Thomas Wolfe

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Thomas Wolfe

Thomas Wolfe est un écrivain né le 3 octobre 1900 à Asheville et mort le 15 septembre 1938 à Baltimore.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

C’est dans la librairie des éditions du Dilettante, dirigées par Dominique Gaultier, que Marc-Édouard Nabe découvre en juin 1986 Le Temps et le Fleuve de Thomas Wolfe. Vanté par Jean-Louis Kuffer et par Gaultier lui-même (qui dira à Nabe : « C’est ta pointure »), Nabe commence la lecture des œuvres de Wolfe en vacances dans la famille ardennaise d’Hélène :

« Vendredi 4 juillet 1986. — [...] En ce moment, il ne faut pas me parler d’Amérique, je lis Thomas Wolfe ! Ça c’est l’Amérique, la vraie. Moi qui ne connais même pas New York ! Peut-être n’irai-je jamais... New York se dresse des pages de Wolfe... Le roc pris dans la toile... Je lis indifféremment un livre ou un autre : ça se lit n’importe où du Wolfe parce que justement, ça ne se lit pas...
Wolfe n’est pas un grand artiste, il est “artiste” et c’est un grand. Peut-être lui faut-il brasser tous ses mots inutiles, imbriquer de bric-à-brac ses scènes fastidieuses, coller à la va-vite ses visions sentimentalistes, s’éterniser avec lui en élégies ridicules antilittéraires pour parvenir à ses trouées géniales qu’on ne voit jamais ailleurs. Wolfe c’est le lyrique pathologique, il fout tout en l’air parce qu’il en fait trop : un homme comme je les aime, comme je les aime trop.
Quand Thomas Wolfe sort de l’atmosphère romanesque, c’est cosmique : un vieux billard en ruine entreposé dans le magasin d’un Noir ; l’arrivée d’une grande dame dans un cimetière du Sud ; le fleuve Hudson vert des peurs des hommes qui s’y sont noyés en esprit ou pas ; l’odeur des lilas ; le sommeil d’un bébé ; les mains croisées en arche osseuse d’un vieil oncle sur son pantalon ; les milliers de visages inconnus qui hantent une mémoire ou bien un couple de flics titanesques qui ont “l’énergie farouche et sans âme de la terre elle-même”...
Oui, c’est un romantique, et alors ? Puéril et pataud, Wolfe ne se retient pas : il jouit, et beaucoup, et longtemps : Niagara de sperme. C’est l’homme de l’autodéluge. Son cœur est une sorte d’Himalaya qui serait un volcan comme le Vésuve. La littérature est son Pompéi, victime de ses éruptions frénétiques. Le déferlement lui sert d’épopée. C’est son moteur pour atteindre l’épique pur, celui qu’aucun intello phraseur ne touchera jamais.[1] »

En juillet 1988, lorsque Nabe commence à composer le second tome de Zigzags (inédit à ce jour), il projette d’intégrer un texte sur Wolfe : « Le torrent d’adjectifs »[2].

En mai 2018, Nabe diffuse un Éclat, filmé dans sa galerie en septembre 2016, « Wolfe est un loup pour la galerie », où un visiteur américain lit un extrait de la biographie de Thomas Wolfe par David Herbert Donald.

Témoignage de Matthieu Gouet (traducteur de Wolfe[3])

J’ai trébuché sur le nom de Wolfe comme sur un énorme caillou en lisant « Le Barde du Bonheur »[4], texte où Nabe rapprochait l’Américain du titan britannique Powys. Quelques mois plus tard, j’étais justement en pleine lecture anglaise de Look Homeward, Angel quand Nabe a ouvert sa galerie rue Fréderic-Sauton et que je l’y ai rencontré en septembre 2015. On a évoqué ces deux colosses de la prose lyrique, ce qui amena Marc-Édouard à mentionner The Story of a Novel, un texte de Wolfe peu connu et qu’il n’avait jamais lu faute de traduction. Je pus mettre la main sur ce récit assez court grâce au net et décidai d’entamer une version française, mettant de côté un autre projet, mon premier, trop long pour commencer de toute manière. Je l’annonçai à Nabe, qui lors d’un vernissage m’incita à parler à certains invités, me permettant ainsi de savoir où présenter la traduction. Je le fis peu après sous ses encouragements, terminant le manuscrit fin décembre, et L’Histoire d’un roman fut publié chez Sillage en mai 2016.
Le livre est court, et pourtant Wolfe a le temps de retomber à deux doigts du transport délirant qu’il cherche justement à décrire. Sa sincérité émeut autant que sa candeur déconcerte. Après l’avoir lu, Nabe m’a fait remarquer que Wolfe y apparaissait lucide en même temps qu’aveugle face à d’évidentes erreurs de procédé. Le fonctionnement presque maladif, super-proustique de la mémoire de Wolfe, telle que décrite dans le livre, n’était pas sans interpeller Nabe également. Il faut dire que pour l’un comme pour l’autre, toute œuvre est autobiographique. Ils ne peuvent échapper à la vérité qu’ils ont à dire sur leur entourage. Tant pis si ça passe mal : Wolfe s’est mis toute une bourgade de ploucs à dos, Nabe aussi (le « tout-Paris »). Ils ont en commun d’être de grands vexeurs qui semblent cruels parce qu’ils cherchent à être justes. Et puis, ils vont chercher l’émotion et la trouvent dans de puissants élans (comment supporter que les choses ne soient pas dites à la mesure qu’il faut ?). La façon diffère, bien sûr : Nabe se balance comme un jazzman sur les harmoniques du moment pour faire pulser sa phrase, alors que Wolfe déroule, incontrôlable, un lourd maëlstrom mahlerien où les beautés percent dans le bordel. Mais il y a en tout cas chez tous deux une certaine ivresse naturelle (bien loin de celle de l’alcool, où Wolfe se baigne mais que Nabe méprise) que leur procure l’énormité de l’existence. Puisqu’ils exaltent devant elle, l’intensité de leur chant doit noyer la demi-mesure, le modéré, le minimal. D’ailleurs, quand ils lisent ils vont surtout chercher la grande littérature dans d’interminables pavés effervescents où se déversent des flots de sensations, sachant que c’est là qu’on trouve la vraie vie, débordante et bouillonnante pour ceux qui savent la vivre.

Citations

Nabe sur Wolfe

  • « Un seul me rappelle Powys, par la temporalité homérique de son discours, c’est Thomas Wolfe aux “romans” à la langue aussi bien pendue. Wolfe le Niagara d’adjectifs, le fleuve de mots dans lequel se sont baignés tous les Hemingway, tous les Faulkner suivants... Le torrent Powys a-t-il rencontré le torrent Wolfe ? Ces deux géants arpentant le Nouveau-Monde ! Quel choc de titans ! S’il a eu lieu ce fut probablement dans un train. Je ne connais pas deux meilleurs chantres de la locomotive américaine ! Comme Wolfe, en plus religieux Powys écrit ses romans dans le style abondant des conteurs ancestraux qui avaient tout leur temps pour faire apparaître les dieux... L’histoire dérive, se gonfle, s’attarde. L’artiste s’éternise... Les personnages sont mythiques et les sensations aussi finement décrites que les décors. La voix peint ! On entend les couleurs de l’âme ! Ce que nous cherchons nous autres lyriques du siècle qui l’est le moins, Powys et Wolfe l’ont trouvé (ah ! si Paul Claudel avait écrit un roman !) avec toute l’imperfection indispensable qui manque à Céline et à laquelle il n’était pas tenu de par la langue française qui exige un soin du mot, une maîtrise de la masse romanesque à la page près qui s’accorde mal avec le flux tumultueux des Américains ou Russes portant leur peuple dans le cours de leur balourdise et de leur naïveté. Ils ne construisent pas, mais ils chantent ! Ah ! Quelle chance de ne pas être français ! Powys et Wolfe n’ont pas eu à lutter contre cette élégance logique propre à ma langue maternelle. Ils pouvaient délirer, et tant pis si Maxwell Perkins a tailladé dans la tétralogie wolfienne, si les éditeurs du Wolf Solent l’ont réduit considérablement ou si dans Glastonbury plusieurs centaines de pages ont sauté ! Il leur en restait toujours 600 ! 700 ! 1 000 !... Aujourd’hui le jeune lyrique français qui, follement, veut suivre, dans sa langue, la voie ample des Wolfe léviathanesques, des Powys mammouthéens, n’a plus qu’à crever face aux impératifs de notre triste époque (écriture “blanche”/250 p./moins de 100 francs), crever de chagrin comme ces autres albatros amputés des ailes du septième art : Abel Gance, Erich von Stroheim... Powys est passé à côté du cinéma, comme de la musique, mais ces ogres insatiables et enfantins sont ses frères. » (« Le barde du bonheur », Plein chant, n°42-43, automne 1988)
  • « Samedi 5 juillet 1986. — [...] Thomas Wolfe. Quel choc somptueux ! À rajouter définitivement dans ma liste... Les gros ours qui puent...
Il n’est pas souvent bon, il est même rarement bon, mais quand il est bon, il est sublime. Son sens du grandiose ravage tout. Wagner est un nain à côté. Thomas Wolfe est démesuré comme la mer. D’ailleurs, on ne lit pas Wolfe, on le regarde comme la mer. Ses pages sont une infinitude de vagues dont le spectacle ne lasse pas. Il n’y a pas une idée qui vienne troubler la surface superbe de sa littérature océanique. Pas vraiment de style, sinon celui de la rhapsodie lyrique, son art est multisymphonique. Il excelle dans l’envolée descriptive qui emporte tout : les réticences comme les admirations... Très mauvais dans les dialogues, Wolfe patine dans les scènes. C’est un Balzac pas doué qui voudrait écrire La Comédie américaine. Ce qui est poignant, c’est l’atroce sentiment de nostalgie du narrateur duquel semblent naître — comme des géants sortiraient de la terre du Temps — des personnages extraordinaires, mystiques...
Il regrette ce qui s’est passé, mais ce qui se passera aussi. En ce sens, sa machine à remonter les souvenirs s’emballe parfois jusqu’à les anticiper. Je n’ai jamais lu quelqu’un qui donne autant de consistance aux sensations prémonitoires.
Littérature de l’oubli et de la menace. Wolfe écrit sur le bord d’un gouffre où grouille encore le monde qui l’a précédé. Il dit d’ailleurs clairement qu’il a une “mémoire tenace, exaspérée par son désir et sa rage et qui ramène dans ses filets, des profondeurs abyssales du passé, mille instants de vie miroitant comme des poissons”. En effet, mile visions lui viennent et plus il cherche à les effacer de sa mémoire en s’en souvenant, plus elles dansent en grimaçant de sadisme dans sa caboche d’ogre ivre. » (Inch’Allah, 1996, p. 1694)
  • « Jeudi 7 juillet 1986. — [...] Thomas Wolfe. Finalement, ce qui me touche le plus dans la littérature des autres, c’est mon lyrisme.
Wolfe, c’est le roi des lumières de fin octobre et des trains sillonnant la nuit effrayée. C’est le roi des ploucs rougeauds qui songent à Dieu sait quoi. C’est le roi des torrents de montagne qui traînassent en moussant et des sons surtout ! Le roi du son des sabots des mulets sur la route, le son des voix monotones qui dévident lentement “le fil bavard de la destinée”... Et bien sûr les odeurs, le roi des odeurs, c’est Wolfe : celle des toiles d’araignées, du bois craquelé et luisant, celle du cidre et des tomates pourries sur la branche, celle du foie dodu, du phénol, et des clous, l’odeur des clous... L’odeur d’un Noir et de son cheval pendus ensemble, l’odeur des feuilles de nénuphar en décomposition, bref l’odeur du Sud !
C’est le genre de type qui attend un train en gare avec l’intensité d’un condamné à mort sur le point de monter sur l’échafaud. Chaque instant est vécu comme le dernier, un dernier qui aurait la saveur d’un premier. Avec Wolfe, c’est à tout moment l’apocalypto-genèse de tout. » (Inch’Allah, 1996, pp. 1695-1696).
  • « Lundi 14 juillet 1986. — On entend de vagues flonflons de l’autres côté de la Meuse. Même sur Uranus, la vie ne louperait pas un 14 juillet... J’ai apporté ma somme wolfienne sur un banc... Je lis Le Temps et le Fleuve face à la Meuse qui prend du coup des faux airs d’Hudson... Voilà encore une déterminance : Wolfe n’a pas choisi le Mississippi comme Faulkner et compagnie, il a choisi d’Hudson ! Le fleuve qui entre dans la ville, le fleuve qui se mouille ! C’est dans son lit qu’on a retrouvé le cadavre flottant d’Albert Ayler.
Si Thomas Wolfe écrit tant, c’est qu’il n’arrive pas à dire une seule chose à la fois. L’inexprimable le rend loquace et éloquent. Il n’en finit jamais de dire qu’il ne trouve pas la phrase qui exprimerait parfaitement cette sensation qui le torture : comment dire ce qu’il y a à dire ? Toute la littérature wolfienne est une tentative pour donner un langage à ce qui d’ordinaire laisse sans voix, c’est-à-dire la profusion des émotions paralysantes. Wolfe sait qu’il n’a pas assez de mots à verser dans la parole du chant du monde et qu’il n’a plus qu’à foncer dans un train, rapide comme le projectile d’une arme à feu, dans le noir, droit devant lui, comme dans un “tunnel de dix mille jours furieux et hallucinés”...
Grande musique. Quand Wolfe commence à chorusser, c’est Coltrane, on ne l’arrête plus, il va toujours plus loin dans l’exaspération lyrique d’un sentiment. Dans L’Ange banni, que j’ouvre au hasard, il se lance vers la page 370 dans un “portrait moral” de l’homme, tout simplement. Il y a là cinq pages sublimes que personne encore n’avait écrites, lucides et naïves à la fois, où l’être humain est mordu, secoué, brutalisé, caressé, embrassé comme seul Dieu aurait osé le faire... » (Inch’Allah, 1996, p. 1702)
  • « Mercredi 23 juillet 1986. — Je me laisse écraser par Thomas Wolfe comme une petite fille qui traverse juste au moment où passe un gros camion...
C’est un béat. Et il sait faire parler la béatitude, ce qui est rare. D’habitude, la bouche de l’extatique reste ouverte sans que rien n’en sorte. Wolfe expulse de son ébahissement devant l’énormité du monde des flots tumultueux de mots. Pas n’importe lesquels, des mots qui correspondent réellement et chacun à une sensation. C’est un écrivain sensationnaliste. Il veut tout dire de ce qu’il a ressenti : c’est sa propre tyrannie qu’il impose à coups de souvenirs. Il a trop de mémoire (d’ailleurs il a trop de tout), alors il faut que ce qu’il se rappelle recouvre ce qu’il vit pour qu’il accepte d’oublier un instant ce u’il est en train de vivre !
C’est à ce prix qu’il pouvait embrasser les remembrances douloureuses d’un passé increvable, et les échappées délirantes vers l’avenir effrayant. Le présent est une mare de marasme stagnant dans laquelle Wolfe — éperdu d’amour —, se mire comme un Narcisse maso.
Il veut découvrir son œuvre comme Christophe Colomb a découvert son pays. Il ne tient pas forcément à prendre la bonne route pour y parvenir. S’il n’atteint pas les rives de l’Œuvre Parfaite, tant pis ! En chemin, il a vu des choses, et ces choses, Wolfe excelle à les montrer sur des centaines de pages autobiographiques. Il prend les anges bannis ou exilés au filet. Et il jette ses rocs de vie dans le fleuve du Temps.
La Nature violemment indifférente aux choses de l’homme a trouvé son chantre dans cet écrivain brouillon. Seul Wolfe réussit à entrer dans la sauvagerie féminines de la vie à l’état brut. C’est ça qui le fait chanter. » (Inch’Allah, 1996, p. 1710-1711)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. Marc-Édouard Nabe, Inch’Allah, Éditions du Rocher, 1996, p. 1693.
  2. Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Éditions du Rocher, 2000, p. 2800.
  3. Matthieu Gouet a traduit des lettres (http://www.matthieugouet.com/traductions.html) et un livre, L’Histoire d’un roman, publié aux éditions Sillage en 2016 (https://editions-sillage.fr/?p=164).
  4. Marc-Édouard Nabe, « Le barde du bonheur », Plein chant n°42-43, autonome 1988 (repris dans Oui, 1998).