Que lire de Nabe ?

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Que lire de Nabe ? est une étude signée « Olaf », initialement publiée sur le forum du site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe le 28 février 2008.

Selon moi, il est bien plus utile de se laisser porter par son intuition et ses envies que de se lancer dans un marathon chronologique. Quel que soit l'ordre choisi, la façon dont les textes s'appellent et se répondent suppose toujours la découverte par relecture (complète ou partielle). Lire Le Bonheur et Alain Zannini de suite permet de voir comment a évolué le style romanesque de l'auteur, alors que lire le journal en même temps que Le Bonheur permet d'établir nombre de liens entre les évènements transformés dans le roman, mais aussi de comparer le travail d'écriture décrit avec le résultat final...
On peut aussi s’amuser à comparer les deux facettes les plus marquantes du style de Nabe qui passent leur temps à se croiser : la littérature et l'engagement (pas du tout au sens sartrien, j'entends)... On ne peut bien comprendre le message des tracts et de la trilogie de l'actualité (Lueur, Printemps, J’enfonce) qu'à la lumière de l'expérience Hara-Kiri, puis de celle de L’Idiot... Pareil pour Rideau, a posteriori, l’espoir de Nabe dans son pamphlet peut paraître bien naïf... Lire L’Espérance (premier texte publié dans l’Idiot) remet immédiatement en place le contexte et la posture. Comme Rideau appelle L'Espérance (Rideau est le dernier texte publié dans l'Idiot), tout devient clair et la boucle est bouclée.
Encore, ses cibles et invectives deviennent plus limpides devant le récit du journal sur les turpitudes que Nabe rencontre au sein du milieu littéraire parisien... C’est toute une machine extrêmement cohérente qui se déplace dans dix mille pages, d'une richesse énorme, pleine de contradictions et paradoxes (pas de cohérence sans), mais aussi d’appels récursifs et bien souvent inconscients. Nabe exploite ce qu’il sent, c’est pour ça qu'il n’est pas intellectuel et purement artiste. C'est aussi pour ca qu’il ne s’agit jamais d’être d’accord ou de ne pas l’être (pire écueil qui soit, dont la vulgarité est tant explicitée partout dans l’œuvre qu’on ne peut y voir qu’une perche), mais bien de retrouver l’auteur là où il nous appelle : dans notre solitude métaphysique.
L'œuvre de Nabe est à prendre en quatre dimensions. Le temps et l'espace sont aplanis sur une seule fresque. Ce que Dostoïevski fait dans chacun de ses romans, Nabe le fait sur son œuvre à part entière. Étant donné que Nabe se présente en tant qu'accompagnateur de la lecture (à l’exception de Lucette, il est sans cesse présent dans toutes les pages), on vit en permanence avec une sorte d’hologramme de l’auteur créée par l’image qu’on s’en fait à partir de ce qu'il nous donne. Nabe est une fusion d’Alain Zannini et de ce qu’il nous fait voir de nous en tant que lecteur. C'est d’ailleurs une des réflexions qu’il développe dans Alain Zannini : comment survivre en se surchargeant du poids de ce que l’autre fait de soi ? C'est aussi une des raisons pour lesquelles il a croisé autant de fans qui n’ont pas su différencier l’être de plume de l'homme vivant, qui se sont accaparés l’auteur au point de se façonner une image qu'ils ont trop facilement replacé dans un corps (chose qui disparaitra avec la mort de Nabe d’ailleurs, ne restera que son fantasme... et Céline c'est pareil !!!). Quand Nabe, face à Lumbroso, demande « Qu’est-ce qu’il a mon corps ? » ou quand il dénonce l'acharnement que subit l’artiste vivant (exactement comme Bloy d'ailleurs, deux artistes qui sentent !), c’est exactement de cela dont il parle : il y a un décalage insupportable entre l’immatérialité autonome de l’œuvre et le corps qui la produit, trop étroit pour contenir l’immense toile entrefilée qui en est sortie. L’être faible s’acharne alors sur ce corps qu’il ne comprend pas : il apparait bien trop médiocre (comme soi alors !) pour être créateur d’autant de grâce. Prise de conscience du 27e Livre : cette grâce est insupportable, il faut tuer l’icône qui l’incarne, l’auteur ! Une fois mort, ne restent que les écrits... Rien n'est plus rassurant que de s’imaginer l'idéalisé et croire qu'il fut ainsi.
Bref, comme quand on regarde un tableau, il est bon de s’attarder sur un point, puis de voguer vers un autre, pour ensuite être saisi par ce qui les lie. Mais pour ça, encore faut-il revenir sur le premier. Les niveaux de profondeur de lecture sont infiniment nombreux... C'est un peu en ça qu’on reconnait une forme de génie : si l'œuvre à part entière et toutes ses couches avait été écrite dans le but de produire tout ce que l’on peut en tirer, l’effet serait prodigieusement réduit. Là, on a affaire à un travail incessant et quotidien, dont le résultat découle de tout ce qui s’intercale entre ce que l’auteur veut dire, et ce qu'il dit sans pouvoir le saisir. Le mysticisme est de suite indispensable : numérologie, astrologie, religion : ou comment dire le plus humblement possible qu’un artiste travaille à faire sortir de soi ce qu’il a au fond de lui en tant qu’entité. On n’est ni responsable ni propriétaire de ce que l’on est, la seule chose qui nous appartient, c’est ce que l’on en fait. Autant de choses qui donnent le vertige et qui permettent de comprendre assez facilement le dégout qu'éprouve Nabe à se relire, particulièrement son journal : l'écriture parle beaucoup trop pour et malgré soi, au point de finir par se vomir.