Les tournesols de Dovjenko

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Couverture du numéro 33 de Trafic

Les tournesols de Dovjenko est un texte de Marc-Édouard Nabe publié dans la revue Trafic (numéro 33) au printemps 2000.

En 1928, le directeur de l’Office Cinématographique d’Ukraine est très emmerdé. Il ne sait pas quoi penser des bobines que vient d’apporter un inconnu total… Il préfère convoquer les deux héros du cinéma soviétique : Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine) et Poudovkine (La Mère). En ombres chinoises, ils se glissent dans la Salle aux Miroirs de Moscou... Le film a commencé et se reflète dans les glaces comme pour en augmenter son aberrante complexité.
Zvenigora ! Un cinépoème abracadabrant où l'on voit des cosaques à cheval au galop ralenti, et un grand-père paysan qui abandonne sa charrue pour les suivre, sabre au clair, sur son canasson. On tire des Polonais dans les arbres et un moine satanique sort d'une trappe dans l'herbe avec une lanterne à la main. Il y a également un duel entre un guerrier et un enfant (c'est l'enfant qui perd) et un trésor caché sur une montagne « sonnante ». Et encore des Vikings qui se coupent la tête à tour de rôle, des usines en marche folle et un train qui ne déraille pas : il n'en fallait pas moins pour tourner, détourner et retourner toute l'Histoire de l'Ukraine en un seul film.
Fin. Lumière. En silence, les deux déjà génies se lèvent et se dirigent vers l'auteur de cette Zvenigora : ils l'étreignent d'admiration. Désormais, ils seront trois pour révolutionner le cinéma. Un nouveau maître est né, c'est « cette souris capable d'accoucher d'une montagne », dira Eisenstein : un petit homme fier et exalté, très blond, du nom d'Alexandre Dovjenko.
Seuls les Russes peuvent être aussi peu mesquins et jaloux. L'élan irréfléchi vers la beauté, d'où qu'elle vienne, est une des choses qui m'émeuvent le plus sur terre. Je les vois tous les trois, Eisenstein, Poudovkine et Dovjenko, dans les bras les uns des autres entremêlant les arabesques de leurs lyrismes respectifs. Quelles flammes ! Lyrisme, le mot est dit. Qui a encore assez d'amour en soi aujourd'hui pour oser être lyrique ? Ce cinéma russe des années vingt et trente est une apologie du lyrisme, plus encore que de la révolution, pour peu qu'on doute qu'une révolution puisse se faire sans lyrisme.
Dovjenko est fragile dans sa puissance : il faut le prendre à ces cimes. Là où, trop hautes, elles cassent. Je pense à deux scènes de Zuenigora, non pas inoubliables, mais oubliables au contraire, tant ne pas pouvoir les oublier empêcherait d'avancer dans cette oeuvre remplie d'autres merveilles. D'abord celle où Dovjenko nous montre le premier petit-fils du grand-père, Timotée, à l'armée : c'est un bolchevik décontracté qui ne craint personne, et surtout pas cette demi-douzaine de soldats qui le visent de leurs fusils à baïonnette après qu'il a insulté le vieux général. Comme dernière faveur il demande à ordonner lui-même son exécution... Campé devant le peloton, Timotée crie : « Feu ! » Raté. Un militaire fait tout stopper in extremis (on songe à Dostoïevski sauvé de justesse). Alors, Timotée allume une cigarette avec la majesté d'un fauve et sort du champ... Autre scène : Pavel, le second petit-fils, à la fin de sa conférence dans un théâtre chic, sort un revolver pour se suicider sur scène. Emoi dans la salle. Comme une houle de mort, la menace court sur tous les visages, faisant des vagues variées : la peureuse, l'intrigué, le grave, le rieur, l'évanouie, l'incrédule, la compatissante, jusqu'à la jouisseuse – une bourgeoise que le spectacle de l'imminent sacrifice met en transes (elle se mord le bras). Finalement, Pavel se reprend et annonce qu'il a encore quelque chose à dire. Suspense. Il boit. Au moment où il va appuyer sur la détente, la police vient l'arrêter. Hystérie parmi les voyeurs. Une grosse femme, dépossédée de son orgasme, hurle comme si on l'avait assassinée. Le scandale est absolu.
Comment se relever de ça ? L'audace de Dovjenko face à la mort est peut-être ce qui éclate le plus dans ses films. Il n'a pas peur de la mort, c'est la mort qui a peur de lui. Frustrer la pulsion morbide des individus par le comique, aucun cinéaste n'en avait eu le désir. Et qu'il y parvienne malgré sa lourdeur folklorique et son onirisme fumeux est d'autant plus remarquable. Sa confusion est cousine de celle des artistes alogiques de son temps. Pour Dovjenko, seul un « zaoum » d'images peut lui permettre d'atteindre de telles culminances visuelles. Contre-plongées insensées, plans supersoniques, raccords déchirants, surimpressions féeriques, et surtout lumière éblouissante. La lumière de Dovjenko est le miel du cinéma russe, versé par pots entiers dans les yeux jamais assez écarquillés du spectateur.
Avec Arsenal (1929), l'épopée historico-symbolique tourne au chant pamphlétaire, et pas moins outrageant pour les regardeurs tranquilles qui craignent le mélange des genres. Certains coupent la lumière, ou le son. Dovjenko coupe le souffle. Arse­nal est irrespirable. Ça commence, avec une magnifique indécence, par un soldat qui pelote une paysanne prostrée. Puis une semeuse s'effondre dans son champ de blé. Ça ne lui suffit pas, Dovjenko est « inapaisable » (c'est son surnom), il montre, comme une archive rapportée du Pays de l'Allégorie, un soldat manchot et son cheval. A l'aide de son seul bras, le type frappe sa bête maigre comme une mère bat ses enfants (d'ailleurs on la voit, cette mère). Les plans au garde-à-vous (fixes) se répondent, mais on ne sait desquels émane le plus de violence. Certainement de ceux du manchot, la bride du cheval entre les dents, en train de tabasser son animal qui finit par parler. Oui ! Chez Dovjenko, les animaux parlent (tourner un film muet sur l'Arche de Noé, vite !). Carton : « Ce n'est pas moi qu'il faut frapper, Juan ! » (« dixit » le cheval).
Boum ! Une explosion ! Une autre ! C'est la guerre. Il y en a eu, des visions de la guerre de 14 au cinéma (et ailleurs)... Pourquoi celle de Dovjenko va chercher au fond de vous le petit morceau de sens du sublime qui reste, et, en le ressortant par la bouche, vous retourne du tout au tout ? Ça resterait un mystère, si on avait le temps, mais ça va vite, un film de Dovjenko (24 infarctus/seconde). La guerre, pour lui, ce sont des soldats qui succombent aux gaz hilarants. Les Russes tombent comme des mouches pliées en quatorze ou en dix-huit. Malgré leurs masques à gaz, ils rient à en mourir. J'en vois même un gros à lunettes qui arrache son masque, il n'en peut plus : c'est trop drôle, la mort ! Il pouffe, tout noir de poussière de suie, et crève de rire. Un autre est photographié déjà en cadavre crispé, le rictus embourbé dans ce gag suprême : perdre la vie !
Aussi fortes, les images de l'ombre du lâche qui jette son fusil et que son chef exécute sans frémir, ou bien celles du train emballé plein de soldats d'où bondit dans un dernier soupir un accordéon plus vivant que son musicien. Ou encore celles des trognes de ce cortège de nationalistes congestionnés (la femme au chapeau à l'aile de pigeon, le barbu qui lit son discours), et celles des expressions du bureau­crate qui se fait tuer par le soldat qu'il menaçait après que celui-ci a gentiment retiré son revolver pour le diriger contre lui !
Dans Arsenal, tout est filmé en contre-plongée, en contre-jour et en biais à la fois. Ça donne cet effet de collage dadaïste. Des morceaux d'imperméables, des bouts de pansements, un coin de casquette, du cuir de gabardine, quelques rouages de machines et un sourire semblent à chaque instant assemblés pour mieux se désinté­grer aussitôt sous le mouvement de la caméra. Quand je dis dadaïste, je pense à George Grosz, dont on a, avant moi, remarqué la proximité avec Dovjenko, même si Grosz met plutôt l'oeil sur la voie d'un expressionnisme à la Otto Dix qui colle davan­tage à l'arsenal dovjenkien. La révolte des ouvriers barricadés dans la forteresse armée de Kiev ne doit pas cacher que le film de Dovjenko est un grand tract contre la guerre, déchiré, recollé, redéchiré. Ce n'est pas pour rien qu'on y voit une icône faire la grimace (sic !). L'exécution des déserteurs les uns après les autres est l'oeuvre d'un seul soldat au revolver appliqué, comme si un peloton était impossible à composer en ces temps d'insurrection. Ils tombent tous jusqu'au dernier, encore cet arrogant Timo­tée de Zuenigora qui, cette fois, pour finir d'une façon suffocante ce deuxième chef-d'oeuvre d'Alexandre Dovjenko (ne vous inquiétez pas, il n'y en a «que » trois), ouvre brutalement en grand sa vareuse, et offre son tarse à la lumière, autant dire à la mort.
Ce torse nu est si beau qu'on a envie d'écrire dessus le mot « Fin ». Fin du cinéma, muet ou pas. Hélas pour les désenchantés, il va falloir déchanter, Dovjenko a encore un chant à chanter. Et quel chant ! Un hymne !
Eisenstein est « le plus grand cinéaste de tous les temps », et c'est pourtant Dovjenko qui a réalisé « le plus beau film du monde ». Zemlia ! Avec La Terre (1930), on n'est plus dans un dessin de Grosz ou une peinture de Dix, mais dans un tableau de Malevitch. Dans les tout derniers tableaux de Malevitch si controversés même, ceux où son âme a su trouver la sortie – figurative n'importe – dans l'espace... Il est étrange que personne n'ait vu en Dovjenko et Malevitch des frères. Alexandre et Kasimir ! Deux génies ukrainiens, ce n'est pas si courant ! L'Ukraine et ses paysans hiératiques et éblouis de soleil froid est partout dans l'ultime peinture de Malevitch, exactement contemporaine de La Terre de Dovjenko. Ça respire ! Ça respire ! La grandeur en remontre à toutes les naïvetés. L'air souffle du fin fond des bronches de Dieu. Car, on a beau dire, La Terre est un film mystique, comme les tableaux de l'ex-suprématiste où il plaçait, dans des champs de blé religieusement moissonnés, des paysans aux visages vides, mais avec une foi visible. On les retrouve, ces champs, au début de La Terre, d'abord battus par le vent. La terre est une mer, elle aussi. Tout lyrisme procède de la mer. C'est le mouvement des mouvements. Le grand-père meurt. Les siens l'entourent. Pas une once de tristesse dans cette ouverture symphonique. « Je mangerais bien quelque chose », dit le vieux qui se redresse. On lui tend une poire, il l'essuie sur sa manche et croque dedans avec plus de bonheur qu'un enfant pourrait le faire. Il se recouche et dit : « Je meurs », et meurt. Ah ! La vie est si belle quand on va mourir ! Une telle joie naturelle à trépasser, dans la moelleuse logique des choses, confond les pauvres mortels dans leurs plus horribles angoisses. Si les pleureuses qui suivent font mal à voir, c'est qu'on comprend vite qu'elles ne sont pas hystérisées par la mort du grand-père, mais par ces salauds de koulaks qui tuent le bétail pour imposer leurs machines. Le père de famille est contre la mécanisation. Il se bute, dans sa barbe noire, il tourne le dos à son fils, le beau radieux Vassil qui, lui, est pour. Quels beaux regards clairs de dédain amoureux se lancent le père et le fils ! C'est d'une antiquité fébrile !...
C'est le grand jour. Trois vaches blanches sont sur le sabot de guerre. Les paysans sont suspendus aux lèvres de l'horizon. Les nuages n'en mènent pas large (ô Dovjenko, pourquoi filmes-tu si bien les nuages ?). Les femmes trépignent. Tout le monde est en pré-extase.
« Il arrive ! »
Ça hurle de partout. Il arrive ! Qui ça ? D'où ? Les têtes et les corps ne semblent être là dans le cadre que pour mettre en valeur les cieux trop bleus (on n'est pas plus dans un film « en noir et blanc » que dans un film « muet »). Le voilà ! C'st la folie... Un tracteur. Le Tracteur. C'est Vassil qui le conduit. Il grince, il fume, il roule. Toute la campagne exulte. Soudain, il s'arrête. L'univers cesse de respirer. Le Tracteur est en panne. « Plus d'eau ! » Prostration. Les immobiles dépriment autour de la machine morte. Une idée ! Pisser dans le radiateur... Les hommes debout dessus urinent en riant. Le Tracteur repart ! Hourra ! Vive le progrès remis en marche par la fonction vitale ! Si ça c'est pas mystique ! Le Tracteur, c'est Dieu, bien entendu. Les paysans l'attendaient comme le messie et le considèrent comme leur sauveur. Pisser dans un sauveur pour le faire repartir, quelle trouvaille ! La vessie pour le messie... Qui d'autre que Dovjenko – et sans doute sans le vouloir – aurait pensé à donner à Dieu sa véritable physionomie : celle d'un tracteur ?
Tempête de joie ! Les femmes tressent des couronnes de blé, les hommes sont dans le pétrin. C'est une explosion d'épis, d'herbes, et de grains. Les appareils ont l'air humains : ils dansent en malaxant la farine. Les pains sortent des fours en pleine forme. La frénésie est de rigueur. L'abstraction baisse les bras.
Vassil est heureux. C'est la nuit. Il rentre chez sa fiancée. Il danse tout seul pour la pleine lune. Ses pas font de la poussière blanche qui monte du sol du chemin, comme de la fumée, embrouillardant peu à peu de lumière le danseur tout noir, puis le paysage, le ciel, l'écran : tout est illuminé par la danse dionysiaque de Vassil, ce faune du futur. Tout à coup, il s'écroule. On distingue une ombre qui s'enfuit. Un cheval relève la tête.
Vassil est mort. Quelqu'un lui a tiré dessus. Son père soupçonne le cousin Khoma, mais celui-ci nie le crime. Le père est magnifique dans sa douleur : il a compris pourquoi son martyr de fils a donné sa vie. « Vassil est mort pour la vie nouvelle, enterrons-le d'une façon nouvelle ! » Sans pope ni sacristain, avec des chants, énormé­ment. Pour chanter, les paysans chantent. On les entend rien qu'à les voir. Quel enterrement ! Papal païen ! Celui dont chaque homme rêve. Le cercueil de Vassil n'existe pas : le mort est enterré à la belle étoile, en plein jour... Il n'est pas porté en terre, mais en ciel. La caméra de Dovjenko rase le cadavre transporté, il semble glisser tout seul le long d'un champ de tournesols. La mère de Vassil accouche pendant qu'on fête la mort de son grand fils. Le pope bafoué, dans son église, implore le Créateur de punir les impies qui se prêtent à cette mascarade panthéiste. La fiancée de Vassil, dans son isba, est totalement nue et hurle de douleur sur son lit. Les chevaux galopent dehors. Khoma court dans la campagne pour soulager sa conscience. Le rythme s'accé­lère, et tous ces éléments se déchaînent en même temps. Personne n'a jamais vu ça. Un cheval en sueur. Une femme nue qui cogne contre les murs de sa chambre. Une autre qui accouche en hurlant. Des chanteurs égosillés. Un mort dont les branches de pommiers caressent la figure en passant. Un pope convulsionné qui jette l'anathème sur les hommes. Et à nouveau la fille nue avec sa natte qui déchire ses rideaux. La mère. Le cheval. Le pope en transe. L'assassin qui avoue son crime dans l'indifférence générale. Les kolkhoziens qui chantent. La douleur et la joie font l'amour.
Il pleut. Tout va se laver. Les pommes filmées comme des seins ruissellent des larmes de l'orage. Les gouttes tombent du ciel parce que celui-ci aime la terre. Elles sont le sperme du Seigneur, qui est communiste, comme chacun sait. D'ailleurs la résurrection est déjà là. Vassil apparaît à sa fiancée extasiée. La vie, et qu'importe si elle doit beaucoup au rêve, a gagné. La mort, une fois de plus, est ralliée au parti de vivre : elle ne peut rien contre ce qui a existé et donc existera toujours. C'est la leçon de Dovjenko.< br/> Qu'est-ce qu'il pouvait faire après La Terre ? Rien. C'est exactement ce qu'il a fait. Trois fois rien, c'est-à-dire trois, quatre films sans grand intérêt. Ne croyez pas les cinéphiles qui vous font croire qu'il y a une vie après La Terre. Après La Terre, Dovjenko est fini. Son génie a joui. C'est bon. C'est normal et ce n'est pas triste.
Personne ne peut sauver Ivan (1932) sans être malhonnête. C'est comme si à l'arrivée du parlant Dovjenko n'avait plus rien à dire. Pourtant c'est le seul maître du Grand Muet qui, en plein mutisme, avait appelé de ses voeux la mutation. Ce n'était jamais assez moderne pour lui. Il rêvait d'écrans extensibles, et chaque intertitre semble dire au spectateur : « Vivement que vous entendiez ce que vous lisez ! » Si Ivan, cette histoire de paysan converti à l'ouvriérisme par son travail au barrage sur le Dniepr est d'une connerie soviétique patente, ce n'est pas ce qui en fait un mauvais film peu digne de l'auteur d‘Arsenal, merveille bolchevique... C'est que Dovjenko a égaré sa caméra : la politique n'est pas responsable des objets perdus. Il ne sait plus montrer le chantier, les visages des travailleurs et les ventres des machines comme il devrait, c'est-à-dire non pas en long ou en large, mais en travers. Chanter le bonheur de la dictature à pleins poumons ne suffit pas à retrouver la forte lumière qui esto­maque les âmes. L'image est plate. Dans le genre, Leni Riefenstahl a fait mieux : elle, au moins, continuait de prendre ses personnages par-derrière. À nazie, nazie et demie... Ne parlons même pas d'Eisenstein qui, dans ses pires séquences propagan­distes, ne cède jamais sur son originalité filmique. Le parlant + Staline ne sont pas des excuses pour rater une oeuvre. C'est à peine si, dans une mise en scène de télé scolaire, on reconnaît Stepan Chkourat, avec son pouce difforme, qui nous avait tant bouleversés dans La Terre.
Curieusement, les difficultés que lui pose le régime stalinien pour tourner son film suivant le lui font presque réussir ! Etre brimé accentue son « revenez-y » poétique. Dovjenko rebande dans Aerograd (1935). Le scénario est excellent : une ville au bout du monde totalement totalitaire doit être édifiée. C'est comme un fantasme, on ne la verra jamais, et l'histoire de sa construction stagne dans des escarmouches qui en constituent les enjeux. Aerograd, c'est juste un nom, et pour le réaliser il ne faut pas moins d'une bonne vingtaine de Mandchous, de Russes, de Chinois et de Japonais qui se massacrent dans la taïga préhistorique. J'adore cette option pessimiste de montrer que les grandes idées du futur s'enlisent dans des combats ancestraux qui puent le passé. C'est beaucoup plus fort que d'anticiper une science-fiction d'avance démodée.
Aerograd, ce sont des rustres qui se battent à coup de visions dans la forêt sibé­rienne. Un avion chante dans le ciel, et ça suffit comme naturalisme. Presque tout le reste est tourné en studio, et pas un instant le toc ne gène. Les Russes poursuivent les Japonais au milieu des arbres enneigés et les tuent après leur avoir laissé proférer une dernière insulte à leur encontre. Des peaux de tigres, des cabanes, des barbes blanches et des skis, des sabres de samouraïs et des fusils. Mais aussi des enfants chinois, des parachutistes hilares, des veuves qui s'écroulent les unes après les autres lorsqu'on leur annonce, comme pour un appel à l'envers, la disparition de leur mari au combat, et bien sûr toujours de la mort, beaucoup de mort, toujours beaucoup... La plus belle scène est l'exécution du « traître » à la cause aérogradienne (un simple conservateur qui adore la forêt) par son meilleur ami, un progressiste indéfectible. Il l'emmène au fond du bois et l'espion est liquidé par le partisan. Qu'ils soient frères dans l'âme rend la situation quasi grecque ! Le condamné se cache à notre caméra tellement il a honte et se laisse tirer dessus en criant : « Maman ! » D'avoir été capable et obligé d'accomplir ce geste a fait vieillir le justicier de dix ans en une seconde. Ce moment grandiose ne suffit pas hélas à faire d‘Aerograd le quatrième « tournesol de Dovjenko ». Pas plus que l'ouverture, en effet extraordinaire, du chef-d'oeuvre raté suivant, Chtchors, où justement des tournesols plein écran explosent d'une façon sacrilège sous les obus allemands.
Epopée grandiloquente censée raconter les exploits d'un commandant de l'Armée rouge, Chtchors (1939) ne peut en rien, et même de loin, être comparé à Alexandre Nevski (1938), monument indéboulonnable du Grand Serge. Le patriotisme n'a pas souvent du génie. Chtchors a tout d'une fresque, mais c'est un timbre-poste agrandi : il y manque même quelques dents... C'est un chromo fait pour impressionner les cocos gogos et les anticocos contons. Dovjenko braque trop son projecteur sur la personnalité vide de poésie – et on sait que la vraie politique est d'abord un acte poétique (de Charlotte Corday, ma chérie, à Che Guevara, dont personne n'ose encore tourner la vie, ça se vérifie) – de ce commissaire politique iconique et jamais déconnant. La figure pittoresque de son vieux gros Bojenko, à ses côtés, n'est pas non plus falstafenne au point d'enthousiasmer ceux qui assistent aux pénibles commandements de Chtchors, la rampouille ukrainienne. Dovjenko a mis beaucoup dans son film, mais comme il était sans fond, tout est passé à travers. Sa caméra a oublié La Terre, elle filme neutrement ce dadais belliqueux dans sa croisade folklorique contre les Boches de 14-18, mais aussi contre les anarchistes. Ah ! C'est bien une idée de Staline ! Dovjenko aurait dû tenir bon et imposer son projet sur Tarass Boulba. Une hagiographie du chef cosaque infanticide eût été préférable à celle de ce marxiste-léniniste pas du tout attachant. Je vois dans la fameuse scène de la mort de Bojenko l'autoportrait le plus pathétique de Dovjenko : sur son brancard, transporté dans un champ de blé incendié, le soldat ne se décide ni à mourir ni à vivre. Il s'agite, il râle. On est loin du grand-père de La Terre, serein et certain de la beauté qu'il quitte et de celle qui l'attend. Après Chtchors, Dovjenko passera la guerre à écrire des articles patriotards et à tourner des documentaires une fois de plus très surestimés. Au milieu de son champ de projets en flammes, il se redressera une dernière fois, comme un tournesol relevant sa blonde couronne de pétales ondulant sous le vent, hélas de l'Histoire.
C'est Mitchourine (1949). Comme Nikolaï Chtchors, Ivan Mitchourine a existé. Horloger à la base, c'était un savant fou à la Courtial des Pereires, sauf qu'au lieu de cultiver artificiellement des pommes de terre Mitchourine voit plus grand. Il veut inventer de nouveaux fruits et légumes et travailler toute la journée dans son jardin pour acclimater des plantes tropicales à sa terre russe. Controversé par tous les pouvoirs et toutes les académies, l'hurluberlu barbichu lutte et finit par triompher en offrant à la foule ses tomates du pôle Nord, ses mangues groenlandaises et autres bananes de l'Oural. Son truc, surtout, c'est de mélanger les fruits, et sa démonstration aux kolkhoziens ébahis du nouveau goût de la « poire-pêche » qu'il a frankensteinisée est un des bons moments du film, pourtant raté. « C'est de la fornication ! » proteste le pope darwinien venu maudire le biologiste, roi des hybrides. « Vous transformez le Jardin de Dieu en bordel ! » En effet, Mitchourine est une sorte d'Adam qui aurait chassé Dieu de son Eden afin d'être plus tranquille pour refaire le Paradis à son goût. C'est un démiurge du dimanche qui, avec bonhomie, sodomise Dame Nature avant la messe...
Dommage. Avec ce scénario, tiré de sa propre pièce, Dovjenko aurait pu produire, pour terminer, un beau grand film. Pour son premier « récit cinématographique en couleurs », il empâte son lyrisme dans un réalisme socialiste indigne de son ex-moder­nité à peine soulevé par de brefs élans lorsque Mitchourine dirige les pommiers en fleur comme un chef d'orchestre du Chostakovitch, ou bien qu'il revoit la jeunesse de son amour avec sa femme dévouée qui, en mourant, donne le tournis à la caméra... Roi des greffes, des pousses et des semis, Mitchourine est lui-même un croisement entre Tolstoï et Kropotkine : d'ailleurs, il vante les bienfaits du hold-up des espèces. La paix ne viendra pas de la révolution des hommes, ça on le savait, mais encore moins de celle des courgettes métissées aux framboises, fussent-elles les plus rouges qui soient.
Mitchourine est comme le dernier Dovjenko : un révolutionnaire du Cinéma convaincu par le cinéma de la Révolution. Il s'est cantonné à vivre dans son potager stalinien, croisant les idées avec les images, jusqu'à perdre le goût de l'art. Le créateur est devenu un re-créateur. Il est un maître des théories impossibles. Plus ridicule que naïf, et de moins en moins exalté, il préconise qu'il faut cultiver son jardin, quitte à en droguer les arbres de force pour qu'ils oublient leurs racines.
Lui, qui avait filmé Zvenigora, Arsenal et La Terre comme un oiseau chante, cesse définitivement d'être lyrique en 1956. Sans pouvoir voir les exploits des nouveaux héros de son pays, cette fois « dans les profondeurs du cosmos », Dovjenko meurt et prête son âme à sa femme Ioulia Solntseva, qu'on est en droit de préférer avec ses trois seins et son bikini en plexiglas en reine martienne Aelita dans le film de Prota­zanov (1924) que derrière la caméra, réalisant coûte que coûte les scénarios déjà couci-couça de son grand Alexandre. C'est lui rendre justice que de ne vouloir respirer que les trois tournesols que Dovjenko a plantés lui-même dans la terre du cinéma russe, et qui se tournent encore aujourd'hui vers notre soleil !
Dovjenko n'est pas Eisenstein, mais qui est Eisenstein à part Eisenstein ? Eisenstein peut-être, et encore... « Si j'en savais autant que lui, disait Dovjenko de son ami-maître, j'en mourrais littéralement. » L'enchanteur de la Desna, le poète de la mer, le barde de l'Ukraine en feu, était aussi un communiste pur et dur. Oui, un stalinien peut être un grand artiste ! L'emphase militariste et le nationalisme manichéen n'ont pas empêché Dovjenko d'être, dans ses meilleurs moments, le rhapsode du Grand Pan. D'une suprême fraîcheur, les tournesols d'Alexandre sont encore capables d'illuminer de leurs rayons jaunes les plus secrets coeurs d'or. « La beauté est plus grande que la vérité car elle la contient », disait justement Dovjenko. Si grande soit-elle, certains n'y peuvent contenir toutes les larmes qu'elle désire verser. À la Cinémathèque, ce ven­dredi, la jeune femme assise à côté de moi a éclaté en sanglots au troisième plan de La Terre.