L'Âme de Billie Holiday
L’Âme de Billie Holiday est un essai écrit par Marc-Édouard Nabe et paru aux éditions Denoël en mai 1986.
Sommaire
Résumé
Le livre est un portrait de la chanteuse de jazz Billie Holiday composé en 32 chapitres (pour rappeler le nombre de mesures dans la plupart des standards de jazz). Chaque chapitre, orné d’un exergue littéraire, a sa forme individuelle, plus ou moins poétique, et même théâtrale (à l’endroit du « pont », Le Pont, est une petite pièce de théâtre réunissant Billie Holiday, sa mère et Lester Young. Tout le livre est une évocation musicale du jazz lui-même et de la voix de Billie dont Nabe parvient à transmettre le grain et le souffle à travers sa prose. Malgré l’obstruction d’une partie de la critique jazzistique (par jalousie) et littéraire (pour raisons « politiques » dûes au Régal des vermines), L’Âme de Billie Holiday est considéré depuis sa sortie comme l’un des meilleurs ouvrages sur le jazz, il a été réédité en 2007 par Denis Tillinac, directeur de la collection La Petite Vermillon aux éditions de la Table Ronde, en faisant le premier ouvrage de Nabe à paraître en poche.
La genèse et la publication du livre initiée par Gérard Bourgadier, directeur des éditions Denoël, qui après lu un article de Nabe sur la chanteuse, publié dans L'Infini, durant l'été 1986[1], lui commanda l’ouvrage. Tout cela est raconté dans son journal intime, Tohu-Bohu (1993).
À noter : la quatrième de couverture a été rédigée pour l’occasion par Philippe Sollers (directeur de L’Infini). Il s’agit du premier (et rare) texte public de Sollers sur Nabe :
- « Il est extraordinaire, ce Nabe. Remuant, provocant, percutant, exalté, net. Il pense que tout est foutu, mais qu’il reste encore une petite chance de s’ouvrir l’oreille. Et pour lever toutes les équivoques, bien cadrer son art poétique, il est allé chercher l’irréfutable : le corps fait voix, l’âme des ténèbres, l’élégance incompréhensible du rythme incarné en femme : Billie Holiday. Le coup est imparable : on aime ou on n’aime pas, à la folie, cette sainte lascive, ce génie des sinus. Arriver à rendre des phrases constantes à ce sujet, et la cause d’un écrivain est entendue. Il vous faudra donc compter avec ce monstre précis, décidé, tout jeune, niez-le si vous arrange, ça ne changera rien, il a d’ores et déjà sa place, toute sa place. “Gagner quelques années sur monsieur Manet : triste politique !” Dixit Mallarmé. »
Incipit
(God bless the child)
Mon père et ma mère n’étaient que deux gosses lorsqu’ils virent Billie Holiday pour la première fois. Il avait 21 ans, elle 19 ; moi j’avais moins 3 mois.
Maman s’était déplacée exceptionnellement pour ce concert au Carnégie Hall. Papa avait réussi à la convaincre : on lui fit un peu de place pour son gros ventre. Ça faisait pas si longtemps qu’ils étaient à New York tous les deux.
Dedans j’entendais le vacarme du dehors, les murmures gigantesques, les froissements de robes et de papiers, les rires colossaux des dondons qui se contiennent, le grésil des mouches que personne que moi ne pouvait surprendre voler...
Soudain, une espèce d’avalanche me bouleversa. Je compris plus tard - beaucoup plus tard - qu’il s’agissait d’applaudissements. Ça dut atteindre maman aussi car je la sentis saliver d’effroi... Quand l’avalanche stoppa, sur le silence neigeux, un piano égréna 8 mesures d’introduction en fa majeur : en ce temps-là j’avais l’oreille absolue. Ma mère n’avait absolument pas d’oreille.
Dès que le piano recule légèrement, se déclara une voix que j’aurais pu identifier comme étant celle d’une femme si j’avais su ce que c’était au sujet, une femme... Une sorte de miaulement infini, une haleine extensible qui, en une note me transperça comme une aiguille à tricoter. La voix enchaîna sur une seconde note, puis une troisième, et une quatrième encore : ça modulait comme le fluide d’un médium : on était en train de m’hypnotiser. Je suppliais de l’intérieur maman de me réveiller. C’était pas le moment d’entrer en lévitation. Trop tard : au bout de 16 mesures j’étais remis à l’endroit, la tête sous le cœur. Je me mordais les poings : j’aurais voulu avoir cent ans de plus.
Le tigre pleurnichant avançait dans sa chanson. Je recevais les sons à travers les rideaux de bulles que du coude j’entrebâillais. J’implorais les muscles de maman de se décontracter. Jamais je ne me suis senti plus convaincant. Dans la vie qui nous attend, on déploie 100 fois moins d’énergie qu’en cette première baignoire. C’est comme si je retrouvais le Paradis avant de l’avoir perdu. Je me décroquevillais. Je faisais le crowl dans la morve orange. J’ôtais une à une les années à venir, comme les feuilles d’un artichaut, à chaque note sa feuille. La voix laissa passer alors tout un chorus aux musiciens qui la servaient. Je pus alors me remettre un peu de ce choc, me recomposer. Je n’étais pas le seul. Mon père, je le sentais, lança pendant ce cessez-le-feu un éloquent regard à ma mère qui inspira à me faire choper un rhume. L’accalmie fut brève. Je m’étais à peine refait une petite beauté, que la voix mystérieuse monta dans l’orchestre en marche à l’endroit du pont. Elle le traversa au-dessus d’une rivière Kwaï de larmes déchaînées. Les miennes inondèrent simultanément le vase maternel : je retins la dernière le plus possible, mais lorsque la chanson parvint à son terme, je lâchai la goutte ultime : maman déborda : papa lui essuya le coin de l’oeil et moucha sa moustache...
L’avalanche récidiva, 10 fois plus violente : ça me remit à l’envers. Le sang me monta à la tête énorme de sons. Je décroisais mes membres et tapais dans mes mains instinctivement. Ça contracta maman.
Tout reprit. J’avais l’oreille collée à la membrane, ça vibrait délicieusement. L’orchestre attaque un tempo plus rapide. Mon père tapota du pied sous son strapontin : il fit trembler jusqu’à mon petit sexe déjà bien gonflé de bonheur depuis un quart d’heure, puis il souffla à maman le titre du morceau : je pus en profiter presque immédiatement. La voix s’étendit — il n’y a pas d’autre mot — sur le hamac harmonique que les musiciens lui offraient dessous. Elle ne chantait pas plus vite pour ça : toujours au tréfonds du Temps, comme une horloge parlante jamais à l’heure, une bombe à retardement qui ne se presse pas... Je n’en croyais pas mes toutes petites oreilles. Ça swinguait si fort, ce décalage : ça mettait tellement en valeur la turbine de la rythmique derrière ! Emballé par l’espièglerie semaine de cette voie et le punch de son feu, je n’étais plus moi-même : je tendis mon cordon et imitait sur cette basse improvisée les pulsations des quatre temps. Un sourire sans dents illumina la caverne utérine...
J’avais presque envie de naître ! C’était nirvanant ! Je m’agitais à tel point dans la baleine que ma mère eut un malaise : l’oxygène m’arriva mal. Je me replaçai en chien de fusil et papa fit évacuer maman de la salle : il lui soutenait l’énorme goitre ventral, et nous sortîmes tous les trois.
À travers sa robe de popeline, je l’entendais me sermonner gentiment pour que je me calme, alors que lui-même, s’il avait encore occupé, avec sa grosse moustache et son petit chapeau, la cavité intime de ma grand-mère, cette voix l’aurait mis dans une telle frénésie qu’il serait sorti avant terme ! Expulsé, déchirant tout ! Passant par le nombril, la bouche, les oreilles que sais-je ! N’importe quelle issue, marricide tout sanguinolent, pour voir la tête de cette voix, le corps de ce fluide ! L’âme de Billie Holiday, enfin !
Table
Introduction, p. 11
1. L’âme de Lady Day, p. 15
2. Éléonore des vacances, p. 21
3. La dame diurne, p. 25
4. La vie et l’œuvre du jazz mort, p. 31
5. Les bruits de mon oreille, p. 37
6. La voix de femme, p. 43
7. La voix de Billie, p. 49
8. La règle de trois, p. 53
9. La femme qui improvise, p. 59
10. Les mots-notes, p. 65
11. Impossibilité du papier, p. 73
12. L’héroïne, p. 79
13. Standards, p. 87
14. Présidentielles, p. 93
15. L’amour de l’amitié, p. 103
16. Le Pont, p. 109
17. La poésie de Billie Holiday, p. 119
18. Fruits étranges, p. 123
19. Brouhaha à Harlem, p. 129
20. Blues & Spleen, p. 135
21. Billie Holiday devant les cochons, p. 141
22. La bonniche, p. 145
23. L’ourson, p. 153
24. Quelques clichés, p. 159
25. Apparition, p. 167
26. Hallelouyas, p. 177
27. Nègres en chemise, p. 181
28. Lady Gomorrhe, p. 189
29. Le studio du bonheur écœurant, p. 195
30. Le petit disque vert, p. 201
31. Fine & Mellow, p. 207
32. Mots et notes, p. 215
Coda, p. 229
Annexe, p. 231
Accueil critique
Dans Le Monde daté du 19 juillet 1986, Francis Marmande cite un passage de L’Âme de Billie Holiday dans un court article concernant un concert de Marcel Zanini au Petit Journal Montparnasse, avant d’ajouter : « Le livre est un tissu de moments fulgurants et de dérapages surprenants »[2].
Le 23 juillet, Dominique Durand fait dans le Canard Enchaîné une critique élogieuse du livre, qui « tient la route et la mélodie sur plus de deux cents pages sans s'essouffler, sans tomber dans la biographie ni l'hagiographie »[3].
À l'occasion de la réédition du livre, en 2007, le Figaro Magazine publie une critique positive d'Anthony Palou : L'Âme de Billie Holiday est « un acte d'amour comme devraient l'être tous les bons livres »[4].
Une opinion partagée par Delfeil de Ton, dans le Nouvel Observateur, qui écrit que chaque page « est éclairante, poétique, écrite »[5].
Jean-Edern Hallier, en juin 1986, invité à Droit de réponse de Michel Polac défend L’Âme de Billie Holiday (et Zigzags) à la grande hilarité moqueuse du présentateur réticent mais aussi de Laure Adler, Pierre Demeron, Jean-Maurice de Montremy, Raphaël Sorin, Valérie Martin, présents sur le plateau.
Échos
- En novembre 1985, la parution de l’article « Billie Holiday » dans L’Infini est remarqué dans Le Monde par Patrick Kéchichian qui évoque, au milieu d’une recension de différences revues, un « hommage exalté à Billie Holiday »[6]
- Le 24 octobre 1991, Michel Contat signale le livre dans Le Monde, parlant d’une « évocation digne de son titre, et de Lady Day, par un écrivain provocant, irrécupérable, authentique musicien »[7].
- En août 1993, dans sa rubrique dans Charlie Hebdo, le dessinateur Siné parle du film montrant Billie Holiday chantant « Strange Fruit » et écrit que « Nabe en a parlé d'une façon définitive dans “L'Âme de Billie Holiday” »[8].
- En mars 1997, à l’occasion de la diffusion sur Arte d’un documentaire sur Billie Holiday, Louis Skorecki fait dans Libération une courte allusion à Nabe : « C’est une ode à Lady Day, imprégnée des commentaires fiévreux de de Marc-Édouard Nabe et des images dansante de Fine and Mellow, sa plus belle chanson filmée. »[9]
- L'ouvrage est référencé dans le dictionnaire britannique The Oxford Companion to Jazz en 2005[10].
- Le 3 janvier 2006, Jean-Louis Kuffer mentionne L’Âme de Billie Holiday dans une critique d’un livre d’Alain Gerber parue dans le quotidien suisse 24 Heures : « la vie passionnée et la passionnante carrière de Lady Day (comme l’appela Lester Young qui l’aima et la fuit à l’apparition de la première seringue) a en outre inspiré maints auteurs, dont un Marc-Édouard Nabe »[11].
- Le 25 mars 2012, à la Maison des arts de Chanceaux sur Choisille, Aurélien Lemant a lu des extraits de L’Âme de Billie Holiday dans le cadre de la Semaine culturelle.[12]
- À l'occasion du centenaire de la naissance de Billie Holiday, en avril 2015, le livre est mentionné par Le Figaro littéraire[13] et par Télérama, sous la plume de Michel Contat[14].
- Le 10 août 2019, dans l’émission JazzZ à double titre (RTS, radio suisse), consacrée à Lester Young et à Billie Holiday, Yvan Ischer lit de longs passages de L’Âme de Billie Holiday[15].
Édition
Les droits de L’Âme de Billie Holiday ont été entièrement récupérés en 2008 par Marc-Édouard Nabe, qui peut anti-rééditer l’ouvrage.
- Marc-Édouard Nabe, L'Âme de Billie Holiday, Denoël, 1986, 248 p. ISBN : 2207232603
- Réédition La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 2007, 270 p. ISBN : 9782710329558
Lien externe
- L'Âme de Billie Holiday sur le site des éditions Gallimard.
Notes et références
- ↑ Marc-Édouard Nabe, « Billie Holiday », L'Infini, numéro 11, été 1985, pp. 13-15.
- ↑ Francis Marmande, « Zanini au Petit Journal “L’Âme de Billie Holiday” », Le Monde, 19 juillet 1986.
- ↑ Dominique Durand, « Jazz à tous les étages », Le Canard Enchaîné, 23 juillet 1986.
- ↑ Anthony Palou, « L'Âme de Billie Holiday », Le Figaro Magazine, 1er juin 2007.
- ↑ Delfeil de Ton, « La belle argent », Le Nouvel Observateur, 7 juin 2007, p. 90.
- ↑ Patrick Kéchichian, « Passage en revue », Le Monde, 1er novembre 1985.
- ↑ Michel Contat, « Notes de lecture », Le Monde, 24 octobre 1991, p. 22.
- ↑ Siné, « Siné sème sa zone », Charlie Hebdo, 11 août 1993.
- ↑ Louis Skorecki, « Arte, samedi à 22h30. Documentaire sur BIllie Holiday, dans la série “Jazz Collection”. Lady Day, des pensées tristes », p. 39.
- ↑ Bill Kirchner, « The Oxford companion to jazz », Oxford University Press, 2000, 804.
- ↑ Jean-Louis Kuffer, « La saga de Lady Blues », 24 heures, 3 janvier 2006, p. 10.
- ↑ « L'auteur trace un portrait sans concession de la grande chanteuse par touches successives, de sa jeunesse à sa déchéance. Il la place au Panthéon des femmes narcissiques et cosmiques, en compagnie de la Callas et d'Oum Kalsoum. Le livre est prétexte à décliner la couleur noire sous ses multiples aspects. Pour l'écrire, son auteur s'est shooté avec des enregistrements de Billie Holiday. Il fait participer le lecteur à toute une alchimie sonore concernant la vedette. Dans un style très travaillé, il aborde le racisme, les dures conditions de vie des noirs à Harlem et, bien sûr, les rapports de la chanteuse avec la drogue. Au terme de sa lecture, Aurélien Lemant a parfaitement atteint son but : nombre d'auditeurs se sont promis d'acheter d'autres ouvrages de l'auteur et d'écouter leurs vieux enregistrements. » : « À la redécouverte de Billie Holiday », La Nouvelle République du Centre-Ouest (Indre et Loire), 27 mars 2012, p. 23.
- ↑ Thierry Clermont, « Les derniers feux de Billie Holiday », Le Figaro Littéraire, 2 avril 2015, p.5, lire : http://www.lefigaro.fr/livres/2015/04/02/03005-20150402ARTFIG00029-les-derniers-feux-de-billie-holiday.php
- ↑ Michel Contat, « Billie Holiday : l'éternelle insoumise aurait cent ans », Télérama, 2 août 2015, lire : http://www.telerama.fr/musique/billie-holiday-l-eternelle-insoumise-aurait-cent-ans,129726.php
- ↑ « Billie Holiday & Lester Young - Lady Day & Près », JazzZ à double titre, RTS, 10 août 2019.