Marc-Édouard Nabe ou Le Kamikaze Cosmique

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Marc-Édouard Nabe ou Le Kamikaze Cosmique est une étude signée Thomas Codaccioni publiée dans le numéro 3 de Nabe’s News (27 juin 2017), et portant sur le premier tome des Porcs (2017).

En guise de préambule, je dois dire les raisons qui m’ont poussé à m’interroger sur Marc-Édouard Nabe, écrivain sulfureux s’il en est, accusé par certains d’être antisémite, traité par d’autres de « cerveau malade ». Au-delà du fait que j’ai lu Au régal des vermines il y a quelques années et que j’en garde un souvenir plutôt enthousiaste, il se trouve qu’en avril 2016, j’ai eu l’occasion de rencontrer Nabe dans sa galerie parisienne, sise au 4, rue Frédéric Sauton, dans le 5e arrondissement, aujourd’hui fermée, hélas. Lui apprenant que j’étais un maniaque de la langue française, que j’aspirais à travailler dans l’édition et que j’avais, à force d’études sorbonnardes et de stages sous-payés, une modeste expérience dans ce domaine, il me dit que lui-même cherchait justement un correcteur pour son prochain livre dont il était en train, avec son assistant, de peaufiner le manuscrit, et qui serait bien sûr auto-édité. J’acceptai l’offre sans hésiter, y voyant l’opportunité formidable de me frotter pour la première fois à un texte littéraire. J’étais alors loin de soupçonner que ma participation ne se limiterait pas à la seule correction ortho-typographique, et encore moins que le travail s’étendrait sur trois mois et des poussières. En effet, de septembre à novembre derniers, tous les jours ou presque, de 10 heures à 19 heures, dans sa galerie, assis de part et d’autre de l’ordinateur avec le texte projeté sur un écran en toile, nous avons, Nabe, son assistant et moi-même, procédé à une refonte complète ainsi qu’à une réécriture partielle du manuscrit, phrase après phrase, paragraphe après paragraphe, chapitre après chapitre, chacun soumettant ses remarques et propositions ; puis nous avons par la suite, cette fois chacun de notre côté, effectué de nombreuses relectures qui ont conduit à de nouvelles modifications, tant sur le fond que sur la forme, appelant elles-mêmes de nouvelles relectures et donc de nouvelles modifications…
Le livre, intitulé Les Porcs (tome 1), fait 1 000 pages ; la sortie officielle a eu lieu le 8 mai 2017. Quant au genre, difficile de lui en donner un : à la fois pamphlet contre le fléau du conspirationnisme et ses figures de proue, récit autobiographique, et chronique politico-historique de la première décennie du XXIe siècle, il n’y a rien dans ce livre qui relève de la fiction, bien qu’il soit construit et se lise tout à fait comme un roman. Les « porcs » du titre désignent avant tout les promoteurs du complotisme, « margoulins du révisionnisme » et autres « fakirs du faux », dont Nabe compare le mouvement à celui des nihilistes russes à l’époque de Dostoïevski, d’où la référence au passage de l’évangile de saint Luc cité en épigraphe des Démons (« … il y avait là un assez grand troupeau de porcs qui paissaient sur la montagne… ») ; mais le porc est aussi un animal impur pour les Arabes, dont Nabe n’a jamais cessé de défendre la cause face à l’impérialisme occidental. Enfin, quand on sait l’admiration de Nabe pour Paul Claudel, le titre renvoie directement à un poème en prose de Connaissance de l’est qui s’intitule « Le Porc » : décrire cliniquement les ordures que sont les ennemis de la Vérité ainsi que leurs méthodes forcément dégueulasses, « peindre l’image des porcs », telle a été l’ambition de Marc-Édouard Nabe dans ce livre, qui n’est que le premier tome d’une trilogie.
Pour l’avoir côtoyé, pour le côtoyer encore, pour avoir maintes fois discuté avec lui de ses conceptions littéraires et des caractéristiques de son style, pour avoir assisté et participé à l’élaboration de son dernier livre, pour l’avoir vu à l’œuvre, pour l’avoir vu composer ses phrases à voix haute, je suis bien placé pour parler du « phrasé » de Marc-Édouard Nabe, un phrasé à son image, tout en exubérances, vertiges, extases et palpitations cosmiques, afin de « soulever le lecteur de terre et l’emporter dans les cieux de [s]on fol amour de la vie et des hommes ».
Comme Léon Bloy, Claudel, Bernanos et Péguy (les « quatre apôtres des Derniers Temps », ainsi qu’il les appelle), Marc-Édouard Nabe est un écrivain chrétien tendance mystique, convaincu de la mission divine qu’il doit remplir ici-bas et qui fut celle de tous les grands artistes, écrivains, peintres, musiciens avant lui : secouer, réveiller et transcender les âmes, au risque de les choquer gravement – ne jamais les endormir dans du divertissement facile. L’incipit de son roman L’Âge du Christ pose justement le narrateur en écrivain christique, incompris dans sa littérature, refusant de l’édulcorer et se sacrifiant par amour de l’art.
Nabe se définit lui-même comme un écrivain de la Vérité, avec tout ce que cela implique d’outrances, de provocations et de tabous éventrés. Il ne s’interdit rien dans sa vie comme dans sa littérature sous prétexte qu’il y aurait des choses qui se font et des choses qui ne se font pas, des choses qui se disent et des choses qui ne se disent pas, du moment qu’elles sont vraies, ou qu’elles témoignent d’un souci de vérité. Il n’y dans la littérature de Nabe aucune intimité qui tienne, pour lui comme pour les autres, ses amis, sa famille, sa femme, ses maîtresses, etc. Il n’y a guère que son fils qui semble préservé de la mise à nu permanente dont fait l’objet — dont doit faire l’objet — le monde qui l’entoure. Non seulement Nabe raconte tout dans les détails les plus triviaux, mais il ne se prive pas de porter également des jugements, jugements symptomatiques de ses névroses, certes, et que beaucoup trouvent injustes (ce qu’il reconnaît bien volontiers), mais qui sont — et c’est là ce qui importe — fidèles à ce qu’il ressent, lui, en tant qu’écrivain. Cet aspect de son écriture est particulièrement perceptible dans les quatre tomes de son journal intime, soit un ensemble de 4 000 pages, où Nabe, à l’instar d’un Paul Léautaud, relate au jour le jour, sous l’impression directe, les évènements qui le touchent, se montrant aussi égocentrique et intraitable — et beaucoup plus cru — que l’auteur du Petit Ami.
Les titres choisis par Nabe pour ses journaux intimes (Nabe’s Dream; Tohu-Bohu; Inch’Allah ; Kamikaze) sont — pardonnez le jeu de mots — révélateurs à plus d’un titre : Nabe donne l’impression de vivre dans un rêve lucide en usant d’une liberté absolue ; il crée un grand désordre en remuant tout son monde, en renversant toutes les tables ; il poursuivra son entreprise de destruction massive aussi longtemps que Dieu le voudra ; mais au-delà du rêve, dans le monde réel, dans cette vie fausse et fade qui n’est pas la littérature, cette entreprise menée à la première personne se révèle suicidaire puisque ses livres, une fois publiés, lui valent de sérieuses inimitiés ainsi que l’ostracisation du milieu littéraire. Comme Proust, en effet, Nabe considère que la vraie vie, la seule vie parfaitement vécue, c’est la littérature — hors de question pour lui de transiger avec ce précepte.
Nabe admire plus que tout ces artistes, ces écrivains maudits, qui ont connu des destins atroces, qui sont morts dans la misère et la solitude, qui ont tout abandonné pour leur art, qui ont tout sacrifié pour pouvoir continuer à écrire, à peindre, à composer jusqu’à leur dernier souffle. Nabe s’inscrit dans cette lignée illustre. Il n’est pas de grand livre qui, à la lecture, ou de grande œuvre d’art qui, lorsqu’on la contemple, ne produise dans la tête une formidable explosion, c’est le propre des chefs-d’œuvre : retourner le cerveau, le mettre sens dessus dessous, le dévaster entièrement. Rappelons que le mot « tohu-bohu », qui donne son titre au tome II du Journal intime, au-delà de la référence aux « tohu-bohus triomphants » de Rimbaud, désigne, au sens étymologique, le chaos primitif dans la Genèse. Et du chaos naissent les étoiles, n’est-ce pas ? On retrouve là le thème de l’artiste démiurge, l’artiste qui détruit le monde pour le reconstruire à sa manière, avec son style ; l’artiste qui remplit le néant de ses créations grandioses et lumineuses… Car l’art n’est jamais que cette pâle tentative sans cesse renouvelée au cours des siècles d’imiter la Création — « le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité », a écrit Baudelaire, un ardent sanglot qui roule d’âge en âge, certes, mais qui n’atteint les rives de l’Éternité que dans les rêves de l’artiste devenu fou — tel le peintre Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu —, à force de vouloir se mesurer à Dieu.
Nabe n’en est pas encore là, quoiqu’il passe pour fou aux yeux de certains. C’est un anarchiste, un anarchiste chrétien, avec Dieu, mais sans maître. Le chaos qu’il déchaîne dans sa littérature, il n’a jamais cessé de le prôner également sur le plan politique ; il soutient les casseurs lors des manifestations ; il sera toujours contre l’ordre établi et le pouvoir en place. Le jazz — la musique qu’il aime — est en soi une musique chaotique, fondée sur l’improvisation totale, ce qui la rend sublime dans son essence même. Nabe croit en Dieu, mais sur Terre, dans la vie terrestre, il est son propre Dieu : le monde qui l’entoure est un petit théâtre de marionnettes dont il se plaît à tirer les ficelles dans tous les sens. Il est le dictateur d’une littérature qui se veut résolument totalitaire. Lorsqu’il écrit, Nabe tisse en quelque sorte une toile horrifique — ou aurifique, c’est selon — dans laquelle se débat l’humanité toute entière, tandis que lui, de sa position privilégiée, en araignée monstrueuse et despotique, observe le spectacle en frétillant des mandibules.
Dès lors, à la lumière de ces considérations, comment qualifier la phrase de Nabe autrement que par l’épithète d’« explosive » ? Marc-Édouard Nabe est, au sens propre, un kamikaze de l’écriture, armé d’une ceinture d’explosifs plus puissants que n’importe quel peroxyde d’acétone, fulminate de mercure, trinitrotoluène et autres poudres à canon : les mots. Parce qu’il n’épargne rien ni personne, à l’instar d’un terroriste aveugle qui se fait sauter au milieu d’une foule, Nabe ne peut produire qu’une littérature violente et exaltée, avec néanmoins toute la poésie sublime qui émane des ruines et des décombres. C’est Baudelaire qui pétrit de la boue pour en faire de l’or ! C’est le Céline de Normance qui, sur plus de 400 pages, fait du bombardement de la butte Montmartre une sorte de cauchemar burlesque et féérique !
Il y a sur YouTube une série de petits films tournés à la galerie de Nabe de manière spontanée et dans lesquels on peut voir ce dernier discuter, débattre de sujets divers avec toutes sortes de visiteurs. Cette série de vidéos s’intitule « Éclats de Nabe » ; cela signifie ni plus ni moins que chacune d’entre elles est un éclat, un flash, un coup de feu, une décharge, une explosion. Il faut donc considérer ces vidéos comme une extension de la littérature nabienne, où environ une phrase sur deux est construite comme une bombe, surchargée d’expressions, de formules et de mots plus grossiers, plus injurieux et impitoyables les uns que les autres, et qui sont autant de vis, de clous et de bris de verre foudroyants ; une bombe dont le souffle (insupportable et choquant pour certains, génial et hilarant pour d’autres) nous projette jusqu’à la phrase suivante, généralement moins apocalyptique, moins démentielle, plus douce, plus tendre, miséricordieuse, remplie des germes de la beauté, et qui, s’achevant sur un climax poétique, nous laisse entrevoir la lumière avant qu’une nouvelle phrase, une nouvelle bombe, toujours plus dévastatrice, nous replonge aussitôt dans le chaos, et cetera, et cetera, dans un cycle de mort et de résurrection, de déflagrations et d’accalmies, qui entraîne le lecteur de la première à la dernière page.
Alors oui, Marc-Édouard Nabe est un personnage controversé, sulfureux, provocateur, mais quoi qu’on pense de lui, à tort ou à raison (souvent à tort), force est de reconnaître que c’est un véritable écrivain, absolu, jupitérien, sans concessions, c’est-à-dire qui ne se fixe aucune limite dans la pratique de son art, où que cela puisse le mener, où que cela doive l’entraîner, lui et tout le carnaval de clowns qu’il trimballe au rythme d’une infatigable fanfare jazzistique, — au plus profond des gouffres infernaux ou dans un tourbillon de nuages célestes.

Thomas Codaccioni