Le Klaxon du fanfaron
Le Klaxon du fanfaron est un texte de Marc-Édouard Nabe, publié dans le programme de la Cinémathèque française, en mars 2003, à l’occasion de la rétrospective Dino Risi.
C’était une fête quand mon père m’emmenait voir un film italien, comme si nous allions au musée admirer un tableau de la Renaissance, sauf que là, les tableaux n’étaient pas encore secs et qu’ils faisaient rire. La grande époque de la comédie italienne m’a toujours rappelé celle du quattrocento : une bousculade de génies pendant un temps donné, et puis plus rien.
Au seul nom de Dino Risi, ce sont des flashs hilarants qui me reviennent. Tous ses films sont avant tout des scènes restées dans ma mémoire comme si j’y avais assisté en vrai... Sexe fou, Moi la femme, Les Monstres... Un mari est tellement plongé dans sa télé qu’il ne s’aperçoit pas que sa femme couche avec son amant dans la pièce d’à côté... Un plouc s’amourache d’un travesti qui se trouve être son frère... Un mendiant, pour ne pas perdre l’infirmité rentable de son compère aveugle, ne lui dit pas qu’il pourrait guérir... Un ancien boxeur va en convaincre un autre qui s’était rangé de remonter sur le ring : celui-ci se retrouvera sur un fauteuil roulant, en train d’applaudir les cerf-volants sur la plage... « Sono contento ! »
Ça, des monstres ? Lorsqu’on est confronté plus tard aux vraies monstruosités de la société de décomposition, on se rend compte que les monstres de Risi sont des anges ! Sans scrupules devant la pauvreté, la maladie, la vieillesse, les enfants, les femmes, les vieillards, et bien sûr l’Église, la Police et la Justice, ils ont surtout une grâce que ceux de la « réalité » semblent se vanter pathétiquement d’être dépourvus. Il faut dire aussi qu’on rencontre rarement des escrocs, des menteurs et des tricheurs de la trempe de Vittorio Gassman, Alberto Sordi, Nino Manfredi, et Ugo Tognazzi ! Que serait Dino Risi sans ses quatre acteurs ? Ils en font des tonnes, mais ces tonnes ne pèsent rien. Quand j’avais seize ans, chaque apparition d’un de ces géants sur un écran de cinéma était un renforcement de ma joie de vivre.
Voir Manfredi tomber amoureux d’une poule, ou Monica Vitti faire les yeux doux à des hommes qui ne voient pas qu’elle est aveugle n’a pas été sans influence sur mon goût du mauvais goût. Ces sketches scabreux furent mes contes de fée. Je les racontais à mon tour à qui ne voulait pas les entendre. Le cinéma de Risi est grinçant, car on entend, de la salle, les rouages mal huilés des sentiments des protagonistes. Les hommes sont peut-être des monstres, mais les femmes sont des bombes. Mufles et pin-ups ! J’ai vécu ma puberté avec trois femmes : Laura Antonelli, Agostina Belli et Ornella Muti... Comment souffrir ensuite ?
Quand il quitte le conte cruel, Dino Risi se lance dans l’odyssée minable. Chaque épopée est celle d’un humilié : le petit journaliste d’Une vie difficile, le petit coiffeur de Fais-moi très mal mais couvre-moi de baisers ou le petit poissonnier de la Carrière d'une femme de chambre sont des péquenots jaloux largués par une stronza sexy qu'ils sont prêts à tout pour retrouver dans les cloaques de la société. Ils ont l’air complètement inconscients de ce qu’ils provoquent et se laissent bouffer par les circonstances malencontreuses. Plus ils essaient d’arranger les choses, plus ça s’aggrave. Leur nature change au fur et à mesure de leur voyage au pays du cynisme ambiant. Le timide devient goujat, l’idéaliste combinard, le pathétique antipathique (et vice versa)... Les situations abracadabrantes ne se dénouent que par une ironie du sort, pour ne pas dire du sordide.
Sordi, fils faux-cul, accompagne sa mère à l’asile en lui faisant croire à une promenade champêtre et l’abandonne aux infirmières (« Traitez-la comme une reine ! »). Manfredi finit par faire cocu un sourd-muet avant de lui rendre involontairement l’ouïe et la parole grâce à une tentative ratée d’assassinat. C’est Tognazzi qui joue l’infirme : aussitôt guéri, et croyant à un miracle, il entre dans les ordres pour faire voeu de silence ! ... Gassman, accusé en mal d’alibi, fait interner son vieux père qui refusait de se fendre d’un faux témoignage en sa faveur... Comédien cocaïnomane, fasciste flamboyant, prophète médiatique, archevêque coquet ou riche automobiliste prenant des jeunes en stop pour mieux les insulter : Gassman est tous les hommes. En aveugle outrageusement à l’aise dans Parfum de femme (un des cinq, six chefs-d’œuvre de Risi), il est sublimement odieux. Et même si on faisait semblant, le temps d’un texte, de l’oublier dans Le Fanfaron, on ne pourrait pas ôter de ses tympans le son du Klaxon de la Lancia décapotable qu’il conduit à toute berzingue sur les routes éblouissantes de soleil de l’Italie de l’âge d’or.
Grandiose Gassman ! Dans Cher papa, il est un homme d’affaires salaud, méprisant, offensant. II terrorise tout le monde : ses associés, sa famille, son personnel. Et très vite, on s’aperçoit que son entourage ne vaut pas mieux : sa femme suicidaire, sa maîtresse intéressée, son majordome roublard, sa fille bouddhiste qui lui crache dessus, et surtout son fils. Petit bourgeois « révolté », il traîne avec ses copains gauchistes dont le père apprend, en feuilletant régulièrement son journal intime, qu’ils préparent un attentat contre un grand ponte infect du capitalisme dont le nom commence par un « P »... « P » comme « papa », bien sûr... C’est lors d’un voyage à l’étranger que le cher papa se fait tirer dessus. Il revient à Rome paralysé, et volontairement muet, sans doute parce qu’il vaut mieux être muet que d’entendre tout ce que les pourris osent dire de lui. À la fin, le fils retrouve son père. Enfin, ils peuvent pleurer ensemble en silence : ils se sont compris. C’est tout ce qu’ils avaient besoin d’être l’un à l’autre : indispensables. Le fils ne demandait qu’à pousser le fauteuil roulant de son père détruit, et le père ne demandait qu’à être poussé, détruit, par son fils.
Cher papa est un des plus durs Risi. Tous les détails psychologiques sont oppressants par leur cruauté. Les hippies baffrant, le gourou épicurien, le psy croyant, la mondaine pute, le père plouc... Chaque personnage est verrouillé dans son égoïsme, et il n’a même pas le droit d’en souffrir pour qu’on le plaigne. Aucune « belle personne » chez Risi, tous sont de « laides personnes »... Plus grand chose de rigolo : à peine le hold-up, vu comme une formalité bancaire, arrache-t-il un éclat de rire. Le reste est sombre comme la vie, sombre comme la vérité.
Rapt à l’italienne est finalement l’histoire de la déchéance d’un con. Sa descente aux enfers n’est pas celle qu’on croit : c’est dans les cercles infernaux de sa propre médiocrité qu’il descend, Rapt à l'Italienne, non plus, n’est pas un film comique. Risible, non ; « risien », si. Des terroristes gauchistes ont pris en otage Mastroianni, un bourgeois industriel, et sa maîtresse. Ils fuient sous le regard ignoble des caméras de télé. Le cynisme est partout : du côté des médias, bien sûr, et de la police, mais aussi dans la famille riche du rapté (du père au fils, en passant par la femme) qui rechigne à donner la rançon. Sans oublier les ravisseurs dont le gros chef finira par se taper la ravissante maîtresse de l’otage, ravie ! Tout est là pour qu’on prenne en pitié, sinon en considération, la « victime » qui multiplie les bourdes, mais c’est impossible, Mastroianni est non seulement trop bête, mais trop lâche, et de plus en plus, tout au long du film. Rapt à l’italienne est finalement l’histoire de la déchéance d’un con. Sa descente aux enfers n’est pas celle qu’on croit : c’est dans les cercles infernaux de sa propre médiocrité qu’il descend, jusqu’à se faire canarder au milieu de ses kidnappeurs par des flics déguisés en curés accompagnant un faux enterrement ! Sauf que lui, personne ne le regarde, personne ne le photographie, il finit recroquevillé contre une voiture, comme un fœtus mort, encore plus minus que lorsqu’il vivait dans l’indifférence générale...
Plus on avance, moins il y a de choses drôles dans les films de Dino Risi. Ses acteurs comiques tournent au poignant. La plus violente confrontation entre deux de ses monstres a lieu dix ans après La Marche sur Rome, dans Au nom du peuple italien. Tognazzi est un petit juge zélé incorruptible acharné, et Gassman un infect spéculateur accusé du meurtre d’une call-girl. Risi a donné là son Crime et Châtiment : même rapports ambigus entre les deux protagonistes qu’entre Raskolnikov et Porphyre chez Dostoïevski. Sur la plage sous la pluie, Gassman tombe dans le piège de Tognazzi inventant, pour le confondre, de faux souvenirs d’enfance communs. Convoqué en plein bal masqué, le capitaliste arrive déguisé en centurion de pacotille dans le bureau du magistrat et déploie un langage quasi-dalinien. Le ridicule bien réel de la situation annonce d’ailleurs l’hallucination finale du juge qui voit un Gassman aux cents visages se multiplier parmi les supporters enflammés d’un match de foot. Un réalisateur normal (français, par exemple), une fois le spectateur ayant compris que l’industriel n’avait pas commis le meurtre, aurait à coup sûr donné un sursaut de morale au juge qui, s’apercevant qu’il devenait fou, aurait choisi de blanchir le non coupable. Ici, c’est le contraire : Tognazzi hésite, puis brûle le journal intime de la victime qui prouvait l’innocence de Gassman. Son intégrité se désintègre : le fantasme de justice est plus fort que la vérité.
Dans tous ces films, les fantasmes seront de plus en plus visibles. Âmes perdues, Dernier amour, Valse d’amour : les titres des moins connus le soulignent. Risi fait ça très bien : il accroche soudain aux regards songeurs de ses personnages des plans qui leur échappent. Ce ne sont pas des flash-backs, mais des absences prémonitoires...
La grande morbidité est déchirante. L’un des derniers Risi est ce Fantôme d’amour que j’ai vu dix fois au moins. Crépusculairement parfait. Avec la clarinette de Benny Goodman en prime... Ce film me bouleverse, je ne sais presque pas pourquoi. On est loin des poules, des trains, et autres monstres... Le monstre ici, c’est l’amour qui fait ressusciter les morts... II faut le voir en version française, parce que les acteurs se doublent eux-mêmes, avec leur accent. Romy Schneider va bientôt mourir, Mastroianni est de plus en plus voûté : ils sont splendides et comme perdus dans cette histoire qui les dépasse : un homme retrouve par hasard son grand amour d’il y a vingt ans, mais c’est devenu une petite vieille méconnaissable, laide et malade (Romy, grimée, magnifique). Il la revoit ensuite, belle et fragile, croit la voir se noyer sous ses yeux, veut la revoir. Tout est dans les visions de l’homme halluciné par son amour mort. Un fantôme de femme miraculée par le désir intact... Puissance du souvenir qui par bouffées peut ramener la vie dans le présent crevé ! Le paranoïaque dépressif a raison de la perdre pour ne plus la quitter, jamais. II n’aura plus peur d’avancer dans le brouillard de Pavie. II n’aura plus peur d’être hanté par celle qui ne sera plus. Il n’aura plus peur de rien.
C’est vachement bien (comme on disait dans les années 70) de revoir les films de Dino Risi tournés à la fin du siècle dernier, car ils ne parlent que de ce qui préoccupe le début de ce siècle-ci : la peur. Pas seulement celle du terrorisme, parfaitement compris, mais celle qui suinte de toutes les âmes. Tout le monde a peur en 2003. Quand les films de Dino Risi sont sortis, ceux qui les comprenaient riaient jaune. Aujourd’hui, ils feront pleurer noir ceux qui vont les découvrir.