à l’auteur de transformer son expérience de vie quotidienne en véritable voyage dans son intimité la plus strictement réaliste, mais aussi au travers de son époque, n’excluant aucun sujet, artistique, politique ou personnel entrant à un moment donné en collusion avec sa propre intimité : « Ce que je n’aime pas dans le journal intime, c’est le coté Journal Intime. Les épanchements romantiques sans obscénité, sans exhibitionnisme offensif du larmoyeur faiblard qui caresse son moi dans le sens du poil. Contrairement à ce qu’on imagine, le journal n’est pas un genre narcissique. Beaucoup moins que le roman, où, même à la troisième personne, le narrateur se prend pour Dieu jonglant avec ses créatures. Dans le journal, le je est un témoin d’abord, parmi d’autres : il descend dans la vie avec sa caméra, il assiste au drame, il ne supervise rien. »
Mais pour que ce témoin puisse tout dire de lui et de ce monde dans lequel il évolue, Nabe érige cette règle de transparence absolue qui dans son récit journalier prend un tout autre sens que dans le Régal. Car en collant au plus près de sa réalité quotidienne, Nabe nous donne à voir à la fois son intimité la plus pragmatique, mais aussi son intimité la plus métaphysique. C’est en accouplant ces deux facettes que l’auteur peut donner sens à son labeur quotidien, en mettant tout en jeu de sa vie, sans aucune transposition fictionnelle. Son écriture n’est pas qu’un simple document sur la vie de l’auteur et sur la description détaillée de ses journées, mais une combat sans fin contre son passé immédiat qu’il se donne pour mission de figer dans un éternel recommencement : « Comme Sisyphe une fois au pied de la colline ne peut s’empêcher de remonter la pente, je suis condamné à pousser le passé à l’infini. »
L’auteur donne sa vision sacrée de la littérature, investi d’une mission qui consiste à explorer le monde afin d’en ramener à n’importe quel prix les plus intimes vérités. La nature d’un artiste, pour Nabe, c’est son intimité, ce terreau sur lequel toutes les fleurs doivent pousser, des plus belles pousses aux mauvaises herbes, afin que le lecteur puisse les cueillir ou les arracher à la lecture du Journal. La question de ce qui doit être dit ou non ne se pose pas, puisque la fonction de l’artiste est justement de tout dire, du plus infime détail personnel jusqu’à d’amples réflexions sur tout ce qui l’entoure : « Un écrivain doit tout écrire, de sa vie et de celle des autres, de toutes les vies que sa mort croise. Sentiments, impressions, pensées marineraient bien trop abjectement si quelqu’un, de temps en temps, ne se chargeait pas d’en dégorger l’univers. L’artiste n’a pas le droit d’avoir une vie privée. Un saint a-t-il une vie privée ? Trop occupé à vivre, il n’existe pas. Son jardin secret, il le fait visiter en permanence. Son jardin secret, c’est le monde entier. » Si son intimité est un jardin secret que le lecteur vient visiter au jour le jour dans son Journal, c’est que Nabe, dés le début de son écriture a toujours eu en tête le projet pharaonique de le publier intégralement, tel quel, sans retouches, corrections ou sélections, sans attendre une postérité qui transformerait ce Journal en mémoires. Par ce choix, il inclut son écriture diariste comme un pan entier de son œuvre, indissociable du reste, intrinsèquement lié à sa vie présente, et non comme un simple document destiné à être posthume : « […] un journal intime justement est écrit souvent en principe pour ne pas être publié, pour ne pas être lu. Moi, je prends ce risque métaphysique supplémentaire de le publier et surtout rapidement, dans un délai assez court. »
Le Journal participe ainsi à la philosophie établie comme un principe dans le Régal : « Je suis un type qui met tout au grand jour, dès le premier instant, pour s’en dégager. » En se dégageant de son quotidien par son écriture, en se déchargeant sur le papier de tous ces souvenirs qui ne cesseraient de refluer de peur d’être perdus, Nabe se vide et peut laisser libre cours à son inspiration pour le reste de son œuvre, fictionnelle, essayiste ou poétique. Une fois sa vie étalée devant le lecteur, sans aucune distance, Nabe n’a plus rien à craindre, tous ceux qui voudraient l’attaquer sur sa vie personnelle en la jugeant non conforme à ses écrits, ou ceux qui voudraient dévoiler un détail signifiant sur sa vie n’en auront aucune possibilité. Son intimité ne peut pas être dévoilée à ses dépens, puisqu’il l’a déjà offerte aux yeux de tous, se réveillant chaque matin un peu plus libre que la veille : « Plus on connaîtra ma vie dans les moindres détails, plus je serais libre » C’est ainsi qu’en tuant son présent chaque jour par sa retranscription littéraire, il peut ressusciter dés le lendemain, chaque jour comme une renaissance de l’écrivain, neuf, libéré de toutes ses opinions et de ses sentiments, de tout son moi passé. Ne lui reste plus qu’à se jeter à nouveau dans la vie même pour y vivre entièrement tout ce qui, dés le soir, sera soigneusement conscrit. De cette façon, l’écrivain réalise cette opération impossible, métaphysique, la poursuite et la destruction quotidiennement de son propre présent : « Le journal intime est une entreprise de résurrection, j’espère que je n’apprends rien à personne. Le diariste passe le temps, en direct, comme aucun média ne le peut. »
En léguant son intimité aux autres, en faisant mourir chaque journée sous sa plume, Nabe n’a plus à s’embarrasser de ses souvenirs et être soumis à une quelconque tentation nostalgique. A peine éteint, un nouveau jour renaît, et même si le précédent est mort, il n’y a pas lieu de le regretter, puisqu’il est dorénavant fixé pour toujours. Son passé n’existera plus pour lui, mais continuera à exister pour les autres. Il ne sera jamais perdu car chaque fois qu’un lecteur ouvrira une page du Journal il deviendra, le temps de la lecture, le présent de quelqu’un d’autre : « Si on est nostalgique (moi ce n’est pas mon cas) on peut regretter les bons moments passés, mais le journal intime devrait être justement une espèce de machine à se dénostalgiser parce qu’une fois que les choses sont fixées, elles sont lues et appartiennent aux autres, comme je disais dans le premier tome, on est beaucoup plus libre. »
Mais l’agression intime qui domine le Journal vient en grande partie de ce parti pris de sa publication du vivant de l’auteur. En tuant son passé chaque jour pour s’en débarrasser et le livrer à ses lecteurs, Nabe prend le risque conscient de la collusion entre son passé proche et son présent. Nous sommes ici dans un de ces très rares cas où la lecture du récit passé influe de manière directe sur le présent de l’auteur. Cette collusion atteindra son apothéose avec le roman Alain Zannini, où le journal devient un élément du roman, intégré comme une conséquence de la publication du Journal. Car s’il choisit de s’exiler à Patmos pour écrire Alain Zannini et de mettre fin par le feu à son Journal, c’est justement à cause des dégâts dans sa vie personnelle causés par son écriture. Les conséquences de l’écriture du Journal pousseront alors Nabe vers une nouvelle direction romanesque. Mais ce que ces personnages, vexés par la publication d’une description cruelle ou d’un détail intime qu’il ne souhaitait pas dévoiler, et qui peuplent son récit, n’ont peut être pas su distinguer, c’est que l’agression intime provoquée par le Journal est une composante inhérente à son écriture. Car Nabe, en publiant son passé immédiat pour l’oublier et ouvrir en grand les portes de son présent, livre au lecteur les sentiments de la personne qu’il a déjà cessé d’être. C’est son moi passé, déjà lointain, qui les vexent, puisque l’auteur, au moment de la lecture est déjà bien éloigné d’eux, dans ce présent qu’il visite sans interruption afin de le transcender par l’écriture : « Publier de son vivant son journal n’est pas seulement une folie. C’est une question de vie ou de mort, surtout de mort. Je publie vraiment pour oublier ce que j’ai vécu. »
En choisissant d’écrire sans retouche possible, Nabe se débarrasse de ses jugements, et en même temps les fixent, les figent et les immortalisent dans la mémoire de son futur lecteur. C’est ce décalage entre son ressenti passé et le ressenti présent de celui qui le lit qui crée la collusion et le sentiment d’agression. Car comme nous venons de le voir, ce jugement d’un jour est par définition forcément fugitif, fluctuant, et ne correspond pas nécessairement à celui du jour d’après : « j’éprouve une vraie aversion désormais pour cette névrosée que j’ai pourtant, aussi sincèrement, soutenue jadis ». C’est cette évolution perpétuelle du narrateur du Journal, dont il ne peut évidemment pas prévoir ni les variantes ni les réactions, qui constitue le principal danger de ce dévoilement perpétuel. En sachant très bien que ce qu’il devra assumer au moment de sa publication, ce n’est pas ce qu’il est au moment présent de la lecture de son récit, mais ce qu’il a été au moment de son écriture.
Mais cette agression intime que peuvent ressentir les personnages incriminés dans le récit n’est qu’une des facettes des pages du Journal. Car la principale agression, c’est celle que l’auteur s’impose envers son propre personnage. Son individualité absolue que l’auteur revendique envers et contre tous dans le Régal est ici mise à l’épreuve de la manière la plus dure qui soit, en faisant sien le pacte autobiographique de Montaigne, celui de se peindre lui-même avec la plus grande honnêteté possible. En écrivant son Journal, Nabe endosse le projet pharaonique de se portraiturer au quotidien, sans rien cacher des faiblesses de son caractère, sans gommer les traits qui pourraient le désavantager, mais au contraire en livrant au lecteur l’exact vérité de l’instant, sans se soucier de l’image qu’il pourrait lui renvoyer : « Je joue le jeu de l’honnêteté absolue, c’est-à-dire que je m’efforce de retoucher le moins possible et de respecter la superficialité qu’il y avait à cette époque-là dans mon caractère, dans mon tempérament et la naïveté, les erreurs, tout ce qui fait justement la vie dans tout son brouillon cosmique, donc ce n’est pas forcément très joyeux de se retrouver comme ça devant un miroir et en regardant de s’apercevoir comment on était il y a une dizaine d’années… Vous savez, parfois je me dis que le journal c’est mon Portrait de Dorian Gray… »
L’agression intime provoquée par la lecture du Journal est donc double. Elle concerne en premier lieu l’auteur lui-même qui apparaît sans fard, de la façon la plus brutale qui soit, dans sa plus stricte intimité, mais aussi le lecteur, qu’il appartienne ou non à la liste des personnes peuplant le Journal et dans lesquels il pourrait se reconnaître. L’égalité devant la page blanche est la règle la plus fondamentale que l’auteur impose à son écriture. Aucun traitement de faveur n’est accordé à quiconque, du personnage le plus proche à celui le plus éloigné qui ne ferait qu’une furtive apparition. Aucune retouche qui pourrait truquer la vérité émotive de l’instant, et qui, pour un simple détail raboté, invaliderait la totalité de ses pages. Le Journal devient ainsi le lieu où Nabe, seul face à lui-même, va au bout du crime de sa subjectivité, sans limites morales, conscient que son agression intime peut provoquer, comme une bombe retardée de quelques années, une vexation radicale des personnages décrits dans la vérité d’un moment qu’ils n’ont jamais consentis à rendre public : « À chaque tome, je perds des amis et j’en gagne d’autres. Il y a des gens qui se sentent agressés ou violés dans leur intimité et d’autres au contraire qui me disent : “Si untel a mal réagi, c’est qu’il n’aime pas la littérature.” C’est normal, ceux-là ne se sentent pas concernés, mais dans huit ans, à la parution de mon journal d’aujourd’hui, ils risquent de l’être ! »

Sur-intimité

Là où le Régal créait l’apparition d’une sur-intimité par le discours agressif d’un moi entièrement assumé jusque dans le Mal, surtout dans le Mal, le Journal la fait apparaître d’une manière bien différente. Car l’intimité de Nabe ici n’est que le point zéro du Journal, celui par lequel tout transite, tout se construit, mais uniquement pour permettre à un monde intime entier de se déployer par sa vision. Bien sûr, Nabe est le personnage principal de son Journal, comment pourrait-il en être autrement ? Mais ce n’est pas uniquement par le discours à la première personne, que le genre du journal exige, que cette sur-intimité se construit. Le caractère de Nabe, dans l’admiration ou l’exécration, et sa volonté de transparence absolue le mène vers la description d’un moi intime d’où la honte est absente, et où son individualité jaillit sans aucune retenue, avec tendresse comme avec cruauté. Mais là où dans son premier livre, elle ne s’accordait aucune accalmie dans sa misanthropie et sa haine du monde, cette individualité englobe ici le monde avec elle. Elle accepte d’en faire partie alors que l’auteur du Régal s’y refusait. Car malgré son omniscience, le narrateur ne s’exclut jamais du mouvement du monde dans son Journal, il ne s’arrête pas au milieu de la page pour analyser sa vie, mais se jette au milieu de la vie des autres pour mieux la restituer : « il n’y a pas d’états d’âmes je crois, il n’y a pas d’introspection, c’est n’est pas un journal introspectif, il est très égocentrique, évidemment, mégalomaniaque si l’on veut, mais je ne crois pas qu’il soit très narcissique, nombriliste, et surtout pas égoïste. »
Si la sur-intimité présente dans le Journal ne passe pas que par le discours du moi, c’est que le moi n’est pas traité ici de manière psychologique ou psychanalytique. Il n’est pas disséqué, traité, trituré, analysé, en vue de sa propre compréhension. Son personnage est au contraire extériorisé, exhibé, tendu vers le dehors. Il n’établit pas de distance dans ce but entre lui et les autres mais au contraire brise les digues qui l’en séparent afin de s’immerger parmi eux, et envahir leurs intimités. Le narrateur devient alors un simple témoin décrivant dans le moindre détail ce qui se passe en dehors de lui-même, tout autour de lui, arrivant presque parfois à se faire oublier de son lecteur : « Mon journal intime sera le seul journal non-introspectif, anti-introspectif, même. […] Dans cette distribution jamais assez complète de personnages vivants, je n’apparais que lorsque c’est indispensable, pour témoigner. La plupart du temps je me perds dans la foule, je me noie, on ne me retrouve plus….»
Le refus de l’introspection est à mettre en relation avec le rapport de Nabe à la vérité. Car dès son premier livre, sa première apparition télévisée, il cherchait déjà à détruire la dichotomie entre l’auteur et son œuvre, voulant atteindre une parfaite symbiose entre les deux. Il semble alors inutile de procéder à une introspection, puisque c’est la vie même de l’auteur, ses actes et ses prises de positions, qui permettront de rentrer dans un rapport introspectif avec lui. Plus que par une auto-analyse visant à étudier chacune de ses attitudes, c’est par sa façon de vivre et d’écrire que Nabe se dévoile dans le Journal. La vérité sur lui-même, ce n’est pas à lui de nous la dicter, mais c’est à nous, lecteurs, de l’appréhender par le biais de son rapport aux autres et au monde, rapport qu’il veut le plus authentique possible en se livrant entièrement, sans se préoccuper de l’image qu’il renverra à son lecteur. Car en refusant toute distance littéraire, Nabe détruit tout moyen de défense, toute protection. C’est sa vie même qu’il veut mettre en première ligne, sur le vif, sans l’introspection qui l’arrêterait dans son intimité en mouvement. Le danger, car la vérité est toujours un danger, dans lequel il jette ses personnages, il se doit, pour en valider le processus littéraire, d’en être la première cible : « D’abord il faut le vivre, puis ensuite, il faut l’écrire puis ensuite le faire lire. Ce sont trois étapes difficiles, trois stations de croix sur ce chemin de croix qu’est la montée au Golgotha de la vérité. Moi, il n’y a que cela qui m’intéresse, la vérité, parce que je pense aujourd’hui où plus personne ne dit rien, où la communication empêche toute vie de se vivre entre les êtres, où les romans à clefs, pour rester dans le domaine littéraire, pullulent, il est bon de mettre sa vie et même la vie des autres sur le feu et de la regarder bouillir. »
Cette trinité nécessaire à la création du Journal se retrouve également dans la vie de l’auteur, amenant une triple dissociation entre l’individu qui vit, celui qui retranscrit ce qu’il vit, et celui qui apparaît alors sur le papier une fois le travail terminé. En endossant ces trois costumes d’un coup mais en réunifiant ses trois actions en une, Nabe assume le résultat de son écriture, ce qu’il est, ce qu’il sera, mais aussi ce qu’il a déjà cessé d’être. Voilà la condition nécessaire au jaillissement de la vérité : « Souvent j’ai l’impression de me partager en trois. Il y a quelqu’un qui organise ça et qui est une sorte de metteur en scène, il y a quelqu’un qui lui écrit son texte et l’autre qui le joue. Voilà donc je pense m’investir à trois niveaux et d’une façon la plus honnête possible, sans jamais m’épargner, ça c’est une chose à laquelle je tiens beaucoup. […] Moi, je ne suis pas un homme de lettres, je suis un acteur de mon écriture. »
Car cette vie mise quotidiennement sur le feu et qu’il regarde bouillir s’évapore à peine écrite. Elle ne lui appartient déjà plus. Sa vérité fugitive est fixée sur le papier, désormais immuable, mais sa mémoire, débarrassée, purgée, de ces souvenirs de la veille, n’a plus à s’embarrasser d’autre chose que du présent à venir. Son passé immédiat, nécessaire à la construction de cette littérature bâtie sur l’instant, est une vérité déjà caduque pour son auteur (mais pas pour son lecteur) puisque déjà projeté dans l’instant d’après. Nabe délaisse ses souvenirs sur la page blanche désormais noircie, et continue d’avancer, dans la quête de l’anéantissement total de sa personnalité. Il se vide alors de la vérité de la veille pour se remplir de celle du jour suivant dans un travail perpétuel de mise à jour de la vérité : « Ce serait mon rêve d’arriver (ça c’est quelque chose de presque zen) peut-être à 80 ans en ayant tellement publié, tellement écrit que je parvienne à un point noir, un point nul, un point de néant où je ne me reconnaisse plus moi-même, où je ne sois plus rien. Voilà, et ça c’est quand même une des grandes extases, et c’est même un des minimums de l’élégance que Dieu peut exiger de nous avant qu’on ne meure : arriver totalement vide dans son sein. »
Afin d’atteindre ce but insensé, celui de tout dire, de tout écrire pour se vider de son intimité, Nabe utilise tous les moyens littéraires à sa disposition. Le Journal devient alors un terrain de jeu littéraire, un genre générique incluant en son sein tous les genres. C’est ainsi que nous pouvons retrouver des analyses de films, de livres, des reproductions de lettres manuscrites, des articles écrits par d’autres sur ses propres livres, des récits de ses passions amoureuses, des analyses politiques etc. Mais tous ces genres confondus se consolident en une écriture autour du présent de l’auteur, car il ne s’agit pas d’exercices de styles détachés de son intimité. Ces genres différents sont intégrés à l’écriture diariste selon la nécessité que sa vie intime lui impose. Nabe ne fait qu’utiliser l’instrument adéquat pour faire sonner juste la vérité de l’instant : « Je préfère appeler ça du “polyinstrumentisme”. Je tiens beaucoup à la profusion et au zigzag des genres, comme certains musiciens de free jazz les pratiquent. A l’époque du free jazz, un musicien comme Anthony Braxton était polyinstrumentiste, comme on disait. C’est-à-dire qu’il passait d’un instrument à l’autre, qu’il arrivait avec une armada de saxophones, de clarinettes sur scène, et à l’intérieur même d’un même morceau, il pouvait parcourir grâce à eux tous les genre et tous les registres. Et c’est tout à fait ce que je fais dans mon écriture, et surtout dans ce journal-là, je passe de la polémique à la confession, de l’apologie à la descente en flammes, de l’anecdote à l’analyse, etc. »
Aucun sujet, aucun thème, n’est exclut du Journal à l’unique condition qu’il puisse s’immiscer dans son quotidien intime, et apporter un éclairage différent à la lumière de son histoire personnelle. Par exemple, un parmi tant d’autres, en comparant sa rupture amoureuse avec une Libanaise à une prise d’otages de français au Liban, Nabe mélange l’actualité du monde à son intimité, mais en inversant les pôles habituels. Car ce n’est pas ici l’histoire intime qui se fond dans l’actualité du monde, mais l’actualité qui n’apparaît que par le lien intime immédiat qu’elle crée avec l’auteur. En confondant sa propre intimité à celle du monde, Nabe produit un effet de sur-intimité sur le lecteur. A travers l’hyperbole de sa « libération » du Liban, il assimile son mouvement à celui du monde en marche, tout en s’en dissociant. Le monde est vu comme un générateur de signes extérieurs lui permettant de mieux définir son présent. Les petites histoires ce ne sont pas les siennes mais celle du monde, qui éclaire parfois la grande Histoire intime de l’Individu : « Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ce faux hasard un signe suprême ! J’ai été libéré du Liban la même semaine que les otages ! Moi qui me foutais de leur sort, je suis soudain d’une solidarité qu’aucun patriote compatissant ne peut ressentir. Moi aussi j’étais retenu en otage par une Libanaise ! Je connais le drame ! »
Au-delà des genres littéraires dans lesquels Nabe navigue dans son œuvre diariste, cette Histoire de l’individu, pour en avoir une vision d’ensemble vaste et vertigineuse, est visible de façon codée en consultant la fin de chaque tome. Nabe y consigne et recense dans un imposant index de plusieurs dizaines de pages, tous les noms présents dans le Journal : noms de personnages réels ou fictifs, noms d’artistes morts ou vivants, noms de lieux, titres de livres, de disques, de films, d’émissions télévisées etc. ainsi qu’une part de dérèglement infime qui pourrait constituer à elle seule une étude à part entière. Une étude abordant la seule occurrence Alain Zanini existe d’ailleurs sur internet. Car Nabe recense toutes les utilisations de son nom dans l’index du Journal : son vrai nom Alain Zannini, son nom amputé d’un N (c’est-à-dire le nom d’artiste de son père), son nom d’écrivain Marc-Édouard Nabe. Plusieurs variations pour le même personnage, mais aussi plusieurs variations pour le même nom. De son utilisation commune, jusqu’à des formes signalée dans l’index parfois par une seule occurrence. Un court exemple dans l’index de Kamikaze où NABE, le Roi (NABE, Marc-Edouard) est signalée une unique fois page 2691 et nous renvoie à la lettre retranscrite d’un lecteur à Nabe où il emploie pour le désigner ce sobriquet sarcastique.
Sans aller ici jusqu’à vérifier en détail toutes les subtilités disséminés au fil de l’index, l’index pris dans sa globalité, ne serait ce qu’en le survolant brièvement, nous fait apercevoir par son ampleur, la richesse dans la multiplicité des sujets et personnages abordés par Nabe dans son Journal. Généralement simple base de travail et outil de repérage purement pratique et informatif, l’index est traité chez Nabe comme un texte à part entière, réfléchi, peaufiné, cadré, et qui ouvre, par la profusion et la variété de ses occurrences, une porte à la fois sur la l’intimité mais aussi sur l’imaginaire de l’écrivain. Les rapprochements incongrus des noms de tout genre pouvant créer différentes réactions et visions chez le lecteur comme le questionner sur le choix d’avoir retranscrit tel ou tel occurrence. Par leurs grand nombres pour un seul nom, elle permettent aussi d’établir une hiérarchie dans l’intimité de Nabe, et visuellement permettent de voir les noms qui occupent le plus d’espace dans sa vie : « Plus l’index qui est assez colossal à la fin où tous les noms sont cités (il y a plus de 90 pages d’index dans celui-là, le texte lui-même en faisant 970). L’index est un texte en soi, un poème épique qui joue sur l’arbitraire de l’ordre alphabétique. »
L’index dévoile sous forme de liste alphabétique une carte cosmique de l’intimité de Nabe. Tous ces noms, occupant une période réduite de sa vie, soigneusement consignés et mélangés, créant un magma intime que le lecteur ne pourra jamais entièrement saisir mais seulement effleurer. Car c’est dans ce gigantisme entrevu, dans cet intime versé par coulées comme du ciment avant de se réunir dans ce bloc hermétique qu’est l’index, que le lecteur peut ressentir la sensation d’une sur-intimité. Et plus les pages du Journal s’accumulent, plus les jours passent, plus les tomes paraissent et les index, et plus l’intimité de Nabe croie vers cet au-delà de l’intime, que l’on peut nommer sur-intimité. Car entrer dans une telle transe intime quotidiennement, transformer en littérature chaque jour sans la moindre interruption, laisse à penser qu’arrêter d’écrire son journal, ne plus opérer ce sacro-saint travail de vidange pourrait tuer son intimité. Car le Journal valide le cours de sa vie. La seule action répétée quotidiennement par l’auteur est cette obligation d’écriture du jour passé. Mais cette habitude est là pour décrire une vie totalement exempte d’habitudes, ouverte à l’inconnu. Son écriture apparaît ainsi comme le point de fixation de Nabe, qui en arrêtant devrait effacer de sa vie l’habitude qui le maintenant férocement en vie : « Arrêter mon journal pour moi, ce serait une sorte de mort de toute façon, il faudrait trouver un moyen pour continuer à écrire son journal après sa mort, d’une façon posthume. La résurrection a plus d’un tour dans son sac. »

Traitement des personnages

Nabe, dans sa démarche documentariste, tient à restituer les personnages dans leurs plus précises vérités. À commencer par leurs noms de famille, car le refus de travestir les noms des personnages réels comme il le faisait dans le Régal est la première règle du Journal. Rejetant toute falsification dans la retranscription des faits et des personnages, le but de Nabe est d’arriver à créer une œuvre entièrement vraie, sans imagination au sens propre, qui par le seul regard de l’écrivain transforme des personnages réels en personnages romanesques aux yeux du lecteur : « Prendre des personnages réels et par mon regard les transformer automatiquement en personnages de fiction. » : Si le Journal pourrait alors être considéré comme le roman de sa vie, chaque personnage vivant l’approchant est susceptible d’être capturé à l’intérieur. Nabe l’ôtera du monde réel un instant pour le restituer tel quel dans sa littérature. Le personnage devenant un élément de fiction, au-delà de son nom réel, s’insérant dans un ensemble, une histoire globale, n’existant qu’à travers elle, et perdra alors de sa réalité : « C’est-à-dire garder le nom réel de ceux dont on parle, c’est très important pour arriver à en faire des personnages presque abstraits. »
Dans le Journal, les personnages sont multiples, mais du plus anecdotique au plus récurrent, Nabe ne fixe aucune limite à leurs dévoilements, sans se soucier de ces conséquences, et quelque soit la teneur de l’affect qui le lie ce personnage. Partant du principe de tout dire littérairement pour mettre réellement sa vie en jeu, Nabe refuse toute modération dans la retranscription de son ressenti, tout traitement de faveur envers une personne aimée, tout compromis affectif susceptible de truquer son regard. Puisque pour Nabe tout ce qui se pense peut s’écrire, et doit s’écrire, l’étape suivante de sa logique, pour pousser l’honnêteté jusqu’au bout, est qu’il faille accepter d’écrire tout, oui, mais sur tous, même ceux que l’on aurait aimé épargné. Nabe valide ainsi sa logique intime et implique tout ses proches, famille, amis, amours, connaissances, ennemis etc. leur faisant encourir le même risque de mise à nu. Aucune différence de traitement entre eux, les personnages du Journal partent tous sur un même pied d’égalité :« Il n’y a pas de préférence, personne n’est épargné. […] Tout le monde à la même enseigne : le type que j’ai rencontré il y a une minute, mon idole en jazz, la femme que j’aime, tous au même niveau. C’est un cosmorama égalitariste, mon journal intime ! »
Tout comme dans le Régal, Nabe commence son Journal en faisant son propre portrait. La différence de traitement entre les deux est d’ailleurs significative de la démarche documentariste du Journal. Car contrairement au Régal qui en présentait un portrait physique, rempli de figures de style, le Journal, lui, présente un portrait sobre, informatif, proche de la fiche d’état civil. Dés les premiers mots de la préface de Nabe’s Dream, Nabe introduit son personnage avec une grande précision : date et lieu de naissance, signe astrologique, condition religieuse, origines de la famille. À l’exception de son vrai nom que Nabe ne révèle pas. C’est par ce détail subtil que son personnage s’introduit dans la réalité de son propre « roman » : « Je m’appelle Marc-Édouard Nabe. Je suis né sous un autre nom, le samedi 27 décembre (saint Jean l’Evangéliste) 1958, à 10h30 (Capricorne ascendant Verseau) à la clinique Bouchard, 77 rue du Docteur-Escat à Marseille. J’ai été baptisé catholique le 8 février 1959 à Notre-Dame du Mont, mais ne reçus aucune éducation religieuse (pas de première communion). Du coté paternel : Grecs de Turquie (Istanbul) et Italiens (Naples). Du coté maternel : Français de Marseille et Corses (la Balagne). »
Nabe peint une multitude de gens, mais s’il faut trouver un autoportrait complet de Nabe, il est composé de ces quatre tomes complets du Journal intime, écrite à la première personne, volumineux de presque cinq mille pages qui couvrent sept ans et trois mois de sa vie : du 17 juin 1983, début de l’écriture du Journal, et point final au manuscrit du Régal (appelé alors Nabe’s Dream, nom qui sera utilisé finalement pour ce premier tome de Journal), au 17 septembre 1990, date de naissance de son fils Alexandre et dernière journée de Kamikaze. L’œuvre entière peut alors être vue comme un vaste portrait qui apparaîtra au lecteur, composé d’autant de visions que de nombre de jours du Journal. Mais son personnage pour fonctionner ne doit pas disposer d’un recul sur lui-même, d’une solution de repli. Rien ne doit être retouché du sentiment dans lequel il était au moment de la rédaction. Ses réactions intimes n’ont de vérité que parce qu’elles sont prises sur le vif. Il n’est pas question de mettre à jour les événements à reculons, de modifier une mauvaise attitude, ou tel ou tel détail honteux. Son portrait, pour s’approcher le plus prés de sa vérité ne doit pas être revu par son auteur, il doit être exposé brutalement dans la myriade de détails dangereux qui le compose : « En me relisant, je suis effaré devant cette somme de caprices idiots et de sentiments horribles. Inutile de dire que je n’ai rien corrigé qui puisse altérer l’impression désagréable qui se dégage du personnage émotif et cruel que je suis. »
Autre personnage primordial du Journal, la femme de Nabe, Hélène Hottiaux de son vrai nom, et appelé Hélène Hache dans le Régal. Elle est sans aucune demi mesure la figure de la femme, de l’amour, de la grâce et de la sexualité dans toute l’œuvre, autant dire la figure du bonheur. Dans l’index des journaux, elle est le personnage ayant le plus grand nombre d’occurrences, et de loin, allant même dans Kamikaze jusqu’à remplir une page entière de renvois à son nom. Par son omniprésence dans le Journal, elle peut être désignée comme le co-personnage principal de l’œuvre, dépassant le nombre d’occurrences de Nabe dans les index, et étant présente dès la préface de Nabe’s Dream jusqu’à la fin du dernier tome où elle donne naissance à leur fils Alexandre. À la fois muse et femme indépendante, Hélène est aussi celle grâce à qui le regard des gens sur Nabe s’adoucit. Par sa seule présence, elle annihile dans l’œuf toute hostilité : « Malgré son sale caractère, Hélène est toujours cette déesse aux gestes si délicats, à la sympathie si rayonnante pour tous sauf pour moi… »
Avant toute chose Hélène est celle qui rend possible l’émancipation de Nabe, et lui permet d’accéder à une vie réelle, passionnelle, nécessaire à la naissance de sa littérature. Durant son service militaire, Nabe écrit son premier manuscrit, mais à peine est-il libéré qu’il s’aperçoit que son « brouillon ne tenait plus devant la vie. » Cette vie nécessaire à la concrétisation de son écriture, elle va s’offrir à lui le même jour, par la rencontre romanesque d’Hélène, qui coïncide avec son premier jour de liberté : « Un autre événement, en ce début de décennie, renforça la caducité de mon “livre” au contact de la liberté retrouvée, ce fut la rencontre providentielle d’Hélène, dans le train qui nous ramenait de Charleville à Paris, le dimanche 22 juin 1980. […] En trois regards et deux mots, nous décidâmes de ne plus nous quitter. » Ainsi, entre le 22 juin 1980, jour de la rencontre, et le 27 juin 1983, premier jour du Journal, c’est-à-dire durant trois ans et cinq jours, cette plongée dans l’amour d’Hélène nourrira l’écriture du nouveau manuscrit de Nabe, dont il extraira le Régal. Habitant chez ses parents jusqu’à son service militaire, l’amour immédiat et durable d’Hélène emmène Nabe à couper le cordon familial. Désormais libéré de son enfance, Nabe est un homme prêt à naître en tant qu’écrivain, sous un autre nom que celui de ses parents : « Sans elle j'aurais très mal fini, en sous-puceau tache-de-Turc, broyé par des parents qui ne voulaient pas laisser s'envoler du nid leur oisillon de proie. Heureusement elle a tenu bon. »
L’amour de Nabe et Hélène illumine le Journal et leur couple semble se baser sur les mêmes règles de transparence que celles qui le régissent. Nabe et Hélène se disent tout, aucun secret n’existe entre eux, pas même les infidélités. Ils ne cachent rien, pas même le désir qu’ils peuvent éprouver pour les autres. Et si leur couple s’éloigne parfois, ce n’est jamais que pour pouvoir mieux se rapprocher ensuite, car un éloignement trop long rend leur absence commune difficilement supportable. L’un des deux finit alors par craquer en provoquant un signe de l’autre : « Hélène bafouille de bonheur : elle voulait seulement savoir si elle me manquerait, si je supporterais son absence… La photo était le seul moyen de réveiller brutalement mon amour… Elle avait si peur que je lui dise un jour : « ça y est, je ne t’aime plus » Ces périodes de trouble sont aussi responsables de cet amour qui perdure, afin d’éviter qu’il ne se gâche dans la routine et la banalité. Car lorsque le trouble est passé, la même évidence revient sans cesse plus claire que jamais, impossible pour l’un de vivre dans un monde sans l’autre : « Je n’en chie plus. Nous nous aimons et rien n’existe. C’est trop bon, nous ne nous rejoindrons que plus tard, il faut faire durer le désir… »
Dans l’index, pour définir le nom des parents, apparaît l’appellation des « Zanines ». Nabe les nomme la plupart du temps par ce surnom, au pluriel ou au singulier en changeant l’article en Le ou La Zanine selon qu’il s’agisse du père ou de la mère. Mais le père Marcel voit son nom dans le Journal subir un traitement tout particulier. En général, l’index renvoie à son nom d’artiste Marcel Zanini, avec un seul N, suivi entre parenthèses, de son nom de naissance ZANNINI, Marcel avec deux N. Il est toutefois à noter que dans le tome deux Tohu-Bohu, le vrai nom du père disparaît complètement, l’entrée Marcel Zanini n’étant suivi d’aucune parenthèse, et son nom d’artiste est même inscrit en tant que vrai nom dans l’entrée qui la précède, alors que la mère dispose elle bien de ces deux N : « Zanines, les (ZANINI, Marcel et ZANNINI, Suzanne) » Si les Zanines sont souvent ensemble dans le Journal, le père y prend une place bien plus importante que la mère. Les entrées de l’index le prouvent puisque Marcel Zanini renvoie à un grand nombre d’occurrences, tandis que la mère en a peu, et rarement seule, mais le plus souvent accompagné de son mari. Comme si dans le regard de Nabe elle n’existait qu’avec et à travers son père, alors que le père possède deux existences, une avec elle, et une séparée d’elle. Cette scission entre les deux parents du Régal, Nabe la traduit ici par le biais des réactions de ses parents et leurs incidences sur sa vie en cours.
Si Nabe accorde une telle importance au père, c’est qu’il possède une vie propre, et cette vie, c’est le jazz, tandis que la mère y est réfractaire. C’est sur ce thème que la complicité entre le père et le fils est la plus apparente. Dans Nabe’s Dream, si Marcel est souvent cité, c’est que nous suivons les concerts où il se rend avec son fils, pour jouer (accompagné de Sam Woodyard, batteur de Duke Ellington et personnage récurent du premier tome) ou y être simplement spectateur. Mais ce lien indéfectible entre eux s’étend même au-delà du jazz, à la littérature par exemple, Nabe ayant découvert Céline par l’intermédiaire de son père. En découle peut être l’élément le plus important de leur relation qui est que Marcel lit et comprend la littérature de son fils. Dès son premier livre, il porte une attention accrue à son œuvre, et en retire une certaine fierté. Marcel est toujours le premier soutien et même si au cœur de la polémique et des débats engendré par l’éclosion de Nabe en tant qu’auteur, Marcel Zanini peut (comme très rarement) se mettre en colère contre son fils : « Marcel est accablé par la colère. Ma mère ne l’a jamais vu comme ça, quand j’arrive, il me tourne le dos au fond du salon, refusant de me parler, il tremble de fureur après moi. Lui qui était si fier d’aimer mon bouquin ! »
Mais cette fureur, Nabe parvient rapidement à la faire tomber : « J’arrive à le calmer en raisonnant : est-ce bien un échec ? […] Est-ce vraiment une si mauvaise façon d’entrer en littérature ? » Mais si la colère de Marcel était réelle, elle n’était pas dirigée contre l’œuvre de son fils, mais sur les propos tenus lors de l’émission d’Apostrophes et qui l’ont déçu. C’est l’incompréhension suscitée qui l’a mis dans un tel état. Ce qu’il désapprouve, ce n’est pas le contenu du Régal, mais d’en avoir donné une image faussée, et d’avoir refusé de la rectifier en ne se défendant pas, autrement que par un humour à froid, face aux attaques de ceux qui le traitent de fasciste : « Leur terrain commun est bien l’humanisme optimiste. […] Papa raconte sa guerre, puis, comment il trouve incroyable que j’aie pu laisser croire que j’étais « fasciste ». Cet épisode clos, la relation entre le père et le fils n’en pâtie pas, puisque quand Marcel et Nabe se rendent, quelques jours après Apostrophes, à la rédaction du journal Hara-Kiri, et que Nabe se voit questionné sur son passage télévisé, Marcel, se met à nouveau en première ligne pour le défendre : « Il discute avec Marcel qui tente de lui expliquer mes positions. »
La mère, si elle n’est pas un personnage public comme l’est son père, est impliqué au même niveau d’intimité dans le récit diariste de Nabe. Contrairement à son mari dont le personnage est visible dans différents contextes, elle n’est présente ici presque que dans le contexte familial. Elle réagit très mal à l’activité littéraire de son enfant, dont la publication de son Journal : « Une de celles qui ont le plus mal réagi, c’est ma mère, pourtant Dieu sait si j’ai déjà écrit sur elle ! Ca fait un mois et demi qu’elle ne veut plus me voir. Elle m’a dit “Tu aurais du m’épargner parce que je suis ta mère !” Et alors ? » Contrairement à la colère passagère du père, la mère entretient elle une colère répétée, colère née lors du même épisode d’Apostrophes : « Ma mère est très atteinte : écrasée par la pitié et le dégoût ; elle m’en veut terriblement. Elle tremble qu’on vienne m’étriper… » La mère s’inquiète pour la vie de son fils et lui en veut de s’être ainsi mis en danger, mais s’inquiète aussi des conséquences sur la carrière de son mari : « Ma mère râle : cette histoire risque de nuire à Papa. » Cela fait écho à la description de la mère dans le Régal, où Nabe la présente comme le père de son père. Puisque Nabe et Marcel continuent à vivre sans peur malgré les événements, la mère se doit de se faire du souci pour trois : « Son vrai moi, c’est elle. […] Il n’a plus de soucis : tout est chez ma mère, ce mont-de-piété. Elle a toujours tout fait… »
Car contrairement au père qui accepte Nabe tel qu’il est, même dans ses excès, la mère, elle, refuse ce qu’est devenu son fils, mais endosse malgré tout les soucis qui vont de pair avec sa vie, et dont lui ne se soucie guère. Elle les endosse mais sans pouvoir les saisir entièrement à cause de la méconnaissance de l’univers dans lequel gravite son fils, ce qui est d’autant plus douloureux. Etant « totalement fermée à toute poésie » elle ne peut que constater les dégâts causés par la littérature de son fils, sans jouir de ses bienfaits. Le regard qui lui fait tant de mal, c’est le regard que la société jette sur son fils, la maintenant dans la frustration d’avoir raté la conception de l’enfant modèle, celui sur lequel tous les regards se porteraient avec bienveillance, et à travers lui, sur elle : « Une chose l’a fait mourir de rire, c’est quand ma mère lui a dit : “Vous vous rendez compte, Jean-Pierre ? Si seulement il avait pu admirer Molière et Victor Hugo plutôt que Céline et Rebatet !” » La mère et le père, par leurs ressentis sur l’évolution de leur fils, entretiennent avec lui des rapports intimes différents mais tout deux participent, avec ou sans approbation, à l’écriture du Journal.

Je suis mort

Agression intime

Dans le court roman Je suis mort paru en 1998, Marc-Édouard Nabe aborde avec un parti pris très radical la question la plus intime qui soit : la tentation du suicide et la question de la vie après la mort. Si Nabe refusait les moyens romanesques dans le Régal et le Journal, il les utilise ici pour agresser l’intimité du lecteur d’une manière très différente, avec une froideur chirurgicale, très éloignée du reste de son œuvre. Mais c’est tout d’abord par son postulat de départ que le roman surprend, puisque Nabe suicide son narrateur dés la première ligne du livre : « À l’instant, je viens de me tirer une balle dans la tête. Il y a trop longtemps que j’en avais envie, et puis un jour j’en ai eu besoin. » Nabe rend ainsi impossible toute lecture l’identifiant au premier degré à son propre personnage réel, et se démarque en une seule phrase du pacte de vérité instauré avec le Journal, fil rouge de son oeuvre. Par son titre même, il annihile la possibilité d’un « je » pouvant s’inscrire dans une expérience réelle, vécue par celui qui l’écrit, puisque personne n’est capable d’énoncer cette affirmation sans mentir : « En logique, le titre est appelé un contre-performatif. On ne peut pas prononcer une telle phrase ! Si on est mort, on ne peut dire qu’on est mort. La seule chose qui corrige le contre-performatif du titre est le mot “roman”. »
Une fois le choc du titre et de ces lignes passés, ce qui interpelle lors de la lecture, c’est le contraste permanent entre la déréalisation immédiate du récit à la première personne et le réalisme employé dans la description de ce corps que le narrateur continue d’habiter malgré la mort. Car le roman décrit toutes les étapes qui constituent la vie du corps après son suicide : l’autopsie, l’embaumement, l’enterrement, la décomposition, toujours vu de l’intérieur par le narrateur. En adoptant ce point de vue obligatoirement fictionnel, Nabe ne s’aventure toutefois jamais loin du réel dans le domaine descriptif, approchant au plus près de la vérité d’un corps en voie de pourrissement. L’effet produit pouvant alors aller du malaise jusqu’à l’angoisse, pour finalement accéder au soulagement, celui d’être nous, lecteurs, bel et bien en vie : « Pour le lecteur, c’est un livre parfait pour dégoûter du suicide à jamais… »
Dans ce récit d’un moi fictif, mais imprégné d’un réalisme glacial, Nabe puise à nouveau son inspiration dans sa vie réelle, mais y introduit, pour la transformer en fiction, un nombre important de transpositions romanesques : « Comme je ne suis pas un romancier traditionnel, je ne vais me cacher derrière mes personnages, en affirmant que je n’ai rien à voir avec ces gens-là… Au contraire, le héros c’est carrément moi. Tout est absolument exact. J’ai seulement renversé toutes les informations autobiographiques. » Par cette affirmation, il nous emmène à nous demander si le suicide du narrateur de Je suis mort ne représenterait pas une mort imagée de celui du Journal. L’art imaginaire du narrateur du roman apparaissant clairement comme une métaphore inversée du travail diariste de l’écrivain : « C’est ce que j’appelle un “mimimateur”. C’est quelqu’un qui peut imiter tout ce qui se passe dans la vie sans un bruit, sans un mot, juste avec des gestes. » Pour aller plus loin dans la comparaison, la description de la loge où l’artiste se réfugie rappelle l’absolu littéraire de Nabe, celui de faire se confondre l’art et la vie, jusqu’à ne plus être capable de les dissocier. Car le mimitateur ne fait pas la distinction, dans la pratique de son art, entre la scène et le dehors, et s’estime en perpétuelle représentation : « Ma loge, derrière, était aussi “grande” que le plateau : je l’avais voulu ainsi, car pour moi un acteur ne sort jamais de scène. »
C’est cette suractivité éreintante qui est, selon le narrateur, à l’origine des raisons de son suicide, car n’étant plus composé que des gestes de ses semblables, c’est sa propre personnalité qui a fini par s’épuiser, se vider, jusqu’à se retourner : « Maintenant que je suis mort, je m’aperçois que reproduire trait pour trait mon prochain n’allait pas sans détraquement des nerfs. Ma sensibilité s’était retournée comme un gant. » Ce sentiment d’impasse, cette perte d’identité menant jusqu’au désir de mort, Nabe l’a ressenti pour pouvoir l’écrire. Littérairement envahi par ce Journal ne cessant de grossir inéluctablement, Nabe n’a plus que deux manières d’y mettre un terme : en se suicidant, confondant définitivement le réel et la littérature, ou en transposant l’acte par la fiction pour ne pas le commettre dans le réel, et tuer ainsi en soi le désir de suicide : « j’ai voulu vraiment en finir parce que j’avais envie de passer à autre chose, littérairement aussi, parce qu’écrire, écrire toujours ce journal qui est une espèce de cancer en fait, de cancer littéraire puisque j’écris tous les jours tout ce qui m’arrive. C’est très fatiguant et détraquant pour les nerfs. »
Si Cesare Pavese a choisi pour sa part la solution réelle, écrivant, le 27 août 1950 journée de son suicide, la dernière page de son journal Le métier de vivre, paru de façon forcément posthume, Nabe empêche, lui, la réalisation de cette journée fatale par sa transposition en un roman écrit presque d’une traite, et qui lui coupe toute envie de passer à l’acte. Le moment charnière de cette prise de décision se déroule lorsque Nabe se rend dans une armurerie et qu’il préfigure la dissociation imminente entre son personnage de chair et d’os et le narrateur de son Journal. Car si Nabe ressort du magasin sans avoir acheté de revolver, rien ne dit que son double diariste n’en ait pas fait l’acquisition à sa place. C’est en rentrant chez lui que Nabe, désarmé, se sert de son stylo comme d’une arme pour liquider le personnage qui l’a mené jusqu’à cette extrémité, le sacrifice imposé de sa vie ou celui de sa pratique quotidienne de la littérature : « Je suis allé dans une armurerie, j’ai caressé quelques revolvers, et je suis rentré chez moi et puis là j’ai fini par écrire un roman. C’est donc par pudeur, autant dire par lâcheté. » C’est en imaginant de la façon la plus réaliste, à travers son narrateur, ce qu’il adviendrait de son corps s’il s’était réellement tiré une balle dans la tête que Nabe retourne l’agression intime permanente du Journal contre lui-même. Par le biais du roman, il réalise ainsi son fantasme impossible, la poursuite de l’écriture du Journal au-delà de la mort, étape littéraire lui permettant d’accéder ensuite à une résurrection : « Il faudrait trouver un moyen pour continuer à écrire son journal après sa mort, d’une façon posthume. La résurrection a plus d’un tour dans son sac. »
L’écriture du roman peut être alors interprété comme la conséquence de ces années d’écriture intensive du Journal, menant à un retournement contre son propre narrateur. Mais l’agression intime dans Je suis mort est visible à différents niveaux de lecture : pris du point de vue de Nabe, dans son œuvre globale comme nous venons de le faire, ou en isolant le texte même, comme pourrait le lire un lecteur passager ignorant tout de l’auteur. L’agression que le lecteur innocent ressent est causée par le ton désabusé du livre, mais surtout par ces descriptions picturales de l’évolution du corps après la mort. Car Nabe, en décrivant dans un souci de vérité la putréfaction, brutalise à la fois son individualité en imaginant son sort s’il avait pressé sur la détente mais touche aussi à un sentiment d’angoisse universel que chacun peut ressentir. Car tout lecteur ne pourra que s’identifier au narrateur, et ressentir un malaise, faisant face à cette vérité dure à envisager, car qu’il le veuille ou non, il se retrouvera un jour dans sa peau, puisque nous sommes tous condamnés à pourrir…
Mais la putréfaction ne doit pas être envisagé sous un angle purement morbide. Il ne s’agit pas de se complaire dans un fantasme nihiliste ou dans la haine de soi. Si Nabe la décrit avec tant d’application, c’est qu’elle appartient à la réalité mais qu’elle n’est pas une fin en soi, elle doit être englobée dans un ensemble, et n’existe pas séparée de ce qui la précède et de ce qui la suit, elle n’est que la suite logique à la mort, et le prélude à la résurrection : « Avant la pourriture, il y a la mort, et après la mort, il y a la résurrection. Il ne faut jamais isoler la putréfaction. » Mais Nabe, fidèle à lui-même, n’épargne pas la sensibilité du lecteur et n’omet aucun détail de cette longue procession du corps jusqu’à la décomposition : l’autopsie avortée, grâce à la découverte de la balle « dans la pulpe du magma grumeleux » ; le séjour à la morgue au fond d’un tiroir ; le rituel de purification par la mystérieuse Association incluant un « lavage intestinal » ; l’enterrement qui termine en pugilat burlesque. C’est après ce chemin de croix que le corps se verra enfin accorder l’autorisation de pourrir en paix.
Pour illustrer cette fameuse putréfaction, Nabe, par ces images, donne à sentir et à voir. C’est par une abondance d’odeurs et de couleurs qu’il donne au lecteur la représentation sensitive de ce corps qui se désagrége, en s’inspirant d’une autre de ses activités, la peinture : « Vous savez, moi j’écris un peu comme on peint. Je suis beaucoup plus influencé par les peintres comme Soutine que par des écrivains. Donc quand je décris le corps dans sa putréfaction, dans son opéra putréfactif, j’essaie d’en faire de la peinture. » Il est notable de constater que la couleur qui revient le plus souvent est le vert, le vert du cadavre qui connaît plusieurs variations. Il est à peine apparent au début de la mort : « Je suis un peu vert. Vert tilleul, avec des moires violettes. » Puis le temps aidant, c’est au vert, lui aussi, de commencer à pourrir : « Mon cerveau n’est plus qu’une bouillie crémeuse jaunâtre et autour de mes fémurs et de mes tibias, ma chair se ramollit et l’on exsude une matière séreuse, sa couleur devient par degré plus pale, mon vert tourne. » Mais le vert est aussi la couleur honnie par les artistes en général, ce que le narrateur de Je suis mort avait voulu conjurer. Il orne pour cette raison la scène de son théâtre de cette couleur qui finira, après sa mort, par envahir son corps entièrement : « Ce à quoi je tenais, c’était le rideau, un lourd rideau de velours vert, pour conjurer la stupide superstition qui règne dans le Milieu. »
Pour le lecteur subsiste malgré tout un motif d’espoir puisque cette putréfaction du narrateur de Je suis mort, Nabe ne la considère pas comme la fin de tout. Elle n’est qu’une étape naturelle de la vie du corps et n’entraîne pas pour autant la mort des sensations. Elle fait accéder au contraire à la multiplication de ces sensations, donnant une conscience plus accrue aux sens du narrateur, et une nouvelle connaissance de son corps que la vie ne lui avait laissait approcher que partiellement : « C’est fou ce que j’éprouve comme sensations physiques depuis que je suis mort. Si vous voulez connaître votre corps, mourez ! Dans la mort, on ressent tout mille fois plus fort. […] Grâce à la mort, je retrouve la vérité de tout mon corps. » La raison pour laquelle le narrateur peut éprouver tout cela malgré la mort, c’est parce que son corps, il ne l’a jamais quitté, son âme ne s’est pas échappée hors de lui. Il peut dés lors avoir cette confirmation, c’est qu’il n’y a pas de vie en dehors de la chair, et que l’âme et le corps sont impossibles à dissocier : « Dans tous les cas, il s’agit toujours d’imaginer que le corps est le réceptacle de l’âme qui s’en échappe lorsqu’il est brisé par la mort. Or, je suis bien placé aujourd’hui pour le savoir : l’âme ne s’envole pas du corps, pour la bonne raison que l’âme, c’est le corps ! »
En immergeant le lecteur dans la peau du cadavre, Nabe l’immerge donc aussi dans son âme, puisque l’âme c’est le corps, et qu’elle pourrit au même rythme. Ce corps voit toutefois, en toute logique, une sensation totalement absente de ces descriptions, c’est la douleur puisque la mort est ce lieu d’où la douleur est absente. C’est donc libéré de toute souffrance, dans l’acceptation entière de son sort et sur un ton apaisé, parfois presque contemplatif, que le narrateur décrit les soubresauts de ce corps qui se décompose. C’est ce décalage entre le détachement absolu du personnage et la crudité de la description qui peut brusquer le lecteur peu à l’aise avec la réalité physique de la mort, voire avec la réalité de la chair tout simplement. Cette chair, cette vérité contenue dans le corps, Nabe n’a cessé de la célébrer tout au long de son œuvre. Si c’est la chair vivante qui était la matière des autres livres de Nabe, et qu’elle est ici bel et bien morte, il ne s’apitoie pas sur sa mort, mais continue à la célébrer, puisqu’elle n’en est pas moins réelle, autant morte que vivante : « Je suis mort, est une apologie en fait de la chair. Tout ce qu’il y a de physique, de sexuel devrait absolument être encouragé, au lieu d’être sans arrêt mis sous le boisseau, sous du caoutchouc, ou alors dans les placards. »

Sous-intimité

Là où le Régal et le Journal permettait d’échafauder l’hypothèse d’une sur-intimité, Je suis mort nous emmènerait plutôt à sonder le pôle opposé, et nous demander si la sur-intimité de Nabe n’est pas totalement absente de cet ouvrage, morte en même temps que son narrateur. Quand l’intimité de Nabe éclatait à chaque ligne du Régal dans un feu d’artifice de sentiments, le sentiment semble ici totalement absent, disparu dans une détonation, pour laisser place au vide : « C’est un peu le contraire de Je suis mort qui, lui, ne parle de rien, c’est un livre basé sur le vide. Au régal des vermines est un livre basé sur le plein. » Serait-il possible alors de parler de sous-intimité pour définir le récit de ce corps qui pourrit, et le sentiment provoqué chez le lecteur par ce narrateur justement libéré de ses sentiments ? De manière formelle, c’est la composition du livre et sa place unique dans l’œuvre de Nabe qui nous mèneraient à accréditer cette hypothèse. Car que ce soit par la brièveté du récit, la transposition des personnages, et la sobriété apparente du texte peu caractéristique de son style, c’est l’écriture même du roman qui tranche avec ses précédents écrits. Là où d’ordinaire la langue était vivante, exaltée, agressive, vindicative, débordante, polyphonique, elle est ici épurée, mesurée, sèche, contenue, au service d’un récit économe, saupoudré d’humour froid : « C’est un livre sur le silence, sur les trous, sur la neige, sur le vide »
Je suis mort tient donc une place particulière dans l’écriture intime de Nabe, celle du texte charnière entre la première partie de son œuvre et la seconde, initiée par ce roman et à l’heure actuelle toujours en cours. Je suis mort peut à ce titre être considéré comme une étape de transition, un nouveau point zéro dans l’œuvre, symbolisant le suicide du diariste qui a été le personnage principal du Journal pendant de longues années, et le début de la renaissance d’un romancier, qui deviendra une résurrection avec Alain Zannini. Pour semer le trouble, tout effacer derrière soi et mettre en image la mort littéraire de l’auteur, lorsque l’on consulte la page de garde de Je suis mort, elle est entièrement blanche, vierge, tandis que dans tous ses précédents ouvrages elle était constitué de la mention « du même auteur » accompagné d’un copieux inventaire des livres parus (et parfois à paraître). Nabe, par ce détail, efface toute trace de son œuvre passée et future, la situant comme une parenthèse désenchantée : « Il n’y a pas de livres “du même auteur” parce que j’ai remis le compteur à zéro. »
Si l’on peut parler de sous-intimité, c’est qu’est introduit dans le roman une sorte d’intimité renversée, le livre étant composé de tout ce que Nabe, avec la force de son écriture, a jusque là essayé de fuir avec le plus d’entrain possible, c’est-à-dire la mort et son indifférence. Pour arriver à retranscrire cette intimité vidée de toute vie, et illustrer la mort littérairement, Nabe en appelle de façon récurrente à un vocabulaire choisi. Le champ lexical employé s’accorde ainsi parfaitement au thème omniprésent dans tout le roman. Dans Je suis mort, tout est articulé autour de ces notions : le vide, le silence, la froideur, la blancheur. Toutes ces sensations que le corps traverse et qui lui permettront enfin d’atteindre une certaine forme de paix et de pureté. Mais ce qui, premièrement, domine le récit mortuaire, c’est la déception constatée de ce qu’est réellement la mort. Objet de fantasme absolu, la mort n’a pour le narrateur rien d’extraordinaire, elle ne correspond à rien de ce que les vivants décrivent, d’ailleurs elle ne correspond finalement à rien, si ce n’est le passage d’un état de conscience du corps à un autre, sans que rien de surnaturel n’intervienne : « Quand on meurt il ne se passe rien, je veux dire il ne se passe rien de plus que lorsqu’on n’est pas mort. La voilà la tragédie. La mort n’est qu’une mise en âme, comme on dit une mise en scène du corps. Conneries que les récits des cliniquement morts, affirmant avoir été happés à l’instant fatal par un tunnel au bout duquel les attend leur grand père décédé naguère les bras ouverts. Rien de tout cela. Le mort est un vivant qui prend soudain conscience de son corps. »
Nabe joue avec le paradoxe du narrateur mort, car s’il prend conscience de son corps, ce n’est pas à la façon d’un vivant, puisqu’il ne ressent rien de physique intérieurement, toutes ces sensations nouvelles étant tournées vers l’extérieur. Le mort voit ainsi ses sensations se démultiplier et ces sens agir à un niveau supérieur : « Mes oreilles n’existent plus mais mon ouie est surdéveloppée. De ne plus entendre ou voir d’une façon habituelle à redonner une autre conscience à mes organes… » Cette nouvelle conscience, elle lui permet de ressentir avec acuité sur tout ce qui l’entoure, mais elle ne peut décrire, autrement que par l’humour, tout ce qui intervient sur la réalité physique de son corps que la mort a rendu insensible. Ainsi lorsque qu’un membre de l’Association, lors d’un rituel étrange, lui verse de l’eau dessus, sa température demeure un mystère : « Un quatrième larron fait dégouliner tout le long de mon corps bleu une bassine d’eau ni froide, ni chaude, ni tiède. Ce serait presque agréable, si je pouvais encore distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas. »
Si la vue et l’ouie sont les deux sens amplifiés immédiatement une fois la mort venue, ce choc des sensations, il l’a déjà expérimenté dans sa vie. Préfigurant sa mort physique, le narrateur connaît une première expérience de mort lorsque se manifeste son fameux trou de mémoire. C’est par des oxymores que le narrateur tente de nous décrire son expérience : « Ç’a d’abord été visuel : j’ai vu le vide ; puis sonore : j’ai entendu le néant. Ce silence, j’en ai encore plein les oreilles. » Dès lors, le silence ne cessera plus de l’accompagner dans le douloureux chemin qui le conduira jusqu’à sa suppression, devenant progressivement hermétique à toute manifestation sonore : « Et puis cette aversion pour le bruit n’était pas faite pour me rassurer sur mon état. Je ne pouvais plus rien supporter de sonore. » Mais ce n’est pas seulement les désagréments sonores, le bruit entourant sa vie qu’il avait du mal à supporter, mais aussi la musique, que le narrateur devrait pourtant comprendre, étant lui-même un artiste, qui trouble ses perceptions. S’il n’a rien contre les instruments, du moment qu’il ne manifeste aucun son, toute musique produit sur son intériorité un dérèglement durable, dérèglement que l’on peut attribuer à une raison simple, c’est que la musique se trouve du coté de la vie, cette vie qui le faisait tant souffrir : « La musique exacerbait ma susceptibilité. C’était encore une façon qu’avaient trouvé les hommes pour ne pas se taire. Je n’avais rien contre les instruments, mais la moindre musique qui en sortait me perturbait pendant plusieurs heures après son émission. »
Le son étant ressenti par le narrateur comme une agression, il retourne cette agression dans la pratique de son art, cherchant à rendre à ces spectateurs la folie qui le gagne. Le silence est alors utilisé comme l’unique manière de communiquer, toute parole apparaissant comme un obstacle à cette communication et vue comme une façon adoucie, corrompue, de manifester la vérité. C’est le seul silence poussé à son paroxysme, jusqu’au non sens, qui est capable de créer une intensité. Le narrateur, devant un public silencieux, répond à ce silence par le sien, celui de ces mimitations, jusqu’à ce que le spectateur pétrifié en vienne à désirer le son comme une libération, et ressente le même malaise que lui-même face au bruit : « Dans mon spectacle l’intensité silencieuse était plus insoutenable encore que le “réalisme” de mes mimiations. Mes modèles, grimaçant de se voir dans le miroir de mon visage bien lisse, auraient préféré que j’imite leurs voix et leurs tics verbaux. Mon silence les accablait. »
Mais avant de se lancer dans la mimitation, le narrateur était pourtant un simple acteur destiné à jouer pour sa première représentation « le rôle le plus classique dans la pièce la plus classique. » C’est le trou de mémoire dont il a été victime ce jour là qui a conditionné l’apparition de sa nouvelle activité : « Oublier son texte. Pour un acteur “appelé au plus grand avenir”, on ne pouvait imaginer pire horreur. » C’est par cette perte de la parole au moment le plus crucial que le silence a commencé à se manifester dans sa vie, et ce jusqu’à la recouvrir entièrement, son silence ayant entraîné celui des autres à son propos, et son nom de devenir interdit, imprononçable par tous : « Me citer devenait un crime, mais plus encore : ne pas me citer était le signe d’une vertu suprême. J’apparaissais lumineusement dans le vide qu’on me construisait en citant tout le monde sauf moi ! » L’origine de son aversion pour le son ne réside-t-elle pas alors dans le traitement silencieux que lui ont infligés les critiques et les directeurs de salles de théâtre en réponse à son trou de mémoire ? Son silence involontaire pouvant alors être considéré comme le point d’origine de son art, mais aussi de son malheur.
Ce silence que le narrateur utilise pour créer, puis le silence irrémédiable dans lequel sa mort le plonge, n’est-il pas dans ce sens une réponse du narrateur au silence des autres ? Puisque il avait déjà, par son activité, commencé à leur répondre, jusqu’à ce que cette réponse silencieuse déborde sur tout sa vie, jusqu’à la recouvrir complètement, sans que cela provoque la surprise de quiconque mais plutôt leurs constatations résignées : « Une personnalité pareille ne pouvait qu’en s’enfoncer peu à peu dans le silence. » Le silence autour de sa personne, et le silence de son art, devenant à force d’usure si insupportable qu’il ne pouvait se résoudre que par son apothéose : le silence de sa mort. Une fois mort, le mimitateur ne ressent plus douloureusement ce vide fait autour de son nom, il y est désormais insensible, n’étant plus capable d’éprouver le moindre sentiment. Le silence de la mort, contrairement à celui des vivants, est d’une autre texture. Il permet au narrateur de se détacher du silence entourant sa vie passée, lui qui est désormais apaisé, et de se rendre compte du peu d’importance que représentait l’hostilité des autres à son encontre, puisqu’il est devenu à présent aussi indifférent qu’eux : « Quand on est mort, on prend tout bien […] je peux même dire que les ricanements de M. Boufflard, les passages sous silence de Mme Charnier, et même la malveillance du vieux Magnaveau, me laissent froid, s’il est possible de l’être davantage. »
Cette froideur occupe ainsi une grande place dans Je suis mort, que ce soit dans son sens physique, ou dans son sens psychologique : l’indifférence. Car lorsque le narrateur se suicide, il se libère en même temps de la chaleur de son corps, mais aussi de l’affect qui a conditionné sa vie, et qui désormais disparaît, lui faisant accéder enfin à un détachement absolu, une froide indifférence, c’est-à-dire à une absence de souffrance : « Je commence à avoir un peu froid. Enfin froid ! Moi qui ai bouillonné toute ma vie ! Mourir, c’est rejoindre le froid. Le vrai bonheur, c’est la glace, le formidable détachement polaire ! Le pôle de l’indifférence ! Là où les cœurs se givrent à jamais… » Et lorsque le corps du narrateur est entreposé à la morgue, il fait l’objet d’une comparaison avec le revolver qui a servi à son suicide, il s’assimile à cet acier dans lequel rien ne peut pénétrer, ni vie, ni sentiment : « Pour l’instant, c’est dans le grand tiroir C de la chambre froide qu’on me fourre. Nu sous un drap comme moi-même j’avais enveloppé mon revolver dans un mouchoir avant de le ranger au fond du tiroir de mon bureau. Je suis devenu mon revolver ! En plus froid encore. Je suis d’une froideur exemplaire. »
Mais pour atteindre une future résurrection, sa froideur atteinte par la mort doit être soumise à une purification, et le silence brisé. Le corps du narrateur subit avant l’enterrement une préparation par l’Association dans ce but précis de « Purification définitive » : « Pour les miens, je suis simplement un gentil garçon qui ne pouvait pas faire autrement : je suis sauvé. Il suffit de me purifier, c’est le rituel. » Une fois le rituel achevé, le narrateur est désormais froid pour toujours, et peut enfin accéder à un repos mérité : « Tous les membres de l’Association présents murmurent en chœur et trois fois : « Il est pur ! » Je ne le leur fais pas dire. Je n’ai jamais été aussi pur (et dur). ». Mais la dernière étape avant que son corps ne soit livré à la putréfaction, c’est son fils qui doit l’accomplir. Le silence de sa mort, causé par le silence entourant son nom de son vivant, c’est à son enfant qu’incombe la lourde tâche de le briser : « Voici venu le moment le plus important de la cérémonie. Ce texte est sacré, c’est l’Hymne au Nom. […] Il n’y comprend rien mon garçon aux lunettes noires gouttelées de pluie. Petit à petit, à travers les bandelettes qui enserrent sa petite bouche, sortent les mots parfaits pour propulser mon macchabée dans la pureté de l’Eternel. »

Traitement des personnages

A contrario des personnages multiples et innombrables du Journal, Je suis mort se déroule lui dans un cercle intime restreint et se concentre sur quelques figures majeures, inspirés des personnages réels qu’il mettait en scène dans le Régal et le Journal. En effet, bien que les personnages de Je suis mort soient des personnages de roman, les quatre figures que nous avons étudiés dans les livres précédents sont toujours présentes : le narrateur, Gloria la femme du narrateur, et les deux parents du narrateur. Mais le parti pris de divulgation brut des noms du Journal est ici totalement inversé pour les rendre entièrement fictionnels. Nabe impose à ces personnages un traitement radicalement opposé, les rendants anonymes, en accord avec le thème du roman : la mort. Car ces quatre personnages centraux ne sont ici, excepté la femme du narrateur nommé Gloria, jamais nommés. Tout comme le fils Alexandre dont la naissance clôture le Journal intime et dont le personnage transposé du fils est appelé par les noms des différents héros dont il endosse les costumes : « C’était très important qu’il n’y ai pas de nom. […] J’ai travaillé sur le non-nom. Le mimitateur n’a pas de nom, son père et sa mère non plus, celui de son fils dépend du déguisement qu’il a : selon les cas, c’est “Zorro”, “Batman”, ou “Robin des bois” ».
Le narrateur, tout d’abord, n’est jamais nommé. Il s’exprime à la première personne et nous l’avons vu précédemment, son nom est devenu tabou pour le Milieu dans lequel il n’évolue pas. Mais ce narrateur a toute fois un grand nombre de points communs avec Marc-Édouard Nabe en tant qu’écrivain et en tant que personnage du Journal. Tout d’abord, son trou de mémoire, jugé responsable du silence autour de son nom, et de la transformation de sa carrière d’acteur débutant en celle de mimitateur, ressemble étrangement à un fait réel de la vie de Nabe, l’émission télévisée d’Apostrophes dans laquelle il fit sa première apparition et scandale, entraînant une grande méfiance, pour ne pas dire une grande haine, du milieu littéraire à son égard. C’est donc ce premier trou que le narrateur juge à l’origine de la création de son second trou, la balle qui traverse sa tête lors de son suicide, et de son troisième trou, celui dans lequel son corps finit par être enterré. C’est ainsi qu’on peut lire, au premier degré comme au second, la constatation du suicidé désignant comme mortel l’existence de ce trou de mémoire : « Mon trou de mémoire ! Il en a fait couler de l’encre, celui-là… Dix ans déjà ! Pour un jeune comédien, un trou de mémoire le soir de la première, c’est mortel. »
Un autre parallèle est celui qui existe entre l’activité mimitatrice du narrateur telle qu’elle est décrite par Nabe, et la philosophie de l’écriture nabienne présente dans ses précédents livres. Si, dans le Régal, Nabe nous dit qu’« il n’y a qu’une écriture, c’est l’écriture sur le motif » , le narrateur de Je suis mort décrit son travail de façon identique : « Mon travail était proche de celui d’un peintre sur le motif, sauf que le motif était dans ma mémoire et que je ne risquais pas le trou ! » Et le parallèle fonctionne également avec l’activité diariste de Nabe puisque le mimitateur intègre de manière égalitariste, sans distinction entre les êtres, son monde intime entier dans son entreprise de mimitation : « M’étant toujours considéré comme un simple instrument, je poursuivais ma tâche de mimitation spectaculaire, aussi bien des êtres que je côtoyais que de ceux qui ignoraient mon existence. Tout le monde à la même enseigne ! » La mimitation possède donc le même objectif de transparence du Journal, celui d’imiter tous les êtres scrupuleusement, de s’approcher au plus prés de leurs vérités, sans se soucier du danger, jusqu’à ce que l’imitation et la réalité se confondent. Pour le narrateur, c’est cette contamination du silence de ces mimes, de la scène jusqu’à déborder dans sa vie entière qui le mènera jusqu’au dernier des silences, celui de la mort. Remplaçons le silence par le verbe foisonnant du Journal, et nous pouvons constater que c’est la même contamination qui a mené Nabe à sa mort imagée : l’écriture de Je suis mort.
Mais si leurs démarches artistiques apparaissent identiques pour le lecteur, que le fond est le même, la forme pour y parvenir diffère entièrement, puisque Nabe procède à une véritable inversion de personnalité entre son personnage réel et sa transposition romanesque. Car tout ce que Nabe tient en haute admiration, le narrateur de Je suis mort en est dégoûté. Là où Nabe ne crée et jure que par le verbe, transformant même l’oralité en écriture avec son livre d’entretiens Coups d’épée dans l’eau, le mimitateur a, lui, en horreur toute usage de la parole et pire encore, il éprouve un mépris absolu pour ce qui sont les deux mamelles de l’œuvre de Nabe : la musique, pour laquelle, comme nous l’avons vu précédemment, il éprouve une aversion totale, et la littérature qu’il juge comme la pire forme d’art existante : « Cette sacralisation du texte me révoltait toujours. C’est condescendre à la littérature, et la littérature, il n’y a pas pire dans l’art. Ca sent déjà le livre, cet objet si mort… »
La femme du narrateur est quant à elle le seul des quatre personnages centraux nommé par un prénom tout au long du roman. Elle se nomme Gloria, en référence à la gloire puisqu’elle représente désormais le symbole de cette gloire passée, celle du temps où leur relation ne battait pas de l’aile, où leur amour était encore partagé, où le narrateur se sentait réellement encore en vie. Avant sa mort, le couple s’est en effet progressivement éloigné, puisque le narrateur entretient une relation avec une autre femme, une maîtresse japonaise nommé Kitori, ce qui n’est pas du goût de sa Gloria : « Très vite, elle est devenue ce que Gloria appela ironiquement “ta geisha”. Au moins, elle, elle pouvait me toucher ! Je le lui ai dis un jour de dispute où les gants volèrent dans l’appartement comme des papillons ! » Car ce que le narrateur reproche à Gloria, ce n’est pas l’absence de sexe qui caractériserait un couple en perdition, mais l’absence de simples gestes d’affection, gestes si simples que l’homme se sentirait ridicule de les réclamer : « Les femmes mariées croient tout donner en écartant plus ou moins volontiers leurs cuisses, mais elles ont effacé depuis longtemps de leur mémoire le simple geste de toucher leur homme. “Touche-moi !” n’ose pas dire le négligé, de peur d’être ridicule, alors il va le dire à une autre, qui le trouve également ridicule, mais qui le touchera uniquement parce que l’épouse ne le fait pas. »
Cette absence de contact physique, autre que purement sexuel, entre le narrateur et sa femme, Nabe les métaphorise par une maladie des mains, qui la contraindrait à ne plus pouvoir les utiliser, et même à devoir les recouvrir constamment d’une paire de gants. Comme un symbole de leur éloignement physique, le couple vit constamment au milieu de ces paires de gants : « Depuis son accouchement, ma femme a un problème aux mains, elle ne pouvait plus rien toucher sans que ça lui fasse mal (et moi le premier…). On vivait au milieu d’une multitude de paires de gants qui séchaient accrochés n’importe où par des pinces à linge. » Mais ce éloignement physique, hélas, n’était que le premier pas, que le début d’un plus grand éloignement, celui d’une indifférence généralisée, feinte d’abord, puis réelle, jusqu’à ce que la séparation des deux êtres aimés devienne inévitable : « Non seulement, je voyais toujours tout ce qui se passait, mais elle, la Sainte, en s’entraînant à jouer l’indifférente à ce qui m’arrivait (ou plutôt a ce qui ne m’arrivait pas), l’était devenue si naturellement, si irrémédiablement qu’il lui était désormais impossible de m’accompagner plus avant dans mon destin. »
Jusque là pourtant, le couple avait toujours été uni malgré toutes les tempêtes traversés. Le danger était présent mais il ne l’était que pour être mieux bravé, surmonté, et jamais leur destin commun n’avait été remis en question, et selon le narrateur même c’est Gloria qui était la première responsable de cet état de grâce perpétuel : « Grâce à Gloria, notre couple avait été une sorte de mission du Vent Divin, on peut dire, une kamikazerie à deux toujours recommencée et dont nous étions toujours sortis indemnes. » Nous pouvons alors nous demander si le suicide du narrateur n’est finalement pas une dernière kamikazerie du narrateur, solitaire celle là, une tentative désespérée pour que sa femme lui accorde à nouveau un peu d’attention, un énième stratagème pour sauver son couple, même si c’est dans la mort, puisque après tout, même vivant, il avait fini par se sentir comme déjà mort à ses yeux : « Atteinte d’inattention chronique, Gloria était spéciale : jamais un mouvement vers moi, un geste qui eut montré qu’elle était consciente que je vivais encore. » Le narrateur se serait alors tué pour accomplir la mort déjà acté de son couple dans le réel, et ainsi donner une réponse fatale à sa femme, elle qui le questionnait pour connaître son état, puisque désormais si loin de lui, elle ne pouvait plus le deviner : « La voilà. La Sainte, celle qui a tant souffert. Juste un petit silence, pointu comme un cri. Je me souviens, dernièrement, elle me disait, “je ne sais pas si tu vas bien ou mal.” Maintenant elle sait. »
Si Nabe transpose en fiction son couple en en décrivant la fin fictive, causé par la mort du narrateur, le couple formé par ses parents est lui aussi transformé en fiction. En premier lieu, le père du narrateur, présent lors de ces funérailles, et dont il trace le portrait. Tout comme le narrateur, le père n’est pas nommé, mais contrairement à lui, son nom n’est pas tabou, le sien, tout le monde le connaît et les gens prennent plaisir à le prononcer : « Son nom est si connu que dans certains pays, c’est devenu celui d’une fleur, d’un papillon, d’un train ou d’un jeu de société. Ici, on le prononce pour le plaisir, comme s’il s’agissait d’un bonbon. » Si son père, comme le père de Nabe, est un artiste, il n’est pas musicien de jazz mais sculpteur, un sculpteur accompli et reconnu ayant reçu tous les honneurs qu’un artiste puisse espérer recevoir : « Papa ! Artiste célèbre ! Reconnu ! Honoré ! Adulé… Soixante-douze ans d’amour glorieux : une réussite splendide dans son métier : la sculpture. C’est le plus grand d’aujourd’hui, les musées, les collectionneurs se l’arrachent.»
Mais si l’artiste a un succès fou, c’est que son succès repose tout d’abord sur un décalage. Le père est aveugle, et la vision de son art est très différente de celle que les gens en ont : « Toute son œuvre repose sur un malentendu : comme il est aveugle, il croit sculpter des pièces abstraits, mais elles sont toutes figuratives. Personne n’a osé le lui dire, depuis cinquante ans. » Pour aller plus loin encore dans l’absurde, le narrateur muet emmène le père aveugle avec lui pour regarder des femmes dénudées danser : « On pourrait croire que l’exercice fût impossible puisque je ne disais pas un mot comme toujours, mais, grâce à ma prétendue virtuosité gestuelle et à l’ouïe surdéveloppée de mon père, des images, certainement satisfaisantes, s’imprimaient dans son esprit au fur et a mesure qu’il écoutait mes réponses mimitées à ses questions. » Tandis qu’il mélange deux images, les lunettes noires de l’aveugle, et les lunettes noires de la vedette, afin de créer un effet comique, le procédé d’inversion que Nabe utilise sur ses personnages saute alors aux yeux : « Nous allions ensemble dans des boites de strip-tease (il a toujours adoré ça), notamment à L’Allégorie’s. Vu sa notoriété, il était obligé d’enlever ses lunettes noires pour qu’on ne le reconnaisse pas. »
Si le personnage du père est burlesque, joyeux, celui de la mère comme dans le reste de l’œuvre de Nabe entretient un rapport beaucoup plus douloureux avec son auteur. Son personnage n’est pas nommé non plus, et s’il n’apparaît qu’à la fin du livre, il possède une grande importance, puisque c’est par la lettre que son fils lui avait adressée de son vivant que le livre se termine : « Aussitôt, je lui écris une lettre, moi qui ai toujours eu horreur d’écrire, contrairement à maman, qui toute sa vie a tenu son journal intime, sans sauter un seul jour. » Nous notons à nouveau l’inversion qui s’opère entre les personnages réels que Nabe a décrit, et la façon dont il les a transposés dans ce roman. Sa mère, Nabe l’a, dans le Régal, décrite comme hermétique à la littérature et à la musique, tandis que dans Je suis mort c’est le narrateur justement qui y est hermétique. Nabe, donc, par la voix de son narrateur, endosse des traits de caractère qui appartiennent à sa mère, tandis que le personnage de la mère, elle, se voit attribuer l’activité littéraire de Nabe, puisqu’elle écrit son journal intime depuis toujours. Mais si des caractéristiques attribuées aux deux personnages réels sont inversés dans le roman, la relation tourmentée qu’entretiennent la mère et le fils est ici encore une fois retranscrite, s’inspirant fortement de la réalité de l’auteur.
Car contrairement au père, elle n’est pas présente à l’enterrement de son fils, pour une raison que seul le narrateur connaît et qu’il ne dévoile pas immédiatement, ne faisant que constater son absence : « Ma mère n’est pas là. Elle n’est pas venue à mon enterrement. Oh, je sais pourquoi. Je comprends maman… J’ai toujours compris maman. » La raison de son absence, c’est qu’elle en veut terriblement à son fils de l’avoir mimité dans un de ces spectacles, et qu’elle ne l’a pas supporté, tout comme la mère de Nabe n’a pas supporté de se voir décrite dans la littérature de son fils : « Connaissant sa sensibilité, j’avais fait promettre à ma mère de ne pas venir me voir, puisque j’y mimitais ma naissance. » Malgré ses conseils, la mère n’a pas su résister à la tentation de se voir mise en scène par son enfant, et une fois cela fait, elle lui a fait apprendre la fin de leur relation : « Deux jours plus tard, elle m’a fait savoir par mon père, qu’elle s’était déplacée aux Oubliettes, qu’elle s’était reconnu cruellement mimée par son fils et que nous ne nous verrions plus jamais. »
Lorsque la mère, dans les dernières pages du livre, se rend sur la tombe de son fils, c’est pour y déposer la lettre, cette fameuse lettre que son fils lui a écrite en réponse à ce besoin de ne plus jamais le revoir. Dans cette lettre, le narrateur demande à sa mère, lui qui se sent si détesté lui demande de l’épargner, de ne pas se joindre à la cohorte de ses détracteurs. Il lui demande de lui pardonner pour la souffrance qu’il voulait lui épargner et qu’elle a choisie malgré tout d’endurer en venant voir son spectacle en secret. Puis il lui dit aussi qu’il l’aime, et qu’il n’a jamais cessé d’être le petit être qu’elle a enfanté, mais qu’il lui a fallu pour exister, hors d’elle, devoir grandir. Mais cette lettre, puisque la mère revoit son fils pour la première fois au cimetière, bien après l’enterrement, elle ne lui a jamais donné de réponse, ne sachant rien du désarroi dans lequel son fils était plongé, et qui l’a poussé à commettre l’irréparable, à la première page de Je suis mort : « J’ai toujours été deux, mais pour devenir celui que tout le monde croit que je suis devenu, j’ai du m’expulser de toi (tu as vu dans quelles conditions !). Dans ton ventre se trouve encore un petit animal craintif et buté qui refuse de sortir de son trou. Ne t’y trompe pas, maman : c’est lui qui t’écris cette lettre, pour rester vivant. »

Conclusion

Dans les trois genres littéraires que nous avons étudié, tous bousculés par l’écriture de Nabe, l’intimité est bien le thème central. Si Nabe ne cesse de traquer cette intimité, c’est que quelque soit les moyens littéraires qui doivent être mis en œuvre pour y arriver, quelque soit les sacrifices encourus, sa vérité doit en être extraite, arrachée à la vie, pour finir figée sur le papier. L’acte d’écriture en lui-même lui impose ce dénudement total, de soi et des autres, celui de tout laisser derrière au moment de l’acte, les amitiés et les inimitiés, les conséquences de l’écriture, pour approcher au plus près cette vérité individuelle qui le traverse à un instant précis. Si la vision intime de Nabe est extrêmisée, libérée de toute morale, c’est qu’elle se refuse à cacher quoi que ce soit de son individualité en ne refoulant aucun sentiment. En s’extériorisant de la sorte, son individualité évolue au fil de l’œuvre, et nous pouvons en décortiquer chaque révolution interne. Car l’individualité qui s’exprime à travers son narrateur est multiple : « Je me refuse à n’appartenir qu’à un seul moi. Certains écrivains sont monogames de leur propre moi, pas moi. Question moi, je suis polygame. »
Ainsi le Je du Régal est vindicatif et provocateur, le cri de naissance d’un écrivain dans la douleur, tandis que le moi du Journal, s’il est le personnage principal, est à la fois absolument intime et tourné vers l’extérieur, concentré sur les autres, puisque son œil se braque sur une multitude de personnages. Quant au Je de Je suis mort, il est, dés la première ligne, distancé de la réalité, et sa vérité ne naît que dans le décalage romanesque et le rapport qu’il entretient avec le moi réel de Nabe. Son moi intime dans sa multiplicité apparaît alors comme un des motifs que Nabe ne cesse de peindre tout au long des années d’écriture qui sépare l’écriture du Régal de celle de Je suis mort avec en toile de fond de son œuvre, le Journal intime. Lui qui disait qu’il n’y a d’écriture que sur le motif, il le peint à chaque ouvrage avec une couleur différente qui vient s’ajouter au motif immense du Journal en arrière plan. Le Régal serait alors rattaché au noir, le noir de l’anarchie dans lequel il trempe sa plume, pour nous dévoiler son intimité avec brutalité, tandis que dans Je suis mort c’est une intimité vidée, blanche, incolore, qui traverse l’ouvrage. Le Journal serait alors composé de gris, celui de la vie qui s’écoule quotidienne, mais d’un gris traversé par une myriade de couleurs : « Le Régal était un livre noir, Je suis mort est un livre blanc. » Mais son intimité pour nous en peindre le tableau, Nabe la rudoie avec beaucoup d’agressivité.
En effet, les trois ouvrages portent en eux une agression intime, qu’elle soit dirigée vers l’intimité du narrateur, celle du lecteur, ou des deux réunis. Mais cette agression n’a pour objectif que le dévoilement d’une vérité qui, après avoir été écrite, pourra à présent être surmontée. Nabe par son apologie de l’individualité, pousse à la confrontation intime avec son lecteur, mais par un effet de miroir cherche à le mener vers l’acceptation de soi, même si cela doit passer par une agression. Car dans le Régal, l’agression est double, envers le narrateur même qui ne veut montrer que le plus mauvais de lui-même : « Je vais me peindre ici avec le plus de complaisance possible, c’est-à-dire en ne montrant que mes défauts. » Mais elle est aussi dirigée vers le lecteur, pris à parti, apostrophé par l’écrivain qui s’adresse directement à lui, cherchant à abolir la distance entre l’art et la vie. Dans le Journal, l’agression intime ne réside pas que dans le récit quotidien, ce n’est pas le ton qu’emploie l’auteur qui peut choquer son lecteur, mais le principe même de transparence de l’œuvre, ce besoin de tout dire et sur tous pour s’en débarrasser, afin de laisser tout ce qu’on a été derrière soi : « moi je cherche la transparence, de livre en livre, m’alléger si vous voulez, jusqu’à m’envoler finalement.»
Mais ce sont les conséquences intimes de la publication du Journal du vivant de l’auteur, provoquant des inimitiés rétroactives sur sa vie et ses amitiés, qui modifieront son destin, et l’éloigneront de sa vie passée, jusqu’à la solitude de l’écriture de Alain Zannini qui mettra fin à son œuvre diariste et l’emmènera vers une seconde vie de littérature : « C’est l’histoire d’un type qui, à force d’écrire et de publier la vérité sur les êtres humains qui l’entourent, se retrouve seul, et sur une île de surcroît, avec saint Jean comme guide pour explorer cet enfer-purgatoire-paradis qu’est son moi. » Pour Je suis mort l’agression intime est ressentie dés l’énonce du titre, et se prolonge par sa lecture, puisque son thème est la mort du narrateur, que Nabe, partant d’un postulat irréaliste traite avec le réalisme le plus cru, en décrivant notamment la vie d’un corps après la mort, jusqu’à sa putréfaction, et appliquant à la lettre le fantasme évoqué dans le Régal : « Merde ! On dirait une autopsie, ma parole ! En effet, c’est ma carnation qui incite… on a envie de me disséquer quand on me voit. C’est difficile encore de trouver une partie vivante. Je tourne verdâtre en existant. Moisis-je ?... » Mais s’il décrit le réalisme biologiquement décevant de la fin de la vie, c’est pour que de cette agression naisse un sentiment positif, le dégoût de son lecteur pour le fantasme de la mort, et s’en dégoûter lui-même en enterrant ce fantasme une fois le livre clos.
Nabe, dans sa façon de traiter son moi intime, de tout en dévoiler, de l’extérioriser jusqu’à ce que son intimité soit transparente pour le lecteur, nous a amené à l’hypothèse d’une sur-intimité. Dans le Régal, elle se manifeste par la revendication d’un moi assumé, d’une individualité puissante hors de toute morale, sans honte, baignant dans le défoulement du sentiments plutôt que dans son refoulement. La pratiquant récurrente de l’hyperbole appuyant avec force cette volonté de prendre toute sa place dans le monde : « Je veux inonder le monde de mon sperme. » Mais cette vision exacerbée de l’intimité, cette sur-intimité, nous pouvons la retrouver également dans le Journal, non pas par un discours hyperbolique, mais par une vie hyperbolique, composé d’une multitude de noms, de choses, de lieux et de personnages qui la traversent. L’intimité de Nabe, contrairement au Régal n’est pas centré sur elle-même, elle est ouverte aux quatre vents, plongée dans un univers immense, un simple coup d’œil dans l’index pouvant à ce titre créer des sensations de vertiges. Car c’est ce monde intime qu’il retranscrit sous nos yeux et dans lequel il évolue, ce magma au milieu duquel il se trouve, qui crée ce sentiment de sur-intimité, le narrateur n’étant que le témoin de ce qu’il voit, et ne cédant jamais à l’introspection : « C’est certainement dans mon Journal que je me livre le moins, paradoxalement. »
Mais cette sur-intimité du Journal, ne cessant de croître au rythme de la parution des tomes, n’a-t-elle pas fini par imploser à force de s’agrandir ? Ce serait alors la raison de l’intimité dissoute du roman Je suis mort où tout ce qui composait l’affect du narrateur nabien est inversé. Dans le roman, l’intimité du narrateur est morte, vide, silencieuse. Aucune revendication du moi, même pas celui de l’oubli, le narrateur par sa mort est devenu indifférent à tout sentiment, et son intimité n’est plus que physique, faite des sensations de son corps voué à se décomposer. Là où le Journal voulait retranscrire l’intimité dans sa plus strict réalité, Je suis mort la travestit par la fiction pour éviter qu’elle ne devienne réelle. Nabe tue son narrateur dans le roman pour ne pas avoir à se tuer lui-même dans le Journal, c’est-à-dire dans la réalité. Cette tentation du suicide, causé par l’épuisement de ces années d’investigation dans le réel, c’est pour l’annihiler qu’il la dépeint avec précision. En assassinant son écriture diariste par l’arme de la fiction, il mime le réel et accepte de rester en vie, contrairement à son narrateur qui, dans une mise en abîme sur l’écriture même du livre, en avait tiré la conclusion inverse : « Si j’avais mimé le geste fatal, je ne serais pas mort. »
Nabe dans les trois œuvres que nous avons étudié, accorde une place notable aux personnages les plus proches de lui. Nous nous sommes attardés sur quatre figures présentes depuis le début de l’oeuvre, les deux couples qui y sont récurrents : Nabe et sa femme Hélène, et les parents de Nabe. Dans le Régal, il dresse une galerie de portraits de ces personnages réels et nous les présente, sans modifier leur traits de caractère, mais en leur attribuant un pseudonyme : celui de l’écrivain tout d’abord, qui n’écrit pas sous son nom d’état civil, celui de sa femme Hélène qui voit son prénom divulgué mais son nom changé, ses parents enfin dont le nom réel n’est pas révélé mais sont surnommés Byzance et la Vieille Sartan, désignant ainsi le pôle positif et le pôle négatif du couple parental. Ces mêmes personnages, dans le Journal où tout est réel, ne disposent d’aucun filtre pour modifier leurs réalités et apparaissent tous sous leurs vrais noms, dans leur quotidien, que ce soit Nabe dont le nom de naissance Alain Zannini revient souvent, sa femme Hélène Hottiaux, ou son père le jazzman Marcel Zanini, ainsi que sa mère Suzanne Zanini.
C’est tout le contraire de Je suis mort, où pour symboliser la mort du narrateur du Journal, Nabe les transforme en personnages romanesques. Ainsi dans le roman, ces personnages ne sont pas nommés, excepté la femme du narrateur Gloria. Le nom du narrateur est tabou, celui du père est connu de tous mais pas prononcé, et celui de la mère n’a pas d’importance puisqu’elle n’existe que dans le cadre intime de la relation qu’elle entretient avec son fils. Mais c’est par le biais du roman que Nabe retranscrit la relation intime qu’il entretient avec sa mère de la manière la plus déchirante. La lettre finale du narrateur à sa mère ne peut ainsi être lue sans penser à la relation difficile que Nabe entretient avec elle, en partie à cause de l’écriture de son Journal. Je suis mort, par la dématérialisation de ses personnages, clôture un cycle dans l’écriture intime de Nabe et un nouveau point de départ à son œuvre.
Nabe, durant de longues années de sa vie, de l’écriture du Régal à la fin de l’écriture du Journal matérialisé par le roman Je suis mort, a poursuivi une quête interrompue de dévoilement de la vérité par l’intime à travers la littérature. Dés son premier livre, il a désiré de toutes ses forces que la littérature transforme sa vie, et que sa vie transforme sa littérature, en faisant se confondre les deux. Ce tour de force, il l’a débuté par le Régal puis l’écriture de son Journal l’a mené jusqu’au bout de l’expérience intime, jusqu’à l’extinction romanesque de Je suis mort. Ayant tout sacrifié de son intimité à la littérature, Nabe se devait de faire l’ultime sacrifice, le sien, accepter de faire mourir cette intimité qui en avait trop dit, payer le prix de ces vérités si outrageusement exposés, avant de pouvoir enfin renaître en homme neuf.