De la poudre et du Temps

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De la poudre et du Temps est une étude signée JSP, initialement publié en avril 2009 sur alainzannini.com, le site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe.

C’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
Arthur Rimbaud

Le silence brûle mieux que le feu : notre époque l’a bien compris. Les livres embrasés de Marc-Édouard Nabe semblent aussi muets qu’un désert de cendres. On veut taire l’écrivain qui met en danger le flux contrôlé des jours. Nabe souhaite les réveiller, qu’ils fusent comme un torrent pour que le monde sente leur révolution permanente. Non pas un retour en arrière mais un bond en avant ! Nabe menace l’ordre établi : peu le savent, et ceux qui le savent se trompent encore. Ils le croient antisémite alors qu’il est un terroriste du Temps.
Un terroriste ! Activez le plan vigie-pirate ! Wanted ! Soyez attentifs, ô citoyens du monde… Si vous ne savez pas à quoi ressemble notre homme, voici son portrait : parmi les dernières images en date, le 22 mai 2008 dans l’émission de télé de Frédéric Taddeï, Nabe commente la découverte d’un texte inédit d’Arthur Rimbaud avant de le lire. Là, Nabe dévoile son visage d’aigle où les contrastes circulent. Ses yeux vifs cerclés de verre fin brillent d’un regard à douceur implacable. Dès qu’il élève la voix, l’œil roule à tombeaux ouverts et lance pique sur pique. Il part ! Envolées ses paupières ! Ses sourcils en taches d’encre de Chine se braquent en arc baroque pendant que ses cheveux noirs brillent de rouges reflets. Nabe est en lecture et ses lèvres s’ornent d’un jubilatoire rictus. Il jouit ! À force de passer par sa bouche, son Verbe a défoncé l’ordre dentaire : ses dents ressemblent à des arbres couchés par des vents déchaînés. Courbant le dos, la tête se penche… elle se rétracte, se relance, disparaît, et explose ! Oui, Nabe est inflammable ! Son corps de flasque gringalet semble composé d’éther, cette matière volatile qui constituait – pensait-on – la substance du ciel ; Nabe serait-il impossible à toucher ? En tout cas, on ne peut que l’entendre ! Son nez aquilin est la signature de sa voix ; elle sonne tel un cri perçant et serein qu’emprisonneraient des falaises. Son timbre chauffé à blanc délivre la parole comme l’aile robuste traverse l’atmosphère. Diffusant ce corps pétri par la littérature, les téléviseurs gavés de faux mots tremblent de toutes leurs images. Et ils ont toujours tremblé face à Nabe, depuis le début.
En 1985, Nabe fait vaciller le plateau d’Apostrophes. Il entame son destin d’écrivain en criant à la place de son premier livre, Au régal des Vermines. Ses lunettes rondes au cerclage appuyé se joignent à un costume trois pièces de dandy. À son col se cloue un nœud-papillon d’avant-guerre. D’obscurs tourbillons parcourent sa voix. Brouillon et limpide, provocateur et sincère, Nabe porte à sa bouche la parole de son livre, scellant ainsi sa malédiction. On le traite de fasciste ! Les mots tracés sur les écrans de télé peuvent-ils être effacés ? Ceux d’Au régal des Vermines ont tout imprégné. Nabe attendait les Typographes et le Messie ? Son messianique typographe a été Georges-Marc Benamou qui, à l’instar d’un Jésus sur le sable, a voulu effacer le verbe de Nabe à grands renforts de coups de poings. Mais rien n’a été effacé : les coups n’ont fait qu’enfoncer à mort la littérature dans la chair de l’auteur.
Fils du jazzman Marcel Zanini, l’écrivain – Alain Zannini de son vrai nom – a extrait de son nombril et de sa taille de nabot ce qui sera son pseudo : Marc-Edouard Nabe ! En tuant le nom du père (qui ressuscitera plus tard), Nabe ne pouvait qu’insolemment swinguer avec le judaïsme, cette religion au dieu paternel et vengeur. Il a alors ouvert dans son œuvre une fenêtre aux temporalités brouillées. Son premier roman, Le Bonheur, recycle sa malédiction afin qu’au sein de l’intrigue, l’art violenté obtienne sa revanche. Fresque jouissive et lyrique, les tableaux s’y multiplient autour d’une invraisemblable histoire : un peintre doit peindre des pieds en lévitation. Les destinations de la trame romanesque sont sans cesse déviées au profit d’arrivées surprenantes. Si le héros, Andréa de Bocumar, se perd souvent dans son passé, ce n’est que pour mieux retomber sur la croix. Entre autres exemples, Andréa doit annoncer à son père clown la mort de sa mère. Dans un cirque, il assiste à l’« affligeant » spectacle comique de ce père qui ne l’a jamais fait rire. Après un show burlesque où le père revisite la crucifixion, Andréa, grave, s’en va lui rapporter la présente tragédie… Le clown-messie ne s’effondre pas ; il répond à Andréa un mot inaudible à l’oreille du lecteur… Et le fils éclate de rire ! Le père a tracé sur sa langue une blague que le rire du fils a aussitôt effacé.
Ce chapitre résume bien le style de Nabe : sans être pesant, le religieux se balance entre les pages comme un encensoir enfumant la nef de gaz hilarant. Dieu y est un immense éclat de rire. Le rire n’empêche pas le sérieux car ce qui a retenu Nabe dans les filets du divin, c’est son obsession du Saint-Esprit qui, selon la théologie catholique, procède à la fois du père et du fils. Cette généalogie singulière fut pour l’écrivain la poudre initiale de son terrorisme temporel. Nabe se définit comme étant pris dans les mouvements des générations. Ainsi, assistant à l’accouchement de son fils le 17 septembre 1990, il écrit que cette naissance est une promesse de résurrection, une transmission de chair qui mourra dans un nouveau corps en train de naître. L’explosion du Temps ne se situe pas seulement là ; ces lignes ne furent publiées qu’en 2000 à la fin de Kamikaze, quatrième tome de son journal intime, alors que leur rédaction datait de dix ans. Entre écriture et publication, vie passée et vie présente, ce décalage a pesé sur l’œuvre de Nabe. À force d’écartements, son journal intime est devenu le moteur puissant et forcené de sa littérature, comme une folle machine à détraquer le Temps.
En 1991, Nabe’s Dream – le premier tome de ce journal – est publié. La fin de cet ouvrage évoque une autre naissance : celle de Nabe en tant qu’écrivain. En effet, la dernière journée narrée est le 15 février 1985, jour de l’émission d’Apostrophes auquel il doit sa malédiction. La tenue du journal – exhaustive et précise – n’a pas son pareil en littérature. Les huit cents pages recouvrent un an et demi de vie. Ce qui participe à cette ampleur, c’est que Nabe inclut dans son journal les dialogues qu’il entend, les lettres qu’il reçoit, et les articles qui le concernent en plus des critiques ou descriptions de livres, films, tableaux… entre autres ! De fait, Nabe ne pratique pas le genre du journal intime de manière introspective. Il s’en sert comme d’un œil braqué sur son époque et ses contemporains. Il ne s’agit pas de plaquer son ego sur le Temps et le monde, mais de les accueillir en soi afin d’en devenir l’incarnation. C’est un désir d’ubiquité qui anime Nabe. Il ne veut pas devenir un dieu personnifié, il veut se fondre dans l’univers qui est divin. L’univers entier est le corps de Dieu, et Nabe veut y pénétrer pour tout connaître et pour que tout le monde le connaisse.
Mais Nabe n’est pas un simple routier de l’époque ; il la fréquente en musicien détonant. En 1992, il publie Visage de Turc en pleurs, récit d’un voyage à Istanbul articulé autour du « je », où l’apparence d’introspection donne lieu à l’affirmation d’un temps pluriel, et plus seulement linéaire. Les origines de Nabe sont italiano-corsico-greco-turques : en étant à Istanbul, il sertit le présent des forces de sa généalogie. Ainsi, Nabe superpose ce qu’il s’était figuré de la ville à ce qu’il constate ; la référence de passés se mêle à la perception de l’instant. Nabe préfère la Corne d’Or décrite par Loti plutôt que celle qu’il voit ? Alors, il jette l’actuelle Corne d’Or comme un brouillon. La réalité pour Nabe est une page d’écriture ; celle dépourvue de style n’est pas digne d’exister. Cette intervention de l’obsession littéraire dans la perception du réel (et réciproquement) fait de Nabe un des premiers auteurs français à pratiquer à fond ce qu’on nomme l’autofiction, que ce soit dans sa vie et dans son œuvre. Ainsi, plus loin dans Visage, déçu par le café Pierre Loti trouvé au hasard d’une rue, Nabe s’y arrête… Là, il imagine qu’il se retrouve à Rochefort, dans le salon turc de la maison de Loti, qu’il visualise comme un livre à lire ! Ce salon turc loin de la Turquie, c’est pour Nabe une concrétisation de certains textes choisis dans l’œuvre de Loti. Nabe lit la réalité et la rend plus vraie grâce à un autre espace et à un autre temps.
Nabe a posé ses bombes : Istanbul a sauté et révèle Byzance qui pète à son tour pour que Constantinople éclate au grand jour. Dans ce livre, la terreur est que ces explosions détonnent en continu et dans tous les sens… Ainsi, Istanbul la vieille est écrasée par Byzance la jeune qui crèvera quand Constantinople ressuscitera ! Résurrection, toujours ! La ville du Bosphore disparue sous la fumée du passé, Nabe s’attaque à Jérusalem dans l’Âge du Christ. L’écrivain creuse là encore la question de son identité par rapport au monde. Je est un autre, parce que Je est le monde, et il s’y fond par la personne de Dieu. Nabe ne parvient pas à trouver en lui un moi uniforme et fixe. Il lui a fallu trouver un « moi » en-dehors de lui, et ce « moi » ne pouvait qu’être Dieu. Cette substitution permet à sa langue de coller au plus près de la réalité. C’est pourquoi il est contre l’introspection puisque la Vérité est extérieure à soi. Elle réside en Dieu, donc dans le monde réel. Il y a du panthéisme chez Nabe. Le monde est forcément divin ; sa lecture est possible si on garde l’œil ouvert à la foi. Afin de se rendre plus voyant, il effectue à Jérusalem sa première communion le jour même de ses trente-trois ans : à l’âge du Christ. Deux âges et deux chairs se confondent dans un seul corps : l’hostie est prise en otage dans cet attentat temporel.
En novembre 1993 est publié le deuxième tome de son journal intime : Tohu-Bohu. Chaque nouveau tome tombe sur le chemin de son œuvre comme une borne bétonnée : elle permet de se repérer pour avancer plus loin. La perspective diariste de Nabe agence le réel de telle sorte que la réalité avant d’être écrite ressemble déjà à du Nabe. Il ne s’agit pas d’étirer une idée de roman en tentant de la rendre cohérente au fil de l’écriture ; il s’agit de rendre la réalité cohérente afin d’en capter, par le journal, toute la force romanesque.
En s’éloignant du roman, Nabe a fini par écrire un roman. Contradiction ? Non, parce que ce livre est le romanesque qui circule dans la vie. Sorti en 1995, Lucette relate l’histoire d’amour platonique entre Lucette Almanzor, la veuve de Louis-Ferdinand Céline, et l’acteur-réalisateur Jean-François Stévenin qui rêve d’adapter Nord à l’écran. Toutefois, c’est Nabe qui, par sa littérature, tourne un roman cinématographique où son « moi » n’apparaît pas : l’auteur reste derrière la caméra de sa plume. Visage de Turc en pleurs et l’Âge du Christ rôdaient autour du « je » pour que le monde l’engloutît. Lucette jette aux lions du style le « je » de l’auteur dans une nouvelle dévoration : la mise en roman du réel. Car Lucette est d’abord un livre dans lequel tout est tiré de la réalité : les personnages existent tous, ce qu’ils ont dit a vraiment été dit, et ce qu’ils ont fait a vraiment été fait. Au pilon la fiction ! Si le journal intime allait déjà dans ce sens, Lucette va plus loin et ailleurs. Ce roman n’a rien d’un recueil plan-plan de souvenirs en vrac. Trois temps s’y mêlent simultanément. Il y a Stévenin qui raconte l’histoire de Nord. Il y a Lucette qui raconte à l’envers son histoire avec Céline ; elle part de sa mort et remonte jusqu’à leur première rencontre. Enfin, il y a un narrateur omniscient qui raconte l’histoire de Lucette et Stévenin : ça commence par l’arrivée de Stévenin chez Lucette et ça finit lorsque les enfants de Stévenin rencontrent Lucette. Lucette leur montre l’endroit où elle est née. Là, les trois temps convergent et le roman s’achève non sur une fin, mais sur le mouvement de la naissance – le seul qui compte pour Nabe – ce mouvement qui va vers l’avenir !
Après s’être envolé, le « je » de Nabe retombe sur ses deux lettres quand paraît en septembre 1996 le troisième tome du journal intime, Inch’Allah. Comme une basse, le journal rythme l’œuvre de Nabe et permet aux détonations les plus justes de retentir. Nabe interdit à sa mère d’écouter le nouveau morceau ; elle est sourde à son conseil mais pas à ses pages. La mère refuse de revoir son fils. Son passé publié ravage son présent, et le présent ne l’épargne pas. Jean-Edern Hallier, ami intime de Nabe, meurt ; alors, Nabe s’adonne au temps de l’actualité en créant en février 1997 un journal nommé l’Éternité. Par ce journal non plus intime mais d’évènements, l’actu est commentée quasi en direct. Certes, Nabe en avait déjà été l’exégète attentif, que ce fût dans Paris-Match ou (et surtout) dans l’Idiot international (entre autres). Néanmoins, il s’agit cette fois du journal de Nabe où il est le seul rédacteur. Cela l’oblige à préciser sa relation à l’actualité. Sur la meule des infos, il aiguise le tranchant de son œil. Nabe fond sur ses proies en de plus vives piquées. Hélas, la durée du combat n’excède pas deux numéros : après mars 1997, l’Éternité doit s’achever. Elle est encore reperdue ! Quoi ? L’Éternité ! À partir de ses malheurs, Nabe s’était fabriqué cette arme à sa mesure. Réduite au silence par le monde, Nabe va la retourner contre lui.
Je suis mort paraît en janvier 1998. Ce roman donne le coup d’envoi dès la première page. Le narrateur se suicide et continue, malgré son décès, à tout voir de tous les points de vue. Dès lors, la voix muette du cadavre parle au lecteur. Sans nous révéler son nom, il nous apprend qu’il fut le comédien qui, après avoir été victime d’un scandaleux trou de mémoire, condamna sa bouche au silence en devenant mimitateur, celui qui imite tout par le mime. Pourquoi, après Lucette, recourir à pareille fiction ? C’est que dans Je suis mort, il n’y a pas invention mais représentation : Nabe désirait en finir, mais il préféré poser sa plume sur sa tempe plutôt qu’un revolver. Cette transposition expressionniste lui permet d’avoir une conscience morte qui voit tout dans le récit. L’ubiquité de Lucette était garantie par un narrateur omniscient qui rapportait les différents propos des différents personnages. Ici, ce point de vue multiple et quasi-cubiste passe par la perception d’un seul et même personnage, qui est aussi le narrateur. À son récit au présent se mêle des souvenirs du passé. Loin d’être de simples parenthèses en flash-back, ces insertions créent un dynamisme temporel plus concentré et plus secret que dans Lucette. Lucette était un roman dont l’action se déroulait hors du narrateur grâce à des personnages réels et vivants, ce qui permettait au livre de dépasser la mort sans l’explorer. Je suis mort est un roman dont l’action se déroule dans la tête éclatée du narrateur, personnage transposé et décédé. Le livre creuse à fond la mort pour la percer, pour la franchir, pour se réaccorder avec le Temps. L’auteur et son personnage y parviennent-ils ? Le scandaleux trou de mémoire correspond à l’émission d’Apostrophes de 1985. Par l’embaumement du corps du narrateur, Nabe répond aux accusations d’antisémitisme. Le mimitateur se fait embaumer selon le rite juif du taharah qui vise à purifier le défunt par une toilette mortuaire très codée. En lavant le mimitateur de sa perte de mémoire, Nabe se lave des accusations d’antisémitisme. Le judaïsme a donné parmi les tout premiers textes qui ont constitué l’Occident ; par le taharah, Nabe revient à la source du Temps occidental afin de s’y laver de tout soupçon. Et Nabe va plus loin. Le Temps originel, c’est aussi celui de la vie intra-utérine qu’offre le ventre de la mère. Cette réunion temporelle achève Je suis mort. Alors que le cadavre pourrit six pieds sous terre, il sent sa mère approcher de la tombe. Elle n’avait plus revu son fils depuis son dernier spectacle où il la mimitait en train d’accoucher de lui, dans une ambiance de journal intime… La rupture était établie. En guise de bouquet, elle dépose sur la tombe une lettre que son fils lui avait écrite. Elle délivre son fils condamné au silence en lui rendant sa parole, comme une intuition de ce que le Christ écrivit sur le sable. Le dernier mot du livre écrit par ce fils, est « vivant ». Pour rester vivant vers l’avenir, Nabe a puisé dans son origine. Nabe est sorti de la tête de son suicide en ressuscitant.
La résurrection, c’est la reprise de la réalité. En septembre 1998, il recueille dans deux livres ses articles de presse publiés pendant quinze ans : Oui et Non. Lors de leur sortie en presse, nombre de ces articles furent grevés d’erreurs d’impression. Dans l’Idiot International par exemple, cela survenait si souvent que Nabe composait la semaine d’après un erratum qui exploitait avec drôlerie les sens curieux ou faux que ces coquilles généraient. La publication participait alors à la création du texte, puisque Nabe domptait ses erreurs en y voyant une nouveau motif d’écriture. En toute circonstance, Nabe fait participer le providentiel à la conscience de son œuvre. La main de Dieu recouvre celle de l’auteur, sans la cacher.
En 1999, il continue la publication de recueils. Coups d’épée dans l’eau contient les retranscriptions d’interviews écrites et audio-visuelles. Toutefois, Nabe n’a pas écrit ce livre dans le but de faciliter la tache aux scoliastes futurs. Cette mise en livre de la parole médiatique approfondit sa position vis-à-vis des médias. Nabe a diffusé ses bombes sur nombre d’antennes, et il souhaite capter sur le papier les éclats de sa voix. Le providentiel intervient encore, puisque les secrétaires chargés de retranscrire les interventions ont commis de légères fautes de retranscription. Faut-il s’en offusquer ? Les médias perturbent déjà la parole de l’art. En retour, la parole de Nabe, consciemment ou non, interfère dans le brouillage médiatique… Ce qu’il dit aide à rétablir l’image. Guet-apens sur les mots en médias ! La guerre est constante : les médias interviennent sur la langue ? La langue absorbera les médias !
Le terroriste se fait fanatique nippon pour Kamikaze, quatrième tome du journal. S’achevant par le récit de la naissance de son fils en 1990, le cycle du journal intime semble toucher à sa fin, à une fin. La publication a de lourdes retombées : rupture avec sa femme, avec ses amis, avec ses maîtresses. Le temps grondant à Paris, Nabe décide de s’enfuir vers ses origines. Après Istanbul et Jérusalem, le greco-turc part à Patmos, l’île sur laquelle Saint-Jean écrivit l’apocalypse. Un exil de quelques mois, pendant lesquels – plume à défragmentation en main – Nabe compose la première mouture de ce qui sera son chef-d’œuvre : Alain Zannini. Immense roman à la première personne sur l’identité et le Temps, il mettra presque deux ans à achever cette fresque mystico-polyphonique. C’est la conséquence ultime et logique du journal intime, et le plus gros attentat temporel que Nabe ait fait. La trame principale ? Un certain Nabe part à Patmos, avec un coffre contenant son journal… Il sera volé. Un flic nommé Alain Zannini est chargé de cette enquête d’identité délirante. L’état civil de Nabe – rappelons-le – est Alain Zannini. L’auteur se scinde en deux pour animer deux extrémités de lui-même, incarnées dans deux personnages différents. Dans une équipée folle et baroque, ils traquent ensemble le journal volé, et plus ils le cherchent, plus Nabe que Nabe (le personnage) le réécrit inconsciemment. Expédition johannique de révélation, Alain Zannini est l’apocalypse des quatre évangéliques tomes de son journal intime. Les grandes lignes du journal inédit – écrit de 1990 à 2000 – sont ici recyclées. Lucette et Je suis mort utilisaient déjà les souvenirs dans la trame du roman ; cette technique est ici poussée bien plus loin. Dans Lucette, deux personnages incarnaient un temps chacun, et ils étaient réunis par la maîtrise temporelle du narrateur. Dans Je suis mort, il y avait plusieurs temps dans un même personnage qui narrait. Dans Alain Zannini, trois temps se confrontent à travers deux personnages distincts et qui, en même temps, ne forment qu’un seul et même être… « Deux » personnages dont on se demande lequel est le narrateur du roman ! Ces personnages et narrateurs fonctionnent comme des vases communicants. On sait beaucoup de choses sur Marc-Edouard Nabe, et très peu sur Alain Zannini… mais ce que se dit intérieurement Nabe, Zannini l’entend. Ce ping pong d’ego enclenche l’alliance entre les trois temps : temps de la mémoire du journal, temps à Patmos, et temps où s’écrit Alain Zannini. La conjugaison ne marque aucune rupture : tout est au même passé dans le présent du roman, et tout peut se jouer sur un seul mot. Un seul mot suffit pour faire basculer le lecteur d’un temps à un autre. Le décrochage temporel est ce qui saute aux yeux direct. Un exemple ? Pendant que Nabe (le personnage) prie dans la grotte de Saint-Jean à Patmos, sa mémoire l’emmène auprès de son fils hospitalisé au service de néonatalogie, dure épreuve aux allures d’Apocalypse. Sur ce dernier mot (Apocalypse), Nabe est remporté dans la grotte de Saint-Jean… Ces va-et-vient incessants surprennent le lecteur, mais ils ne le perdent jamais. L’auteur sait parfaitement où mener son attentat qui conduira Nabe et Zannini à retrouver le journal. Nabe décide alors de retourner à Paris, mais une révélation le frappe : il ne part plus parce que c’est Alain Zannini qui va prendre sa place ! On sait enfin qui écrit. Zannini prend le large, et Nabe reste sur l’île de Patmos. Alors que le bateau quitte l’île, Nabe – personnage et auteur – brûle son journal intime retrouvé, comme le Christ gommant ce qu’il avait écrit sur le sable, encore… Il n’y aura plus de journal intime parce qu’il a été immolé. Le récit de ce brasier ardent et biblique, c’est Alain Zannini. Alain Zannini est le saint-suaire de Marc-Edouard Nabe.
Le journal intime – ce squelette de l’œuvre de Nabe – a cramé dans un bidon à Patmos. La suite ? L’exploration du champ fictionnel et romanesque que contient le réel, encore et toujours ! Percuté en plein cœur par le 11 septembre 2001, il publie le 31 octobre 2001 Une lueur d’espoir, dont la couverture s’orne d’un Ground Zero incandescent… Pour lui, c’est l’Attentat par excellence, l’Attentat qui ouvre le troisième millénaire. Nabe avait déjà réalisé son aventure johannique : son apocalypse intérieure étant faite, il a pu se consacrer à la révolution extérieure. Loin de se complaire dans l’émoi pro ou anti-américain, il essaie de faire ce que personne ne fait : expliquer ces attentats. Ce que constate Nabe dans l’encre enflammée de cette ponctuation, c’est la virtualité que certains ont cru voir. Personne ne reconnaît les intensités du réel quand elles s’accomplissent sous leurs yeux ! Cette perte du sens de la réalité entraîne une démission du Temps. L’époque n’est plus comprise dans les chairs. Le millénaire est remplacé par l’insensibilité minérale des terrorisés qui ont une pierre du Groud Zero à la place du cœur. Le cœur de Nabe, tout palpitant, l’entraînera en Irak. Il remonte le Temps jusqu’au berceau de l’écriture. Des origines à l’Origine !
Mars 2003, avant et pendant l’invasion américaine, et sans aucune aide officielle, Nabe se rend à Bagdad, en phase d’être bombardée. Nabe y observe le traitement médiatique de la guerre, en visitant les journalistes français à l’hôtel où ils résident. Printemps de feu – le roman qui rapporte son voyage – réduit en cendres l’aura des envoyés plus spécieux que spéciaux. Ils ne disent rien du réel ; ils le dramatisent en le déformant. Ils ne se font pas les serviteurs d’une vérité, mais les esclaves d’une ligne rédactionnelle courbée vers le faux. Un peu de fumée et un air fatigué suffiront bien pour que les téléspectateurs aient l’idée qu’on veut qu’ils aient de la guerre… Les journalistes troublent donc le réel en en parlant ; détenteurs de la fausse parole, ils n’ont rien à faire sur la terre de l’Écriture. Nabe, lui, en vrai homme de Verbe, exprime le trouble qu’il perçoit dans le réel sans le trahir. Ainsi, à Bagdad, il rencontre un sosie de Saddam Hussein, sosie qui connaît parfaitement la vie de celui avec qui il partage le visage ! Un doute persiste... S’agit-il vraiment d’un sosie ? Nabe racle jusqu’au sang le nerf de l’image, des médias et du double afin d’en trouver l’âme, afin d’y plonger tout entier. Alain Zannini – écrit au passé – était le roman de la mort de Nabe ressuscitant en Zannini. Printemps de feu – écrit au présent – est le roman d’une ascension dans la réalité, par le miroir des médias.
Une fois retourné en France et une fois son roman publié, Nabe fait du bouche-à-bouche avec le réel en créant un nouveau journal intitulé La Vérité. De novembre 2003 à février 2004, La Vérité résiste pendant quatre numéros. Carlos, le terroriste, lui prête main-forte en signant un billet à chaque numéro, dans lequel il rapporte son savoir géopolitique. Le terroriste du Temps travaille avec un terroriste tout court ! Après l’interdiction de La Vérité, Nabe continue sa poursuite de l’actualité. Il décide de consacrer une année à l’auscultation combattive de la réalité du monde. Le résultat de cette confrontation est J’enfonce le clou. Fort de son expérience avec Carlos, et précisant encore plus l’écriture du réel au présent, Nabe affirme que la littérature doit être un terrorisme, que l’artiste doit questionner son époque pour en tirer de la Beauté. Nabe, au gré des événements, capte les faits divers qui détonent et résonnent dans le Verbe. Ainsi, il remarque quelles sont les deux plus graves accusations dans nos sociétés occidentales, entraînant illico une mort médiatique absolue : celle de pédophilie et celle d’antisémitisme. Ce qui les relie ? Le rapport au Temps ! L’accusation d’antisémitisme et celle de pédophilie portent atteinte à quelque chose de premier. La première accusation concerne une des religions fondatrices de l’Occident, et la deuxième tournoie autour de l’état premier de l’être humain. En voyant des violeurs d’enfants et des nazis partout, les aspects premiers du Temps nous échappent, et notre époque se fige. C’est cette incompréhension et cette fixité que Nabe démolit pour que l’avenir soit libéré.
En décembre 2005, Nabe « fête » ses vingt ans de carrière. Suite aux échecs commerciaux successifs de presque toutes ses créations, et suite à la démission de son éditeur Jean-Paul Bertrand qui le soutenait depuis 1990, il fait rééditer ailleurs son premier ouvrage, Au régal des Vermines, et compose une préface : Le Vingt-septième livre. Le texte est une lettre ouverte à son ancien voisin Michel Houellebecq. Nabe y compare leurs destins et y amène une réflexion sur l’état actuel de la littérature en France. Cette confrontation entre le best-seller et le worst-seller est lucide, triste, et pourtant jubilatoire. Nabe va jusqu’au bout de ce qui le sépare de Houellebecq. Les deux auteurs personnifient deux types de vie opposés. Houllebecq représente la réussite au sein d’un système, tandis que Nabe incarne la résistance à ce système. Il en paie le prix en en étant ignoré et rejeté. De fait, Le Vingt-septième livre s’achève sur une déclaration de silence. Nabe est un worst-seller et le système n’en veut pas ? Nabe ne publiera plus rien de nouveau dans ce système-là ! L’écrivain maudit retourne sa malédiction sur elle-même. Le Vingt-septième livre annonce une nouvelle fin, et cette fin est une préface à son premier livre, celui qui a engendré sa malédiction ! Et la boucle n’en finit pas de se boucler…
En octobre 2006, Léo Scheer fait paraître des Morceaux choisis qui compilent de nombreux extraits des vingt-sept livres de l’auteur. Cet ouvrage a des allures de pierre tombale car le genre est habituellement posthume. C’est qu’en plus d’en finir avec le milieu littéraire, Nabe estime que le livre en tant que tel est mort. Sa littérature doit trouver d’autres supports d’expression, comme si après être arrivé au cubisme absolu qu’est Alain Zannini, Nabe se rapprochait de plus en plus du figuratif, jusque dans le moyen de diffusion des textes. Quoi de plus abstrait (au mauvais sens du terme) qu’une publication chez un éditeur ? Plus personne ne lui donnant d’espace toilé, Nabe choisit de faire de la réalité son propre tableau.
Le 24 juillet 2006, après le fameux coup de boule de Zidane lors de la coupe du monde, les rues de Paris et de Marseille sont criblées d’un tract titré Zidane la racaille. Sept autres suivront. Désespéré Nabe ? Sûrement pas ! Il colle sa parole sur les murs parce qu’il sait que les murs ont des oreilles. Sera-t-il entendu ? À travers ce piratage de l’édition, Nabe continue d’interroger le Temps. Dans tous ses tracts, Nabe s’éloigne du trompeur débat pour/contre ; il cherche le point de vue que personne ne voit afin de redonner la parole au réel. Toujours en accord avec un événement actuel, l’écrivain livre ses perceptions sur la Shoah, la littérature, les élections présidentielles françaises et américaines, la guerre en Iran, l’euthanasie, et l’antisémitisme... Le 20 septembre 2008, le tract Sauver Siné apparaît sur les murs. Nabe y critique le nouveau journal de Siné, Siné-Hebdo, fruit du licenciement du dessinateur pour accusation d’antisémitisme. Nabe approfondit encore plus cette question que sa malédiction lui fait bien connaître. Les Juifs, en s’enchaînant à leur terrible passé, enchaînent toute l’époque avec eux. Nabe, lui, débloque le Temps en dispersant dans le monde sa parole explosée. Ses tracts que les passants lisent ou arrachent, font songer aux sérigraphies de Rimbaud placardées dans les rues de Paris et de Charleville, que réalisa Ernest Pignon-Ernest en 1978… Au célèbre visage du poète, le plasticien avait dessiné un nouveau corps ; les gens s’empressaient d’emporter cet étrange montage... Rimbaud, sitôt arrivé, repartait grâce au transport de mains mystérieuses. Le nomade éternel restait en mouvement. Souvenons-nous ! Après avoir renoncé à la publication, Rimbaud de ses semelles de vent écrivait, sur le sable des déserts, des poèmes que les livres ne pouvaient plus comprendre. Les livres ne comprennent plus Marc-Edouard Nabe. C’est pourquoi il trace sur les murs de nos villes une parole que le monde semble écouter et que le Temps absorbe, en l’effaçant sans un mot.