Sam Woodyard
Sam Woodyard est un musicien de jazz né le 7 janvier 1925 à Elizabeth (États-Unis) et mort le 20 septembre 1988 à Paris. Grand batteur de big band, il rejoint l’orchestre de Duke Ellington en 1955, qu’il transforme du jour au lendemain par son génie. Il quittera l’orchestre du Duke quinze ans plus tard pour accompagner Ella Fitzgerald. Amené en France au milieu des années 1970 par le saxophoniste Gérard Badini (ami de Zannini), il s’y installe.
Sommaire
Liens avec Marc-Édouard Nabe
Fan de Woodyard qu’il avait vu jouer à New York, Zanini profite de sa présence en France pour l’engager dans son orchestre. Avec lui, Sam enregistrera d’abord un premier disque en 1977, en compagnie de Milt Buckner, Jean-Pierre Lindenmeyer et du futur auteur d’Au régal des vermines. Puis un concert mémorable au Nancy Jazz Pulsation en octobre 1977 réunira Sam, Zanini, Patrick Diaz, Pierre Sim et Nabe. À partir de cette époque, Sam Woodyard intègrera presque jusqu’à sa mort la formation de Zanini, notamment avec François Rilhac, et à laquelle s’adjoindra Nabe le plus souvent possible. De nombreux concerts et des disques en feront preuve.
Nabe sera fasciné par le jeu de batterie et la personnalité de Sam Woodyard. Il le soutiendra (même physiquement) lors des nombreux concerts donnés ensemble avec Zanini un peu partout (Paris, Marseille, la Suisse...). C’est Nabe, avec Rilhac et Zanini, qui amènera Sam Woodyard malade à l’Hôtel-Dieu d’où il ne sortira que pour mourir. De très nombreux passages du journal intime de Nabe (de Nabe’s Dream à Kamikaze) mettent scène Sam Woodyard, son caractère et sa musique, le tout agrémenté d’anecdotes. Ainsi, en 1984, Nabe présente Sam Woodyard au Professeur Choron qui hébergera un temps le grand batteur de Duke Ellington dans les locaux de Hara-Kiri, ce qui fera de Sam est un des pilliers des mardis de la rue des Trois-Portes.
Citations
Nabe sur Woodyard
- « Dimanche 25 novembre [1984]. — [...] Je vais rendre une petite visite dominicale à Sam, dans son hôtel le Home Latin... J’en aurai vu des cavernes de mes spectres suprêmes ! Vrais palais hantés. La moindre chambre charme les ondes. Silhouettes au fond du gouffre. C’est de là que délirent leurs songes éblouissants. Ils n’ont plus besoin que de ces décors pour devenir eux-mêmes des œuvres d’art.
- Sam Woodyard vit là dans ce que j’appelle un Palais broque. J’appelle broque le contraire du bohème artiste agité dans tous les sens, arriviste de la misère, “artiste peintre”, lavallière et système D. La Broque est un gentleman qui a moisi. La Broque est le Prince du renoncement... Je ne me plais moi que chez les Broques, au chaud de leur grand abandon. Il faut voir où ils habitent. La Broque est absente de partout et son décor ressemble à cette absence : ils logent dans des endroits aussi abîmés qu’eux.
- C’est à la fois d’une tristesse et d’une noblesse infinie : un “homme” comme moi obsédé par le Naples qui coule dans ses veines, et qui transporte partout où il va ce qu’il y a de plus sacramentellement cosmique dans la misère organisée, pasolino-célinienne, et en outre exalté par l’idée de la Prison, ne peut être que profondément troublé par des lieux de ce genre. J’y sens un impérial refus de désordonner un désordre sacré.
- Comment parler de désordre quand on a connu la chambre de Sam Woodyard ? C’est au moins la quinzième que je vois, et il a toujours la même façon de ranger des centaines et des centaines de lettres bien cachetées sur son lit, au milieu de son fourbi swing, ses bricolos et ses milliers de baguettes gros calibre qu’il achète par fagots pour les dédicacer à la fin des concerts aux jolies filles !
- Sam a toujours beaucoup écrit... Quand nous sommes allés en Suisse faire une tournée, ou en Corse, à Nancy, en Afrique il passait ses journées dans sa chambre d’hôtel à vider des bouteilles et à remplir de sa très belle écriture de brèves missives malicieuses à tous les gens qui lui ont souri depuis dix ans, et dont il a soigneusement noté les adresses dans un carnet qui ne quitte pas plus la poche de son imper que le Nouveau Testament. J’imagine la tête d’un ancien groupie d’un soir de Cologne, Bamako, Neuchâtel ou Rouen recevant une lettre de Sam Woodyard soudain ! Ce serait faux d’y voir une quelconque ironie : comme moi, Sam est un pointilleux maniaque, qui vit dans le premier degré, c’est à dire dans l’Absolu.
- Le Palais broque de Sam Woodyard est un des plus beaux. En entrant chez lui, on voit tout de suite que c’est le décor de quelqu’un qui n’est pas bien ailleurs. C’est le décor d’une bête traquée. La moitié de sa chambre est rongée par l’encombrante batterie jaune vif, plutôt orange d’ailleurs... N’est-il pas délicieusement paradoxal que le plus grand drummer de tous les temps possède un instrument si peu “professionnel” ? On dirait qu’il a acheté sa batterie en viager ! Pourtant, elle ne devait pas être mal quand la maison Premier l’offrit à Sam. Dans l’état où elle est aujourd’hui, le plus modeste cirque de banlieue n’en voudrait pas. Sur la grosse caisse quelqu’un a écrit, peu discrètement, le nom du maître, comme le prononçait Duke Ellington en personne : SAMM WOODYARD... Je le regarde, affairé à sa correspondance, ses pantoufles en tissu délicatement posées sur un tapis de revues pornos. Il me tend une orange. Non, merci. Je n’aime pas les oranges, je me réserve le plaisir de ce fruit pour quand je serai en prison.
- Intelligent et religieux, styliste génial, princier, misérable et somptueux, et aussi bouleversant dans son art que sur sa personne dont il maîtrise extraordinairement la théâtralité, Sam me parle, mais je n’écoute pas : je préfère le contempler. Sa présence parle pour lui. Je plains autant ceux qui n’en ressentent pas les vibrations que ceux qui s’en sont lassés. Car bien sûr, il est profondément seul, ayant soigneusement écœuré la quasi-totalité du genre humain par son ébriété, son cabotinage, sa mendicité, son ingratitude, son imprévisibilité, sa lenteur, son mauvais esprit, son impotence et son irresponsabilité. Autant de qualités dont je me délecte.
- Chaque minute de la vie des grands jazzmen est directement reliée, par les fils visibles de leur allure, à la musique tout entière, comme des marionnettes de Dieu. Parker, dans le ventre de sa mère, il entendait dans les glouglous des notes, il savait tous les accords au fond du sang, il faisait des chorus de bulles dans la poche déjà. Ce sont des types qui ont un bec dans la bouche à la place du biberon ! On ne peut pas lutter avec des gens comme ça : je regarde Sam ici, dans son Palais broque, il swingue sans bouger. Dans le berceau, c’est là qu’il a dû l’inventer, son shuffle avec le hochet, là, en bavant.
- Il y a dans ses gestes la très belle lenteur des grandes grues jaunes qui déplacent solennellement les grands blocs dans les chantiers. Graciles et grêles majestés, antiques et sacrées, tournant sur elles-mêmes sans bruit, dans la poussière, au loin... Luxueux comme elles, Sam porte des bijoux, des pendentifs divers, des broches de toutes sortes, le plus souvent des bagues très étroites qui lui étouffent les doigts.
- Quand il est immobile comme ça dans la nuit sur son petit lit de cuivre, muet et maigre, on se demande ce qu’attend le monde pour s’arrêter avec lui. Je pourrais penser en l’admirant comme je l’ai fait depuis tant d’années avec la même attention qu’une sculpture qu’il est “giacomettien”. Mais non, l’existence qui retient son souffle a raison d’une littérature trop précise. Il est temps de me retirer. » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 710-712)
Portraits
Intégration littéraire
- Au régal des vermines (1985)
- Nabe’s Dream (1991)
- Tohu-Bohu (1993)
- Inch’Allah (1996)
- Coups d'épée dans l'eau (1999)
- Kamikaze (2000)
- « Le vingt-septième Chorus », Jazzman n°126, Juillet-Août 2006
- Les Porcs tome 2 (2020)