Je ne faisais pas bander Chanal
Je ne faisais pas bander Chanal est un texte de Marc-Édouard Nabe sur l’affaire Pierre Chanal, publié dans le premier numéro de La Vérité en novembre 2003
Je sais, ça fait snob. Dans ma vie, je n’ai pas seulement connu des personnalités telles que Miles Davis, Béatrice Dalle ou Albert Spaggiari (et tant d’autres ! ), mais également l’adjudant Chanal ! J’attendais son procès pour faire cette petite révélation, mais comme il vient de se suicider à Reims avant de comparaître, je peux bien le dire maintenant : j’ai été sous les ordres de l’adjudant Pierre Chanal...
C’était un peu avant que la rampouille homo n‘aie l’idée, ou plutôt l’envie, de séquestrer des appelés, de les violer et de faire disparaître leurs corps... Vous connaissez l’histoire... Six jeunes gens qui s’évaporent dans le triangle de Mourmelon au début de années 80. Aucune preuve. Chanal est seulement soupçonné parce qu’une de ses victimes — un Hongrois qui faisait du stop et dont le pouce en l’air avait immédiatement plu à l’adjudant au point qu‘il freina et chargea le jeune homme dans sa fourgonnette — arrive à s’en sortir, et identifie ce militaire qui l’avait enchaîné, sodomisé, puis filmé en train de se branler. On a parlé du marquis de Sade... Accusé et condamné uniquement pour ce viol, Chanal purgea ses dix ans avant d’être libéré en 1995. Après bien des années de discussions de poils de cul, avocats et juges font rebondir l‘affaire à cause d’un cheveu retrouvé dans le camion de torture de Chanal. Un seul cheveu, comme celui que le Créateur perd dans le bordel de Maldoror, et qui correspond à celui d‘un des pioupious enculés. Chanal est mal, il sent qu’il va replonger : il se suicide une première fois (ratée)... Puis une seconde (super-réussie : avec une lame de rasoir cachée dans son dentier, il se sectionne l’artère fémorale dans son lit d’hôpital et se vide de son sang en dix minutes). Suprême façon d’échapper à la sacro-conne Justice ! Hors la vie, hors la loi ! À jamais innocent, même s’il signe ainsi sa culpabilité pour toujours : c’est Chanal, le plus fort, c’est Chanal le héros, Chanal le super Rambo, c’est Chanal tel que je l’ai connu...
C’était en 1979. J’avais vingt ans. Pour faire mon service militaire, j’avais été envoyé à Charleville-Mézières, dans le 3ème régiment du Génie... J’avais beau plaisanter lorsqu’on me demandait ce que je faisais dans le Génie (« Eh bien, je suis génial ! »), j’en avais gros sur l’une des patates qu’on m’obligeait à éplucher tous les matins. Ayant échoué à me faire réformer, j’avais atterri à Charleville dans cette caserne dite « semi-disciplinaire » où l’encadrement était censé mater les fortes têtes. Autant dire les fils uniques pour leur apprendre ce que c‘est que d’avoir soudain un millier de frères qui n’ont pas forcément tous le sens de la famille ! Comme ça ne suffisait pas comme régime sévère, le commandant avait reçu l’ordre de prendre « au hasard » un appelé et de l’envoyer à Mourmelon pour un stage encore un peu plus « hard ». C‘est moi qui fus choisi ! Je suis donc parti en novembre 1979, pour une semaine, en train gris. Porte de Clignancourt, Jacques Mesrine venait d’être exécuté, j’étais très triste...
À côté de Mourmelon, Charleville, c‘est Saint-Tropez ! Dans les Ardennes, la caserne est dans la ville ; dans la Marne, elle est la ville. Je ne sais pas comment étaient les camps de concentration en Allemagne, mais c’est à ça que ça m’a tout de suite fait penser. Une immense série de baraquements sinistres traversés par de véritables autoroutes de goudron désertes jusqu’à ce qu’un coup de sifflet les remplissent de soldats affolés, bien vite rangés comme des pions sur un jeu d’échecs. Et quel froid ! J’ai été placé avec les autres « élus » qui venaient de Lille, de Marseille, de Bordeaux, d’autres régiments encore, des Dom Tom même, pour suivre le stage. Dans cette gigantesque prison ocre, notre « instructeur » nous a été présenté dès le premier matin. Dans les filaments d’aube mauve qui s’effilochaient dans l’atmosphère, on ne vit d’abord que sa silhouette de grand maigre. Il avait un chien à ses côtés. Je me rappelle surtout qu’il était en short. Il avait un visage livide aux joues creusées, avec deux yeux enfoncés, comme à coups de pompes, dans des orbites molles : Chanal !
L’adjudant-chef était déjà célèbre, au moins à Mourmelon, puisque c‘est lui plutôt qu’un autre qui avait été chargé de nous faire souffrir. Les militaires connaissaient bien sa rigidité et sa virilité caricaturale. De sa bouche sortait de la fumée à cause du froid, mais comment imaginer qu’il s‘agissait plutôt du soufre du Diable qui le possédait certainement déjà ? Nous étions une quinzaine dans son groupe et il s’occupa bien de nous... Je n’ai pas remarqué qu’il était pédé, ce qui m’a vexé plus tard quand l’affaire des « disparus de Mourmelon » a éclaté et que je l’ai reconnu à la télévision. Je peux dire qu’aucun de nous ne semblait plaire à notre adjudant, pas même Blounard, le blondinet de Toulouse. L’adjudant n’était pas un homme facile. Plus il faisait froid le matin, plus il était dévêtu pour la gym quotidienne ! Les cuisses de Chanal... La chair de pouille ! Pendant la semaine de stage, Chanal me fit l’effet d‘un abruti de plus. Son insignifiance était évidente. Il jouait trop les types droits et fortiches pour m’impressionner. Son chien avait l’air de bien le connaître, de savoir son secret... Nous, nous étions sous son commandement en permanence et chaque ordre débile que l’adjudant nous donnait me faisait l’effet d’un aveu d’impuissance. En tous cas, ce n’est pas moi qui ai pu lui donner envie de devenir le monstre qu’il était au fond de lui. L’adjudant-chef Chanal fut l’un des rares hommes dans ma vie à ne pas m’avoir du tout trouvé sexy, et je m’en félicite !
Chanal avait une façon de prononcer mon nom de jeune fille, « Zanini », qui montrait que je n‘étais pas son genre. Je crois qu’il aurait voulu que je le craigne, mais déjà, à l’époque, je ne craignais personne, à part moi-même peut-être...
— Vous tremblez, Zanini ?
— Oui, mon adjudant, j’ai froid.
— Je croyais que vous aviez peur...
— De quoi aurais-je peur, mon adjudant ?
— De moi !
C’est après que ce genre de dialogue prend son sens. Sur le coup, Chanal me faisait plutôt pitié d’être si con, comme tous les militaires d’ailleurs auxquels j’ai été confrontés. Je le trouvais juste un peu plus sec que les autres. C’était le rempileur typique, avec les gestes autoritaires du faible, et la voix un peu sourde et brusque du militaire de carrière... On ne pouvait pas dire qu’il n’aurait pas fait de mal à une mouche car, par prudence, toutes les mouches s’éloignaient de lui... Comment prévoir qu’il aimerait bientôt rapter des bleubites pour les enculer dans son camping-car vert, et que son truc, c’était de collectionner les slips (sic !) ?