Fini, Les Porcs !

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Fini, Les Porcs ! est une étude signée David Vesper publiée dans le numéro 7 de Nabe’s News (25 septembre 2017) et portant sur le premier tome des Porcs (2017).

Fini, Les Porcs ! Finis, même… Il était hors de question que je fasse l’ingrat à ne pas te livrer mes pensées à chaud à la sortie de ma lecture (tu l’as dit : rien de mieux que de balancer ses pensées directement). Ce serait trop facile et égoïste ! Tout ce qu’on peut faire ensemble ne fait pas de moi moins un lecteur. Pourtant, te lire, c’est maintenant vraiment différent pour moi que lire n’importe qui d’autre, et même carrément plus difficile, ou en tout cas plus long. Naïvement, on pourrait croire que c’est la connaissance des coulisses, ou des anecdotes, de toi en général, qui modifie la façon dont on reçoit l’écriture, mais ce serait une erreur.
En réalité, c’est l’écriture elle-même qui devient à part, parce que je ne peux plus la recevoir gratuitement, de loin, et que je me sens alors bien plus concerné, et intéressé pour la décrypter, et voir comment tu as traité ceci, relaté cela, passé sous silence ça, appuyé autre chose, etc. C’est passionnant. Mais tout ça, ça me regarde. Passons ! Je te fais un petit mail d’une traite, c’est la méthode la plus simple, tant pis si j’oublie des choses ou pire, si je suis trop bavard !
Sur le livre lui-même, et ce que j’ai remarqué qui pourra, peut-être, t’intéresser… D’abord, il y a ce découpage en chapitres courts que tout le monde a noté : c’est ce qui me frappe particulièrement, mais pas pour des raisons de lecteur qui dirait que ce procédé fluidifie la lecture ou qu’il rend l’engloutissement des 1000 pages plus facile (encore de l’égoïsme !). Moi, j’y vois une cohérence ultra-moderne avec ta façon de créer, et si on veut pousser le bouchon, d’être. Si c’est volontaire, c’est très fort, mais si c’est immanent c’est mieux encore : ce livre est monté comme tu as monté les Éclats, comme tu parles, comme tu analyses l’univers aujourd’hui en fracturant les sujets, c’est d’une vitesse et d’une modernité, donc, totales, c’est le meurtre de YouTube en littérature. Ce ne sont pas que les chapitres sur les émissions de télévision qui enterrent la vidéo, c’est l’écriture elle-même. Pourtant, Dieu sait que ces chapitres télévisuels sont forts : dans Les Porcs, la description, et donc la lecture, des émissions les rendent plus fortes et plus intéressantes que le visionnage de leurs vidéos, c’est-à-dire que l’écriture rend la réalité incontestable de ce qui a été filmé plus profonde, et plus réelle. Ce ne serait pas ça, la littérature ? Mais l’écriture générale du livre fait le même effet : chaque chapitre pourrait s’imaginer découpé sur Internet, soit pour devenir une lecture de dix minutes comme l’a fait Chapodalu (beau succès), soit pour d’imaginaires Éclats pour les scènes de mouvements, d’engueulades, de rencontres. Les Éclats… Je ne devrais pas être celui à les évoquer, mais enfin, je le fais quand même… Ils ont été la preuve de ce que tu pouvais créer comme situation, et même comme littérature, sans même écrire, en te contentant de vivre, et tu as alors prouvé ainsi peut-être encore plus précisément que jamais ce que tu avais dit dès « Apostrophes » : pour toi vivre, c’est écrire, et surtout tu écris en vivant. Dans Les Porcs, ça saute aux yeux ! Que tu aies finalisé Les Porcs devant la caméra des Éclats, ça aura un sens. Céline disait, en parlant du travail de l’écrivain sur un ouvrage, qu’on ne devait pas pouvoir imaginer toute la machinerie planquée sous le paquebot : ici, c’est ça, tes immenses Porcs, après ces années de boulot, on dirait qu’ils ont été écrit avec un naturel total, comme si une petite caméra t’avait survolé pour capturer les moments avec, en sacré bonus, la profondeur de la littérature, et des analyses qu’elle permet. Le découpage en chapitres courts, pour moi, c’est ça. C’est plus largement un grand livre sur la télévision, et sa mort… Sa mort qui personnellement ne me convainc plus et que je nuancerai de bien des manières, mais qui dans le contexte de l’époque était incontestable. On chipotera à dire que c’est un discours entendu, mais c’est trop facile ! t’es celui, comme souvent, qui l’auras écrit.
Et puis ça influe sur l’écriture elle-même ! Il y a du Patience dans ce livre, mais pas exactement, j’ai trouvé. On retrouve l’écriture vive, et presque épurée en beaucoup d’endroits, de Patience, ce sentiment de live, de quasi-reportage que je viens d’évoquer, mais que je trouve augmenté d’un retour d’éléments d’écriture plus romanesques. C’est comme si tu te chauffais avec les Patience pour arriver aux Porcs. Le retour de quelques « bribes d’intimité » (tu donnais le la avec la présence de Leïla dans Patience 2, en promenade à deux, et tu lui dédies Les Porcs pour le lancer), l’omniprésence, surtout dans la deuxième partie du livre, d’une poésie plus assumée, et puis surtout la libération totale de la parole, si on peut dire, ça rajoute… À ce sujet, je trouve qu’il y a au sein même du livre deux écritures légèrement différentes, changées par un sujet central qui semble permettre à l’écrivain, ou en tout cas au narrateur, de lâcher les chevaux, comme on dit.
Ce sujet, c’est l’antisémitisme, bien sûr ! Quel souffle, quel souffle d’air frais, même ! De tout ce que tu as pu écrire, je trouve que ce sont tes pages les plus profondes, et sincères, et ravageuses sur les Juifs et l’antisémitisme. Il faudrait analyser la question plus précisément mais je me demande même si ce n’est pas ce qui a été écrit d’à la fois plus méchant, juste et révolutionnaire sur la question depuis les pamphlets de Céline. C’est, jusqu’ici, ta « parole finale » sur l’antisémitisme. C’est tellement libérateur, particulièrement pour le lecteur, et encore plus particulièrement pour quelqu’un de mon âge. C’est une leçon d’antisémitisme, presque un manuel ! La hauteur prise, par l’intransigeance politique et l’humour, ça fait honte à l’antisionisme névrosé des autres médiatisés à la mode depuis une dizaine d’années et dont on croit aveuglement qu’ils sont les chantres de l’antisémitisme alors qu’ils ne sont que de gros racistes aveugles aux vraies questions politiques et aux vraies mouvances psychologiques raciales que toi tu exposes avec maestria. Tu assumes tout ça avec une facilité de jongleur expert, c’est hilarant, et destructeur. L’écriture suit, je trouve, dans le dernier tiers du livre, à partir du moment où Israël arrive vraiment sur le tapis, et surtout où la Liste antisioniste se met en branle, il y a comme un souffle nouveau en fusée, plus libéré, plus éclaté, plus méchant, plus drôle, comme si tu explosais tous les tabous de ton propre monde sans tabous. Je ne sais pas si on peut dire que l’antisémitisme est une vague littéraire que tu surfes avec une telle dextérité qu’elle te stimule pour tout le reste, mais ce que je sais avoir envie de dire par contre, c’est que de mon point de vue, tu te rends à jamais, grâce à ce livre (si c’était encore trop flou avant), inattaquable sur cette question : on sent un feu (si on peut dire) là-dessous qui t’anime, et ce feu c’est ta sincérité, on sent la sincérité, et peut-être même la blessure, en tout cas la révolte qui t’habite face à ce profond sujet politique, et certainement métaphysique. On ne peut plus croire à la provocation ou à la posture, contrairement à tous les autres peureux de l’antisémitisme qui font pâles figures (si on peut dire encore). Toi c’est vécu, vivant, assumé, circonstancié, et le tour de force : toujours juste ! Des personnages faussement anecdotiques de Lanzmann et de Thierry Lévy qui sont énormes, en passant par les discours à tomber par terre autour de la Liste, jusqu’à toutes les pages carrément sur Israël et sa politique : c’est de la bombe (si on peut dire enfin).
Ce que les ennemis aiment bien dire pour essayer de décrédibiliser ton travail, c’est que, d’après eux, tu aimerais t’offrir le beau rôle en refaisant l’histoire… Quelle drôle d’idée ! Ont-ils déjà oubliés les journaux ? Et ta description dans le Régal ? Et Je suis mort ? Et le 27ème livre ? Un peu facile. Ce dont je peux témoigner, moi, qui suis autant un lecteur comme les autres qu’à part, c’est la fidélité toujours surprenante entre tout le contenu du livre et ce que je vois de toi, dans ce que « les gens » appellent « le privé ». La langue est la même, c’est parfois même troublant, et puis surtout les idées sont là ! Un inconnu qui te rencontrerait au bistrot pour une soirée ne serait pas dépaysé en lisant cet énorme livre, et c’est tellement rare chez la majorité des écrivains poseurs. Là, c’est tout l’inverse. Par exemple, sur les femmes, dont on sent que c’est un sujet que tu évoques dans Les Porcs avec une certaine retenue, comme si tu gardais ton fusil chargé de cartouches pour plus tard, mais quand même !… C’est déjà un grand livre sur les femmes, et qui rejoint totalement une philosophie sur laquelle je te rejoins, et une philosophie que je te sais vivre « en vrai », et discuter « en vrai ». Cette mixture très fine entre une misogynie totalement méritée et une admiration et une attirance de tous les instants, cette façon d’être sans cesse déçu et en colère contre les femmes (sans jamais ! tomber dans la haine) tout en étant d’une attention extrême et d’un amour, allons-y, généreux, moi ça me touche beaucoup.
Les Porcs, c’est aussi ça : dans ton soi-disant narcissisme, qui est bien trop extrapolé et jamais analysé, tu ne cesses de rendre à César ce qui lui appartient. Et tu le fais pour tous tes personnages, du plus admirable au plus infecte. Sur Dieudonné, c’est royal. Jusqu’au bout, tu lui laisses le bénéfice du doute, jusqu’à la dernière seconde de flou possible tu lui offres un soutien de principe, ou plutôt de solidarité sur le talent. Les passages où tu rends hommage à certains de ses grands spectacles, c’est très bon, déjà parce que c’est vrai, et surtout parce que tu prouves alors, une fois de plus, que même dans un livre qu’on dit être « contre » eux, tu restes objectif par rapport à la vérité. Et sur Dieudonné, ça a un sens tout particulier parce que vous avez un point commun, à fortiori sur les gens de ma génération : une influence considérable. Il suffit d’allumer la télévision depuis dix ans pour voir tous les jeunes, surtout les concons (mais tout de même) parler comme Dieudonné, et rares seront les moins de quarante ans à n’avoir pas, à une époque au moins, été surpris par la force de certains de ses spectacles. Et toi, tu le dis, tu l’as senti, tu en témoignes, malgré toutes ses saloperies futures ! Tu parles d’un narcissique ! C’est le tome 1, et tu le prouves. Si les autres, partout sur terre, ces milliers de fans, de copieurs, de névrosés, de lecteurs, de médiateurs admiratifs, tous ces vampires de ton influence largement aussi puissante que celle de Dieudonné (et qui, la tienne, survivra au temps), pouvaient te rendre justice au dixième de celle que tu rends toi aux autres, mêmes tes ennemis, et que les autres rendent eux aussi aux autres, pourtant bien plus nuls, tu serais probablement l’écrivain le plus comblé du monde ! Ça, c’est vraiment à ton honneur. Quel mépris je porte à ceux qui t’accusent d’injustice, et pire, de méchanceté, ils ne savent vraiment pas lire sans leurs petites lunettes qui filtrent tout dans des tunnels personnels insignifiants.
Que dire encore ? Beaucoup trop de choses, j’y reviendrai sûrement… Mais tout de même, l’humour, la drôlerie !… Une fois n’est pas coutume, c’est encore un livre où on éclate de rire, réellement, des dizaines de fois. Et toutes les méthodes sont utilisées pour nous les faire éclater, ces rires… D’abord, les personnages eux-mêmes et leur crescendo de ridicule. Salim et Soral, bien sûr, sont merveilleux, et même en t’en moquant, si l’on peut dire, tu les immortalises : leurs tirades retranscrites, dans ta grande tradition, sont à se pisser dessus, et leur décorticage psychologique, c’est pire (mieux). Et en ce sens, que dire de Loffredo… Secondaire, et rampant comme une larve entre les chapitres, c’est déjà un personnage mythique dans son traitement, je ne vois pas beaucoup d’équivalent dans la littérature. Moins secondaire, Taddeï, qui est lui aussi un personnage très drôle, espèce de fantôme un peu naïf, Oui-Oui cynique paumé et mis pourtant sur un piédestal… Ça fait vraiment film, personnage coincé entre différents niveaux à la Chaplin, mais en pathétique… La descendance, si elle survit, de tous ces types, devra t’être reconnaissante ! Mais aussi, ton écriture, et ton talent, que beaucoup te reconnaissent ou t’ont reconnus en faisant semblant de croire que tu pourrais les avoir perdus : il y a un nombre d’aphorismes déjà historiques dans ce livre, et ça aussi c’est un gros coup. Sur le complotisme, les pédés, les Juifs, les femmes, l’amitié (pas si évident en lisant ce livre d’affirmer que tu méprises et méconnais vraiment ce sentiment…), la gauche, Le Pen, le colonialisme et la télé, c’est pas rien… Sans compter les marques littéraires qui vont rester et qui ne sont même pas de toi et que tu dévoiles : les lettres de Carlos, notamment.
Encore, l’art en lui-même, que tu n’oublies pas dans un livre au sujet qu’on pourrait croire hermétique à la beauté. Comme tu y es toujours arrivé, tu y arrives encore, à rendre humblement des hommages magnifiques, je pense à Rimbaud par exemple. À la page 534, tu l’affirmes toi-même, et je te le concède volontiers, comme les autres devraient le faire : pour ça, le fourmillement de l’art, sous toutes les formes, et la passion que tu en as que tu parviens à transmettre, t’es le « roi ».
Aussi, rapidement, dernière pensée de l’instant : le Renaudot, court mais grand passage. Tu n’en dis presque rien et c’est déjà très émouvant.
Je m’arrête là pour ce soir, dans mon listing en direct.
Plus largement, de Vergès aux sceptiques de 2017, quel pied de nez dans le pif tu mets, avec la conviction prophétique jamais lâchée de l’importance du sujet de fond du livre, ce complotisme féroce, ce mouvement destructeur infâme qui a touché tout une génération, plus ou moins fortement, une génération dont je fais partie, et bien heureux les curieux comme moi qui ont pu tomber sur un autre plus que curieux comme toi. Avoir eu 17 ou 18 ans au début des années 2010, c’était faire face à une sacrée bouillie étouffante, comme un coma terrible dont il était difficile de se réveiller pour les plus atteints ou dans lequel il était ardu de ne pas plonger pour les plus résistants, et toi, on ne peut pas dire que tu as ménagé ta peine à poser sur les visages, les uns après les autres, ces masques d’oxygènes. C’est plus que jamais un livre de combat, un livre de solitaire, un livre dont l’honnêteté fait mouche. C’est un livre proche du cœur et bien loin du ressentiment.
Ce travail et cette lecture renforce en moi beaucoup de convictions. Cela renforce, par rapport à toi, à fond, non mon amitié, si on veut éviter le terme, mais mieux, mon admiration, ma fraternité (ce sentiment qui ne peut, lui, que t’être étranger) et surtout, surtout… envers et contre tous et tout, ma solidarité, infaillible. Tu n’as pas besoin d’encouragement mais sait-on jamais si tu doutes une seconde un jour : continue, c’est miraculeux ce que tu accomplis, c’est un sacrifice et un labeur pour lesquels tu seras remercié. Dire qu’en ce qui concerne Les Porcs, ce n’est que le début…
Moi, dans ma prétention et ma mégalomanie personnelles, je compte bien t’aider encore, t’aider toi comme je l’ai toujours fait depuis que nous nous sommes croisés, avec ton système, tes galeries, avec les Éclats surtout, avec Adieu (c’est surtout toi qui m’as aidé) et puis Nabe’s News, ce fameux Nabe’s News… Et puis peut-être de nouvelles choses qu’on n’imagine pas encore. J’apprends tellement ! Quelles leçons sur le travail et la force de travail… Mais t’aider aussi en empruntant mon propre chemin, petit à petit, une direction pour déblayer ceux, de chemins, qui me tiennent à cœur, que tu n’aurais pas empruntés (ce serait beaucoup de te demander de parler de tout), et pour marcher très fort sur ceux, nouveaux, qui peut-être te sont moins visibles ou te semblent moins intéressants à toi : ouvrir et dévoiler des portes que tu n’as jamais touchées, et puis peut-être parfois, sur mon chemin, m’engouffrer à ma façon dans certaines, de ces portes, dont tu as déjà été le grand serrurier, et ça ne manque pas, sans jamais oublier, d’angles différents (c’est le seul intérêt), de t’en rendre grâce, sans honte, sans plagiat. Et puis te rendre grâce tout court d’ailleurs, puisque personne ne semble assez honnête pour le faire avant le siècle prochain. Bêtement, certains pensent que tu as peur de l’ombre que d’autres pourraient te faire (n’importe quoi !), et que ça t’est intolérable que d’autres que toi « fassent ». Mais c’est faux, tu ne demandes que ça que des choses se fassent, plus que personne, et ce que tu ne peux pas supporter c’est que ce soit fait mal, et injustement, dans tous les sens du terme, que ça te concerne ou non. Moi je vais être juste, je suis à la meilleure école.

L’exergue d’Artaud est devenu tien, incarné,
Merci et bravo !