Alain Delon

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Alain Delon, 2018

Alain Delon est un acteur né le 8 novembre 1935 à Sceaux et mort le 18 août 2024 à Douchy-Montcorbon.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Marc-Édouard Nabe découvre Alain Delon à l’âge de 5 ans et demi à Val d’Isère où le petit Zannini voit pour la première fois un film, et dans une salle de cinéma. Il s’agit de La Tulipe Noire (Christian-Jaque, 1964). L’écrivain reviendra souvent sur cet acte primordial, inaugurant à la fois son amour du cinéma et son attachement à Alain Delon, mais également une thématique chère à l’auteur d’Alain Zannini, qui est celle du double, puisque dans La Tulipe Noire, Delon joue deux rôles, comme il le refera dans d’autres films... La personnalité de l’acteur, son jeu, et surtout son choix stratégique dans les interprétations et productions de la plupart de ses longs métrages seront analysés à plusieurs reprises dans les livres de Nabe, aussi bien les essais que les romans, en particulier dans L’Homme qui arrêta d’écrire où l’apogée de son intérêt delonien sera porté par une des plus célèbres scènes du livre où le narrateur rencontre Alain Delon en 2007 qui l’invite à partager un moment avec lui dans sa loge au théâtre Marigny (voir Citations). Comme beaucoup de passages de L’Homme, cette scène est totalement inventée. Nabe ne rencontrera Delon, et grâce à l’entremise de Frédéric Taddeï, que le 15 février 2011, dans une autre loge, celle des Bouffes Parisiens, où l’acteur jouait une pièce, Une journée ordinaire, en compagnie de sa fille, Anouchka. Mais, comme Delon le dira à Taddeï, le passage fictif de L’Homme qui arrêta d’écrire était si réussi et crédible que l’acteur a longtemps cru que « ç’a été vécu », ayant du mal à convenir qu’il n’avait rencontré Nabe qu’après la sortie du livre.... On imagine tout ce que ces implications métaphysiques, et toujours fondées sur une sensation d’enfance, donneront plus tard dans des écrits nabiens.

Alain Delon et Marc-Édouard Nabe auraient pu en reparler lors de la venue inopinée de l’acteur de Monsieur Klein à la galerie Nabe de la rue Frédéric Sauton à l’été 2016. Mais ce jour-là, Nabe en était absent et c’est David Vesper, qui gardait la boutique, qui échangea quelques mots avec le grand acteur qui se montra agréablement surpris que Marc-Édouard ait désormais une galerie à lui. Autre rapprochement : l’installation depuis son accident cardio-vasculaire de 2019 d’Alain Delon en Suisse, à Ouchy, à quelques encablures du domicile de Nabe, exilé à Lausanne depuis septembre 2018.

Citations

  • « Dimanche 30 octobre 1988. — Viril, de droite et antipathique... Non, ce n’est pas d’Alain Zanini qu’il s’agit, mais d’Alain Delon ! Il est plus beau et il maîtrise mieux la télé : il s’est très bien débrouillé à 7 sur 7 face à la “pulpeuse charcutière cachère” (c’est Siné qui m’a rapporté cette définition d’Alexandre Brigneau dans Minute). Anne Sinclair face à M. Klein perd tous ses moyens de gauchiste bourgeoise. La chatte a perdu sa langue de vipère. En tout cas, c’est sûr : Alain Delon est plus prétentieux que moi, moins qu’Alain Bonnand et autant que Jean-Edern Hallier. » (Kamikaze, 2000, p. 2920)
  • « S’affalant sur son sofa comme s’il venait de libérer deux cents péons et de gagner cinquante-trois duels contre les plus fines lames du corps de lanciers du commandant Monastario, Zorro m’expliqua qu’il tenait ce costume de son passage chez un metteur en scène italien dont j’ai oublié le nom (non : Duccio Tessari)... C’était pour le fameux Zorro d’Alain...
— Quel Alain ?
— Il n’y a qu’un Alain, Marc-Edouard ! dit-il presque fâché, en se souvenant de mon prénom, ce qui me surprit doublement.
Alain Delon, bien sûr ! Ce Zorro qu’il avait fait en 1974 pour son fils Anthony. Cadeau de Scorpion à Capricorne (vous n’en avez pas marre de mon gimmick astrologique ?). Léo était la doublure d’“Alain” ! Oui, son “au cas où”. Doublure inutile, car ce n’était pas le genre de Delon de se tordre la cheville, ou de tomber de cheval. Léo était resté pendant tout le tournage assis, habillé en Zorro de rechange sur la chaise pliante au nom de la star, en attendant qu’il ait fini son plan. Bon souvenir quand même : “Il est si beau !”, et contrairement à la légende, Delon, disait-il, était un homme très gentil, et très intéressé par tout ce que sa doublure — qui le dévorait des yeux sous son masque de satin noir — lui disait de la Callas.
Allais-je raconter à Léo que Delon fut le premier être que je vis sur un écran de cinéma ? Mes parents me l’ont assez raconté eux-mêmes : La Tulipe noire est le tout premier film que j’aie vu dans ma vie. Je devais avoir quatre ans. Et je m’en souviens encore. L’histoire des doubles (assez zorroesque) m’avait impressionné. Deux Delons, dont l’un avait une balafre sur la joue... Delon a d’ailleurs beaucoup joué sur le dualisme : Monsieur Klein, William Wilson... Léo ne m’encouragea pas à aller voir le Zorro delonien, surtout si j’étais, comme je le lui appris, si féru de la série télévisée des années soixante avec Guy Williams (Capricorne, excusez-moi) qui a marqué toute ma génération d’un “Z” entre les deux yeux ! » (Alain Zannini, 2002, pp. 199-200)
  • « Delons ouvre la petite porte vitrée et fait un signe au gardien qui nous laisse monter un escalier étroit jusqu’à l’étage des loges... Je suis Alain Delons, c’est-à-dire Rocco, Piero, Tancrède, Xav’, Roch, Niox, Choucas, Corey, toute cette bande de héros, ça me fait drôle... Un couloir noir, un autre, comme dans l’intérieur d’un navire, dans sa soute. “C’est par là”, me dit-il. On arrive face à une porte sur laquelle son nom est écrit, en effet. Il sort une clé et ouvre comme un monsieur d’un certain âge rentre tranquillement chez lui.
— Vous vous attendiez peut-être à ce que j’entre avec un coup de pied dans la porte et un révolver à la main ? me dit-il en souriant.
C’est sa loge, en bordel pas possible. Delons me demande de m’asseoir où je peux.
— Tu es un peu ému de te retrouver là, hein ? me demande-t-il en me tutoyant très naturellement.
J’avoue... Et je ne peux pas m’empêcher de penser à ce reportage dans les années 60 où on le voit répondre aux questions d’un journaliste qui lui demande s’il est ému d’accueillir Romy Schneider à l’aéroport de Nice où ils vont aller tourner La Piscine : “Vous êtes vous-même ému en tenant ce micro !” et Romy regarde le journaliste et rit de la réponse géniale d’Alain...
— C’est la dernière, cette après-midi ... me dit Delons. On finit sur un dimanche en matinée. On aura tenu 110 fois avec ma Mimi ! À nos âges, pas mal, non ?...
Il passe un peignoir... Je regarde la broche accrochée au revers : “Star”, en diamant. Sur n’importe qui d’autre ce serait ridicule. Mais sur Delons, c’est normal, ce n’est ni de l’autodérision, ni de la prétention. Les autres acteurs, les pauvres... Ils devraient tous s’en faire faire une également, mais en palindrome : “Rats”, et en strass.
— Je ne sais pas qui tu es, mais ton aplomb me plaît ! me dit Delons en rangeant un peu...
Vais-je lui dire qu’il est mon acteur vivant préféré ? Que je le tiens pour un grand artiste de la composition subtile de personnages tous doubles de lui-même. Qu’à travers les films et les sujets choisis par lui se dessine une figure, qui n’est peut-être pas lui dans la vie, mais qui est à peu près toujours la même, et qui traverse toutes sortes de cinémas et d’univers différents, avec des metteurs en scène variés apportant chacun une touche de plus, au sens pictural du terme, à l’autoportrait physique et moral qu’il tient à laisser ?...
Je me suis longtemps attaché à pister, chasser, traquer ce héros delonien en qui Delons veut s’incarner. Qu’il soit solitaire comme le samouraï Jeff Costello et le flic Coleman, ou bien double comme l’assassin de Trostki, Mercader alias Frank Jackson, ou Ripley-Greenleaf, l’assassin de Maurice Ronet dans Plein soleil, ou encore assassin de son double comme Leroy, toujours assassin de Ronet mais dans La Piscine, sans oublier les deux monsieur Klein ainsi que Guillaume et Julien de Saint Preux de La Tulipe noire, Don Diego-Zorro, et William Wilson-William Wilson dans William Wilson, tous toujours un beau type qui se méprise, hyperfragilisé et paranoïaque, froid et faible, sacrificiel et solitaire, souvent meurtrier, cherchant masochistement la déchéance physique et morale, et surtout qui, ravagé par un complexe d’identité, se met suicidairement en quête de son double, afin de rencontrer enfin quelqu’un qu’il pourra remplacer ou qui pourra le remplacer... Cet homme passionnant, correspond-il à ce qu’est vraiment Alain Delons, au fond ? Sans doute, pour avoir avec une telle constance pendant cinquante ans tout fait pour jouer, produire, et parfois réaliser des films qui forment une série d’autoportraits successifs dans lesquels seul il pouvait se reconnaître. Et cette histoire de double destructeur et à détruire se retrouve dans certains épisodes connus de son existence... L’affaire Markovic, c’est l’histoire d’une doublure assassinée parce qu’elle avait fini de baiser la femme de l’acteur, qui elle aussi était son double. Nathalie Delons ressemblait à Alain comme une sœur et pas comme une épouse, ça n’a échappé à personne. L’affaire Markovic est un prolongement des films où Delons assassinait son double, le scénario de sa vie étant beaucoup plus riche et complexe encore, puisqu’il impliqua à l’époque dans ses rumeurs des partouzes avec les Pompidou.
Alain Delons est un acteur narcissiste et non narcissique : il travaille sur Narcisse, plus que sur Docteur Jekyll et Mister Hyde par exemple. Le double est un vaste sujet. C’est de cette filmographie autoportraiturante que vient sa “prétention” et le cliché d’un Delons parlant de lui à la troisième personne, sempiternellement moqué par les insensibles qui n’ont pas su voir ce travail permanent de dédoublement unique dans l’histoire de l’art de l’acteur...
Évidemment, je ne lui dis rien de tout ça.
— Si j’étais encore écrivain, j’aurais bien écrit quelque chose sur vous... me contenté-je de lui dire...
— Pourquoi, tu as arrêté ? me demande Delons.
— Oui. Il faut savoir partir avant la fin.
— Le match de trop, oui, je connais... Moi, j’en ai fait déjà trop, des matches de trop. Les télés films Montale, Riva, le film de BHL, le théâtre, Astérix...
— Mais pourquoi ? Vous n’aviez pas besoin de ça.
— Mais parce qu’il faut bien vivre, mon vieux, même quand on est mort au fond de soi, quand tous sont morts autour de soi ! Regarde-les !
Il me désigne à son mur des photos punaisées : Luchino Visconti, Jean-Pierre Melville, René Clément, Pierre Granier-Deferre, Bourvil, Jean Gabin, Lino Ventura...
Il y a aussi une petite fille aux bloucles fleuries parmi ces monstres sacrés virils...
— Elle ? me dit Delons. C’est Madison, la fillette, on a découvert son corps de 5 ans dans un sac poubelle. Son visage m’a bouleversé. Et puis comme la pièce s’appelle comme elle, je l’ai accrochée avec les autres, mes autres...
Je vois que ses rides du lion passent en gras, la voix est sans force, les lunettes attachées pendouillent en collier... Sur la table, il y a même un chapeau mou en feutre gris. Celui de Borsalino, de Cercle Rouge, du Samouraï ou de Monsieur Klein ? Ou son double ?
— Oui... continue Delons avec son tic si particulier de la langue qui sort toutes les cinq phrases comme celle d’un caméléon... Je vis très mal que Cassel ne soit plus là, que Brialy soit parti... Je suis le dernier survivant du Cercle rouge et du Clan des siciliens ! Je suis seul, mes amis d’un autre cinéma sont morts, je suis dévasté, c’est un mot faible, fracassé... Ils faisaient partie de ma famille... Jean-Pierre, Jean-Claude sont morts trop récemment... Jean-Paul a été frappé du mal que tu sais... Pardon...
Il regarde, fixée dans un coin de son miroir, une photo de lui et Belmondot, jeunes et beaux, en train de sauter en l’air... Alain Delons ne va quand même pas chialer, là, devant moi, dans sa loge du Marigny... Non... Je le provoque, comme un compagnon explorateur perdu qu’il faut absolument empêcher de s’endormir, sinon il meurt sur la banquise...
— Vous aviez arrêté le cinéma, à un moment donné. Est-ce que ça valait vraiment la peine de reprendre, surtout pour faire ça ?...
— Mais quoi, ça ? fait-il piqué au vif.
— De la promo. Maintenant, pour pouvoir “jouer”, vous êtes obligé de venir dans des émissions de talk-show et faire de véritables stand-ups. Vos rôles, vous les tenez désormais chez Denizeau ou chez Fogielle. Ce sont vos nouveaux Visconti, Melville. Ils vous dirigent dans des séances de n’importe quoi acclamé... On vous fait arriver en hélico pour les directs de Canal+ à Cannes, main dans la main avec une pute, les bras en croix, bénissant la foule, pinçant les joues des jeunes et jolies filles... On vous fait jouer une scène du Mépris avec Brigitte Bardo que vous n’avez jamais jouée à l’époque, vous faites la doublure de Michel Piccolli, 40 ans après.
— C’est pas ce qu’il y a eu de pire... me dit-il. Tu te rends compte que quand je vais dans ce genre d’émission, je suis obligé de dire que j’ai une passion pour José Garciat ? Que Vincent Cassell est un acteur prodigieux... Obligé d’accueillir en prenant dans mes bras cette barrique de Diam comme si c’était une princesse, et de rire aux blagues de Érik et Ramsy comme si c’était Laurel et Hardy... Ou encore de m’extasier devant la “beauté” de Louise Bourguoint comme si c’était Romy Schneider.
— Vous voyez !
— Oui mais qu’est-ce qu’il faut faire, se suicider ? C’est assez de vivre dans la tristesse, j’aimerais éviter de mourir englouti dessous... Oui, je fais cette pièce, une reprise de Clint Eastwod... Je sais, c’est en dessous ce que j’ai fait, mais tout sera toujours en dessous de ce que j’ai fait... J’ai tout fait... Pourquoi ne pas arrêter ? Pourquoi ne pas continuer ? Je me renvois ces questions tous les jours, tous les soirs quand je me maquille pour entrer en scène...
— Vous, le plus littéraire des acteurs français. Qui a mieux incarné les héros d’Edgar Poe, de Paul Morand ? Et de Proust ? Un meilleur Charlus ? J’attends... Il ne vous a manqué que Dostoïevski. Vous auriez fait un Raskolnikov géant. Passer du rôle de Charlus à celui de César en jupette avec une couronne de lauriers d’or, et vous parodier vous-même, excusez-moi, je trouve ça sinistre... Ça ne vous fait pas mal de vous faire traiter sans aucun respect par de petits jeunes qui estiment qu’ils font le même métier que vous ?...
— Si, mais il n’y a plus de différence aujourd’hui entre les cracks et les “à-peu-près”... Qu’est-ce que tu proposes ? Déporter tous les mauvais dans des camps ?
— Tout de même... Passer de Burt Lancaster à Clovis Cornillak, de Luchino Visconti à Thomas Langman.
— De toute façon, depuis que Brando est mort, je suis cliniquement mort.
— À propos de Brando, j’ai remarqué que Le Professeur, c’est un peu votre Dernier tango à Paris... Même année 72, même érotisation très forte. D’un côté Maria Schneider, de l’autre Sonia Petrova. Et vous portez exactement le même manteau beige, Brando et vous.
— Bien vu ! Dis-donc, t’as vu plein de trucs, toi. Tu devrais me faire une interview, on trouverait bien un support pour la passer... Paris Match, ça te dit ? Je vais en parler à Pierre Reynes... Ah, non il est mort lui aussi...
— Non, merci. Ça ne sert plus à rien tout ça, vous le dites vous-même. En plus, votre meilleure interview, vous l’avez déjà donnée, c’était pour la BBC, en 1969, en anglais, vous êtes en train de jouer au billard, et vous répondez franchement aux questions génantes sur l’homosexualité, le meurtre commandité de Marcovicz, les “orgies”...
— Tu permets que je me maquille tout en discutant ?
Et Alain Delons sort son petit matériel de crème, de poudre et de côton. Tout en se regardant dans la glace, il continue à me parler, dans son dos et à l’envers :
— Ma vie c’était ce qui se passait entre “Moteur !” et “Coupez !” Contrairement à qu’on dit il n’y a pas de vie après le cinéma. Et le cinéma en lui-même n’existe plus... C’était un art commercial mais orchestré par de grands chefs... Moi, j’étais un premier violon dans les mains de Losey, de Luchino... Ils jouaient de moi : piano, modérato, al dente...
— C’est là où on s’aperçoit qu’avoir fait des chefs-d’œuvres, ça n’empêche pas d’être paumé. C’est autant la loose que d’avoir fait des merdes...
— Mais oui. Qu’est-ce que c’est ma vie maintenant ? L’après-midi, je traîne par-là, aux timbres ou bien je lis le journal comme un petit vieux dans le hall de la résidence Maxim’s... Le soir, après la représentation, je vais manger ma soupe phô tout seul chez Thérèse, la nourriture asiatique me rappelle l’Indo...
— Même pas un petit tour au Mathi’s, juste à côté ?
— Le Mathi’s ? répond-il. Ah non, c’est un bar de pédés. De toute façon, c’est fini... Paris est mort ! Il n’y a rien, rien, plus rien...
— Je me pose des questions... J’ai arrêté d’écrire, mais je doute que ma nouvelle vie sans écrire soit la solution, je ne sais pas ce que je vais faire...
— C’est comme moi. J’ai hésité entre ne rien faire et faire quelque chose, et j’ai choisi de faire quelque chose.
— Je vais devenir fou... Comment on fait pour continuer à vivre quand on ne peut plus faire son œuvre ?
— Eh bien, on s’occupe...Tiens, je viens de vendre toute ma collection de peinture chez Christie’s ? Mes Renoir, De Stael, Vlaminck... Tout ce que j’ai acquéri.
— Même vos Géricault ?
— Oui... “Mamuluk de la garde impériale défendant un trompette blessé contre un Cosaque”, “Jeune maçon tombé d’un toit”, “Turc monté sur un cheval alezan brûlé qui galope à droite”, même le dessin préparatoire pour Le Radeau de la Méduse... Et tous les animaux de Rembrandt Bugatti... L’ours, le flamand, le chien... Tu sais que Bugatti s’est suicidé...
— Quel dommage. Vous avez mis fin à toutes vos collections, les chevaux, les vélos, les avions, les voitures, les boxeurs, les femmes, les chiens, mais il vous restait les tableaux... Vous l’abandonnez aussi...
— À quoi bon ? me dit-il en finissant de se barbouiller de fond de teint. Aimer la beauté pour survivre ne suffit plus dans un monde si laid... C’est fini l’époque où c’est Jacques-Henri Lartigues qui venait faire les photos de tournage de Zorro...
Delons se lève et passe derrière un paravent où se trouve certainement un lavabo. Je l’entends se laver les mains.
— Alain, vous me laissez donc tout seul ? lui lancé-je.
— Tu seras toujours seul... dit Delons en réapparaissant les mains trempées et cherchant une serviette.
Je me regarde dans sa glace...
— C’est vrai que tu n’as pas très bonne mine... me dit-il encore. On dirait un condamné à mort...
— C’est vous qui me condamnez à mort ?
— Oui, bonne idée ! Je te condamne à mort ! me dit-il sur le ton de César...
— Pourquoi ?
— Parce que tu as arrêté d’écrire. Ça te tuera !
Delons me tape sur l’épaule... Ou plus exactement, il tend son bras jusqu’à ma nuque, passe derrière l’épaule, et la serre... Puis, après un silence :
— On n’a pas le choix, il faut continuer...
Sonnerie. Tous les étages du théâtre tremblent en même temps, c’est la fin de la récré. La pièce va devoir commencer. Un technicien, écouteurs sur les oreilles, en contact avec la régie, vient frapper à la porte de la loge de “Monsieur Alain Delons” et le prévient de l’imminence des trois coups.
— Tu restes voir le spectacle ? me demande Alain. Je t’invite.
— Non merci. Je crois que j’ai besoin d’air...
Drrrrriiiiinngggg...
Je laisse le vieux lion terrassé et triste dans sa cage. Alain Delons est fin prêt. Il se lève, les bras ouverts.
— Comment me trouves-tu ? me demande-t-il.
— Royal ! réponds-je.
Et Alain m’embrasse chaleureusement, fraternellement, paternellement... Je sors de la loge. Je referme la porte et redescends lentement les escaliers du Marigny avec une sensation fantomatique. Si la sonnerie est si stressante, c’est que quelque chose de grave va avoir lieu très bientôt. Ce n’est pas seulement une pièce de théâtre qui va commencer, c’est tout un monde qui se termine. » (L’Homme qui arrêta d’écrire, 2010, pp. 590-597)

Intégration littéraire

Notes et références