Nabe sociologue ?

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Nabe sociologue ? est une étude signée « Rahsaan », initialement en novembre 2009 sur alainzannini.com, le site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe.

« Nabe sociologue » ? L'expression ressemble déjà à un oxymore. S'il y a bien une discipline que Nabe méprise, rejette et dénigre, c'est la sociologie. Dans Le Vingt-septième Livre, il dit qu'elle est « si justement méprisée ». Récemment encore, chez FOG, parlant des manifestations, Nabe déplorait que tout soit social, que rien ne soit métaphysique, que les jeunes ne se battent que pour leurs petites retraites et avoir du travail.
Le mépris nabien de la sociologie est ainsi en cohérence avec son mépris pour – non la sociéte en tant que telle – mais la socialisation, ou plutôt la sursocialisation. Il y voit là une domestication, une « médiocrisation » de l'individu, ramené à être le membre grégaire d'un groupe, où il trouvera son confort, son conformisme et une vie terne et dérisoire. Ces critiques sont aussi celles, bien connues, de Nietzsche contre le « dernier des hommes ».
Le groupe s'en prend à l'individu, il cherche, plus ou moins consciemment à l'étouffer, à réprimer la vraie liberté de l'individu qui transgresse les règles communes et, selon Rimbaud, « vole selon », c'est-à-dire vit selon ses propres normes. Si on peut trouver un point aux nombreuses personnalités admirées par Nabe, on peut dire que ce sont, justement, de fortes personnalités, et des individus créateurs : Rimbaud, Charlie Parker, Pasolini, Bloy, Raphaël, Claudel, Mozart... La liste n'a cessé de s'allonger, car Nabe ne cesse de vouloir nous faire découvrir de nouveaux artistes.
Des individus forts, triomphants, des génies débordants d'une force vitale généreuse et puissante.
C'est au nom de cet idéal de vie, de l'anarchie couronnée (Artaud), que Nabe s'en prend à ses contemporains. Témoin par exemple le type du « mou salaud », avec sa bonne conscience de gauche et qui ne voit pas qu'au nom de sa belle morale il se permet d'être intolérant avec ceux qui ne partagent pas son opinion et ses valeurs... Le refus de la sociologie découle pour une part de ce refus de la « société », de ses valeurs de domestication, de conformisme, qui sont aussi le véhicule du ressentiment contre les individus indépendants, autonomes. Pour Nabe, un milieu social (surtout le milieu littéraire) est toujours aussi le Milieu, c'est-à-dire une association de malfaiteurs et de malfaisants (ainsi du milieu littéraire qui cherche surtout à tuer le livre et la littérature...)
La sociologie, d'une certaine façon, serait une expression du grégarisme, puisqu'elle ne s'occupe que de l'homme moyen, de l'homme statistique, du banal, du mou et du commun. Par définition, l'étude statistique ignore les exceptions, sinon comme exceptions à la norme. Par là, elle s'interdit de considérer et de prendre en compte les individus exceptionnels. Du coup, la sociologie passerait à côté de l'essentiel : au lieu de s'intéresser à l'Art, elle s'intéressera au marché de l'art. Et quand, avec Bourdieu, elle étudie la télévision, elle s'intéressera moins aux images elles-mêmes qu'au milieu des journalistes. C'est ainsi que dans un numéro de L’Éternité, Nabe affirme : « Pierre Bourdieu, c'est pas si bien. Tertullien c'est cent fois mieux ». Tertullien, un des Pères de l'Église, a condamné les jeux du cirque car ceux-ci salissent le regard de ceux qui se complaisent dans ces spectacles cruels. Aussi, ce qui est condamné n'est pas la mort des gladiateurs, mais la dépravation du spectateur. Nabe transpose cette condamnation à la télévision... Et dans Rideau, il critique sociologues et médiologues qui se contentent de « tourner autour du pot », c'est-à-dire le pot de chambre plein de merde que sont les images télévisées. Nabe propose au contraire une lecture et une vision des images qui est aussi iconoclaste qu'iconodule et idolâtre : il dit être en admiration religieuse devant une émission de variété avec Francis Lalanne... Il faut commencer par prier, par admirer, pour briser et sacraliser à la fois. La violence sacrée de la parole qui rencontre l'image associe ces deux contraires : bénir et briser.
Là où le sociologue veut étudier les règles de fonctionnement d'un milieu social, Nabe prétend aller directement aux images, c'est-à-dire regarder vraiment la télévision avec les yeux d'un artiste, et montrer ce qu'elles ont d'à la fois magnifiques et hideuses. Nous montrer le réel dans sa beauté et son horreur, c'est cette puissance que Deleuze reconnaissait à l'artiste, quand il disait que nous vivions plutôt dans une civilisation du cliché que de l'image...
Le regard de l'artiste s'oppose ainsi aux analyses, à l'étude, aux commentaires, aux chroniques des philosophes, sociologues, journalistes et experts qui, par incapacité à avoir une vision artistique, ont recours à un dérivatif, un ersatz : l'analyse conceptuelle. C'est aussi comme cela que Une lueur d’espoir est écrit : comme une tentative de voir par les yeux de l'Art, et en direct, les images du 11 septembre et en quoi elles bouleversent le monde. Pour voir la beauté et l'horreur du 11 septembre, des suicides de banquiers, des explosions, des carcasses de tours, des prisonniers d'Abu-Ghraib, il n'était plus possible de voir comme les hommes étaient habitués à voir. Il fallait retrouver la beauté du mal, et montrer que s'il y a une beauté du mal, c'est peut-être inquiétant pour notre bien et notre laideur : comme si la beauté indiquait que le mal n'est pas là où nous le pensions.
Toutefois, malgré cette condamnation de la sociologie et de ses valeurs, on a pu dire que le journal de Nabe faisait de lui un « sociologue » : il passe 4 tomes à analyser les milieux sociaux qu'il rencontre (le monde de la presse, de l'édition, du Tout-Paris, de l'art etc.), les relations sociales, les stratégies des uns et des autres pour monter en société, les trahisons, les alliances, bref toute la vie sociale de Paris et d'ailleurs. C'est donc à son corps défendant que Nabe serait devenu sociologue. C'est à force d'étudier le monde qu'il entoure qu'il aurait, à la façon d'un Saint-Simon ou d'un Balzac, proposé le tableau le plus cruel et le plus clinique de la société de son temps, réduisant les hommes à des passions, et ces passions à des appétits dérisoires, toute une comédie humaine qui ressemble fort à un guignol's band ou à une sarabande grotesque.
Paradoxalement, ce qui sépare vraiment Nabe de la sociologie se trouve peut-être là : dans son rapport au monde social. A la fois Nabe rend objectivement dérisoires les milieux sociaux qu'il analyse (mais une description d'un milieu social ne finit-elle pas par virer automatiquement à la satire ?) mais en même temps, il ne cesse de vouloir sacraliser chaque journée, chaque événement, chaque instant. C'est ainsi que même les pires médiocres, les crapules, les traîtres, les ennemis ont droit à leur place au soleil dans le Journal de Nabe, et passeront grâce à lui à la postérité (la différence étant qu'eux auront une postérité APRÈS leur mort, tandis que Nabe prétend jouir dès à présent de la postérité...). Dans une interview, notre auteur disait que son journal était un espace égalitariste : tout le monde y a droit, des célébrités comme du passant croisé un jour dans la rue. Le Journal serait ainsi une vaste auberge espagnole où se côtoie toute la faune humaine des années 80-90, les amis comme les ennemis, les maitresses et les ex, la famille et les collègues, les vivants et les [[Thèmes#La mort|morts]–]... C'est cette volonté de sacralisation qui distinguerait vraiment la démarche de Nabe de celle d'un sociologue. C'est en fin de compte une question de langage. Le langage littéraire sacralise et anoblit, il détruit et il crée, il rabaisse et il rehausse, il oblige tout le monde à entrer dans la danse de l'imaginaire de l'écrivain. Ultimement, cette parole rejoint le Verbe, dans la violence de sa naissance et de sa force, de sa beauté.
Le langage du sociologue, quant à lui, concerne aussi tous les hommes et leur langage, avec toute la misère, la violence, les stratégies qui passent par ce langage. Reste que – ce serait à creuser – s'il y a miracle pour l'écrivain, c'est dans ces moments de vérité où l'homme affronte sa vérité la plus intime et la plus douloureuse (ainsi ce journaliste qui finit par insulter Nabe dans une soirée, parce que notre auteur l'a traité vingt ans avant de « cervelle de mouton » -cf. l'interview dans Médias), tandis que le miracle pour le sociologue (Bourdieu), c'est quand l'homme choisit de dire non à la soumission, à l'exploitation (grèves de décembre 1995).
Le miracle, dans les deux cas, c'est quand l'homme refuse ce que la société a préparé pour sa soumission. Pour pouvoir refuser cela, il lui faut un langage pour savoir mettre des mots sur sa misère. Reste à savoir si cette misère est la plus profonde quand elle est vitale ou quand elle est sociale...
L'artiste joue avec son identité sociale. Il joue avec les codes sociaux, il les tord, les subvertit, les retourne, les transforme. L'écrivain commence par jouer avec les clichés : il joue avec les mots, il joue sur les mots pour faire dégorger du sens là où le sens des mots paraissait épuisé. C'est sa manière à lui de transformer le langage, de transformer la société. Nabe, à sa façon, apparaîtrait comme un anti-sociologue. Il refuse le social, cette grosse bête lourde, comme il refuse l'idéologie, cette poisse épaisse qui rend les gens bêtes et moutonniers.
Dans le Régal, le narrateur est déjà un déchet qui s'habille comme dans les années 40 pour fuir à tout prix la mentalité des années 80. Ce qui se lit dans plusieurs pages de ce livre de naissance, c'est un portrait en creux des années 80 : le Régal, c'est tout ce que les années 80 ne sont pas, c'est leur poubelle, leurs rejets accumulés en un seul livre. C'est un instantané négatif d'une époque. Peut-être que Nabe a toujours voulu cela : être la mauvaise conscience de son temps ? Écrire l'envers sale du décor ?
Dans Coups d’épée dans l’eau, la retranscription de l'interview de 1985 chez Pivot est intitulée « Le scandale absolu ». Le scandale est étymologiquement une occasion de mal, une propagation du mal. Il faut savoir par qui le scandale arrive, qui est occasion de scandale. Le scandale soulève l'indignation, fait ressortir tout le fonds mauvais de ce que personne ne veut voir ni entendre. Nabe a cherché le scandale absolu quand il dit qu'il n'y a pas de raison que sa gerbe d'or épargne les Juifs... La gerbe est le bouquet magnifique du feu d'artifice et en même temps le vomi. Nabe a voulu vomir la société, mais la vomir, c'est la rendre entièrement, c'est tout recracher.
Notre auteur a voulu, comme disait Bernanos de Céline, être envoyé par Dieu pour tout scandaliser. Dans un monde mauvais, ce qui est considéré comme scandaleux, c'est de dire le mal que chacun veut ignorer. L'écrivain qui scandalise est le dernier à pouvoir réveiller les consciences endormies. Dans quelle léthargie serions-nous si plus personne ne venait pour tout scandaliser à nouveau ?... C'est encore celui qui nous fait mal en appuyant sur la blessure qui nous fait le plus de bien.
Nabe s'est à chaque fois identifié à ses personnages, il n'a pas joué sur la distance qui sépare le réel de la fiction, comme un écrivain qui dit que non, bien sûr, son personnage, ce n'est pas lui... C'est en cherchant ce mélange fiction/réalité qu'il a pu autant bouleverser leurs rapports. Nabe, comme un acteur, a été aussi bien Andréa de Bocumar du Bonheur, le mimitateur de Je suis mort, et les choses se sont encore compliquées quand il a dû devenir le Alain Zannini et le narrateur de Alain Zannini après avoir été l'auteur et le narrateur de sa propre vie dans son Journal. L'écrivain ne peut avoir pour identité que celles de ses personnages. Et Nabe a fini par montrer que la réciproque était vraie : le personnage ne peut être que son auteur.
C'est ainsi que chez Pivot, Nabe jouait déjà un rôle, celui du narrateur du Régal. Il incarnait déjà le héros du Régal, un peu comme si Isidore Ducasse était venu à la télé jouer le comte de Lautréamont ou comme si Mr Hyde était venu jouer à Dr Jekyll... Mais de toute façon, une partie de la société n'était pas prête à accueillir cet écrivain en gestation. Cette métamorphose-là n'était pas socialement acceptable. Au fond, l'écrivain ne devient sociologue qu'à son corps défendant, parce que la société est devenue un objet de scandale. « L'insolence est de droite, mais la Vérité est de l'Art... »