Le Huitième ciel

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Couverture de la Revue d’histoire littéraire, décembre 2005

Le Huitième Ciel est un texte de Marc-Édouard Nabe, transcription d’une intervention orale au colloque du 19 novembre 2004, sur « Paris, sa vie, son œuvre » aux Invalides présidé par Jean-Jacques Lefrère, et publié en décembre 2005 dans la Revue d’histoire littéraire.

Moi c'est le Huitième. L'arrondissement parfait comme son chiffre l'indique. D'abord, c'est le quartier le moins littéraire. Il n'y a pas d'hommes de lettres, il y a surtout des hommes d'affaires. Par exemple, quand on va au Bristol, dans le bar du Bristol, on rencontre Paul-Loup Sultizer. Il m'est arrivé souvent d'être avec lui, on était tous les deux, chacun à chaque bout du bar. Ça me suffit à moi comme fréquentation d'écrivains ! J'évite ceux qu'on trouve toujours dans le Sixième, le Septième que vous connaissez et qui ne sont vraiment pas des ciels mais des cercles de l'enfer. J'essaie de fuir le plus possible le milieu littéraire et le monde culturel en général. Dans le Huitième, c'est très anti-culturel mais il y a beaucoup d'art. Quand je descends chercher mon pain, je passe devant un Bonnard, un Matisse, un Utrillo, un Soutine, les tableaux changent toutes les semai­nes, et on peut entrer dans les galeries les regarder, les toucher presque et repartir faire ses courses. Et puis ce qui me plaît aussi dans le Huitième, c'est d'être à côté du pouvoir. Quand un écrivain a la petite prétention d'être un tout petit peu subversif, c'est toujours bien d'être collé au Palais du Président. C'est entre le Ministère de l'Intérieur de la place Beauvau et le château de l'Elysée qu'on peut mieux réfléchir à ce que signifie être écrivain aujourd'hui et non pas hier.
Pourquoi le Huitième ? C'est le quartier qui est le plus de son époque. Ce n'est pas un quartier qui est à la mode ou qui est revenu à la mode : il est tou­jours de maintenant, c'est ce qui le rend si vivant. On a du mal dans le Huitième à se souvenir d'autres choses que de ce qui se passe aujourd'hui parce que je pourrais, avec ce que je connais un peu, me souvenir du souvenir des autres et puis retrouver le bureau de Jacques Tati rue de Penthièvre, l'atelier de Picasso rue de La Boétie, ou alors descendre les Champs-Élysées avec Jean Seberg dans un film de Godard, ou aller avec Cocteau au « Boeuf sur le toit »... Tout ça n'a pas beaucoup d'intérêt.
Je pourrais aussi me rappeler mes propres souvenirs d'enfance sur le Hui­tième quand j'y allais avec mon père. Par exemple, chez Filipacchi, pour chercher les journaux de jazz et le nouveau numéro de Lui... Ou au Lido musique où Daniel Richard me faisait écouter dans des petites cabines les derniers disques de jazz qui venaient de New York, ou bien au Fouquet's où j'ai déjà croisé Jean Sablon.
Non, je préfère me souvenir du présent, me souvenir déjà du présent je dirais, parce qu'il faut parler de ce qui se passe aujourd'hui, ne serait-ce que pour la nostalgie future. Ces petites choses, dont, peut-être dans cent ans, on essaiera de se souvenir, ne sont rien mais moi, elles me manquent, presque avant l'heure. Les gants de chez Muriel, rue des Saussaies ; Dalloyau le plus mauvais traiteur de Paris, rue du Faubourg Saint-Honoré ; l'église Saint-Philippe du Roule avec sa Déposition de Chasseriau ; l'agence de voyages Iran Air, avec ses belles hôtesses en tchador...
Il ne faut pas oublier que ça ne sert à rien d'essayer de se souvenir de ce qu'ont été les lieux puisque eux-mêmes en parlent encore, il suffit de les écou­ter... Je pense à la rue d'Artois. Etant grand amateur de jazz, je ne savais pas tout de suite, quand j'ai fréquenté un club de strip-tease qui s'appelle La Quatrième Dimension, que c'était l'ancien Blue Note, là où Bud Powell et puis plein d'autres jazzmen des années 60 ont joué... Double excitation ! C'est peut-être ça la qualité du Huitième, c'est que c'est un arrondissement très sexy. Déjà, de la Madeleine avec les amazones de la rue de Sèze, on débouche sur le boulevard Malesherbes, et, entre l'immeuble où vivait Raymond Roussel et de l'autre côté boulevard Haussmann, celui où vivait Proust, aujourd'hui il y a l'Épicurien, qui est un de ces bars sexy où il y a des femmes. Vous en avez beaucoup dans le Huitième. On peut faire vraiment un véritable tour de piste toute la nuit en passant de l'Apogée au Tania Club, du Flamingo aux Sirènes, au Christin's, à l'Orange bleue, ça remonte presque jusqu'au Dix-septième. Partout, il y a éga­lement une atmosphère arabe qui est extrêmement plaisante qui fait des Champs-Élysées aujourd'hui un véritable fleuve humain bouillonnant, très oriental. C'est magnifique de voir à quel point il y a beaucoup de Noirs et d'Arabes et de très belles femmes et des hommes, et des jeunes et des vieux, et des pauvres et des riches, tous mélangés. On est tout à fait plongé dans un véri­table Orient peut-être plus encore que dans le Dix-huitième arrondissement. L'année dernière, pendant la canicule, on commençait à respirer à partir de quatre heures du matin. Il m'est arrivé de me croire vraiment presque à Bagdad ou à Damas en regardant ce qui se passait sur les Champs-Élysées c'est-à-dire cette chaleur épouvantable avec des femmes voilées prises dans cette brume, cette moiteur, se bousculant, les pieds dans les détritus de tout ce que les « Djeuns » (comme on dit Djinns) avaient pu jeter avant minuit en sortant de chez Virgin, de chez Zara ou de chez Séphora... Seulement sur les Champs, on peut encore éprouver l'anarchie d'exister, au milieu de ces nuits très épaisses, étouffantes, où seuls ceux qui sont décidés aujourd'hui à lutter contre la culture acceptent de vivre ce que, moi, j'appelle la vie.