Jean-Pierre Léaud

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Jean-Pierre Léaud, 2020

Jean-Pierre Léaud est un acteur né le 28 mai 1944 à Paris.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Avant même d’avoir publié ses premiers textes, Marc-Édouard Nabe fréquente, au début des années 1980, avec Hélène, Jean-Pierre Léaud à Montparnasse. Nabe en fait le « héros » d’une nouvelle (« La Vierge emmanchée »), l’un des premiers textes que le futur auteur du Régal a proposé à des revues et des magazines (par exemple : Actuel) en 1981, et qui a été refusé. Léaud apparaît dans le journal intime de Nabe dès le deuxième jour de son écriture (28 juin 1983)[1]. C’est particulièrement dans Nabe’s Dream que Nabe raconte ses rencontres amicales avec l’acteur :

« Lundi 19 mars [1984]. — [...] Ça y est ! La vie s’est retournée comme un gant : c’est toujours comme ça avec Léaud : ça bascule, tout de suite. On entend le bruit de la caméra qui tourne quand il respire. Il est arrivé à un tel état de dèche et de poésie qu’il vit magiquement de l’autre côté. On est contents de se retrouver. Il est dans un bon jour, lyrique, délirant, côté ensoleillé de sa névrose. De plus en plus célinien, viganien à souhait : blouson trop court de cuir pourri, sous-pull souillé, pantalon 1950 à ceinture pendante, braguette bâillante, ongles funèbres, barbe de cinq jours, cheveux d’un mois avec la mèche exacte de Le Vigan qui pend de très belle à gauche ainsi en queue de rat douteux, puant la vinasse, radieux, hilare, un pied dans la tombe...
[...]
On passe devant quelques putes : il me présente. Plaisanteries. Sexe ! Sexe, toujours avec lui bien sûr, misère sexuelle totale : il est déjà dans la douleur. Moi je suis “encore trop dans le désir” me dit-il après avoir lu les premières lignes de Mesdames, Messieurs qu’il déclame chez Tschann un peu effrayée...
— Cela dit, je suis content pour toi que tu sois édité. Pour un salaud et un fou c’est bien.
Il se souvient encore d’Hélène. Très belle, j’ai de la chance, très belle. Lui, sa “femme” l’a quitté : il l’aimait, à cause d’elle il s’est retenu de draguer tout le plateau (assez convenablement achalandé ma foi) de Rebelote. Il s’en mord les doigts. Sacré Léaud ! Qui tiendrait dans les années 80 au fond d’une poubelle romantique pareille ?...
Nous allons chez une fille qu’il a croisée et dont il ne connaît que le métier : chanteuse. Le sketch qu’il fait à la concierge récalcitrante vaut de l’or en barre.
— Je suis moi-même artiste de cinéma. Elle est chanteuse. Très belle. Donnez-moi son nom, son étage. Il n’y a aucun problème.
Hypnotisée par la musique atonale de Léaud, la vieille finit par lâcher le numéro. Nous sonnons en vain : personne. Léaud insiste pendant environ dix minutes, à ameuter tout le pâté. Allures immobiles et extatiques dans le couloir. Je le décide à fuir. Il tient à prendre l’ascenseur pour un étage. Il se remonte le froc, ricane. Nous parlons à des femmes. Je lui explique toute la force qu’ont les frêles de notre espèce. Gringalets mozartiens contre brutes gothiques !... Linder, Laurel, Harry Langdon, Keaton, Chaplin, Mozart lui-même... Il répète sur trois tons le nom de “Mozart”.
On passe dans une autre librairie : il fixe la vendeuse (un cageot).
— Vous êtes très belle, mademoiselle.
Nous repartons. Il est dur à traîner. Il s’achète un œuf en gelée au jambon chez un traiteur et l’avale illico très salement. Premier bistrot venu : une bière pour lui. Moi je sors ma navette pour tremper dans mon café.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
On discute un peu. J’aimerais bien lui écrire un monologue, mais quel théâtre engagerait Léaud ? Une heure sur scène à délirer, qui est preneur ? Il me dit avoir écrit lui-même son “tunnel” de cinq minutes dans le prochain film de Garrel... Je me sentirais d’écrire une bonne tirade pour Léaud, acteur déchu, tel quel sur la sciure, qui crache ses hallucinations... Renversement des doubles ! Super-journal d’un fou ! Gassman n’a qu’à bien se tenir... C’est quand même scandaleux que personne n’utilise un personnage pareil.
[...]
Léaud est entré dans l’espace des grands délirants chroniques : entre la roublardise théâtrale et la véritable ivresse nerveuse : un fou rire de vingt minutes (montre en main) de l’ordre de ceux de Dali ou de Nietzsche. Sans embrasser le veau comme si c’était un cheval, Léaud ne se calme qu’à l’arrivée de son mec : un très joli monsieur avec L’Équipe sous le bras. C’est à moi, alors, que Léaud demande si cette fille veut bien qu’on la prenne en “femme-sandwich”.
— Nous sommes des intellectuels, vous ne risquez rien !
— Excusez-le, c’est un grand artiste !
Elle finit par sourire. Le mari moins. Léaud a fini. Rideau. On s’en va.
Sur une affiche, je lui présente Gudrun Landgrebe qu’il ne connaissait pas. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir si on la voit sucer dans le film. Lui est plutôt sado que maso. Il voudrait enfoncer le testicule avec. Il n’aime pas les pédés. Il trouve normal que je ne le sois pas, trop féminin pour ça.
— Tu es comme une femme, donc tu bandes. Tu es comme moi. On est petit, alors on lutte.
Repause pisse. C’est la bière. Contre un parcmètre, là, de grands ruisseaux sous le nez des passants... Il a peur quand je lui certifie que dans vingt ans il n’y aura sur la terre que des bisexuels : nous autres hétéros vivront dans des pogroms, et bien contents encore !... Encore une bière, puis, après m’avoir taxé de vingt francs, il me largue devant un sex-shop dans lequel il s’engouffre en souriant.[2] »

Nabe et Léaud se recroiseront en juin 2013 dans le quartier Monge. Nabe lui remettra le carton d’invitation de l’exposition d’Aix-en-Provence.

Nabe et Léaud, 2013 (photo Yves Loffredo)

En revanche, la dernière rencontre fut aussi cocasse que pathétique. À la cinémathèque de Bercy en 2017, Léaud ne reconnaîtra pas Marc-Édouard Nabe et même le rejettera sèchement, prétextant qu’il le gênait pendant son interview donnée à une obscure télévision japonaise. En présence de Jean-François Rauger et d’un ami cinéphile, c’est ensuite au tour de Françoise Lebrun, présente elle aussi, de rabrouer Nabe, ce qui fait que l’auteur de Zigzags peut s’honorer d’avoir été dégagé en cinq minutes par deux des trois acteurs de La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973), la troisième étant Bernadette Lafont qui n’aurait certainement pas pu lui battre froid, et pas seulement parce qu’elle était déjà morte.

Nabe et Léaud, 2017 (photo Florian Popesco)
Nabe et Léaud, 2017 (photo Florian Popesco)

Citations

Léaud sur Nabe

  • « — J’ai parlé de Le Vigan dans Libération : tu as lu ce que j’ai dit ? Le Vigan ! C’est pour toi que j’ai parlé ! Oh ! mais dis donc, tu es sapé, toi. Tu es bien. Tout gris, élégant, tu es le mec qui se sape alors ? Tu me ressembles, une espèce de double comme ça, c’est drôle. Un double, plus féminin, encore plus féminin ! Le Vigan ! » (19 mars 1984, repris dans Nabe’s Dream, 1991, p. 326)

Nabe sur Léaud

  • « Mardi 3 juillet [1984]. — [...] Ça m’a rappelé ce jour très bleu où nous avions suivi, Hélène et moi, l’acteur chez lui, boulevard Edgar-Quinet... On aurait dit un entrepôt désaffecté avec une verrière en bave qui suintait un peu sur Léaud, lui-même très effondré. Il m’a dit plus tard que cet après-midi là, le suicide l’avait gratté sérieusement. Ça lui avait fait du bien de nous inviter à ne pas boire un verre, juste le regarder près de son gros poêle au centre, tout droit sorti d’un manuel de zoologie fantastique, fulminant comme un dragon. Il y avait aussi de grosses valises éventrées et une table d’écolier recouverte de pièces de monnaie en vrac par centaines de centimes. Le sol était raclé de plâtre bleu. Sur la porte, le Saint-Suaire nous regardait, entouré d’images saintes. Tout méritait les cieux. On se croyait dans un tableau de Varlin. Un bidet au loin portable, plein de cartes postales. Un horrible tableau “abstrait” papillotait atrocement en feu d’artifice de crachats d’encre : rien d’étonnant à ce que l’acteur cafarde... Ce que j’ai remarqué surtout c’était, sur une table, la Doctrine de l’amour de Germain Nouveau. Voilà le rôle qu’aucun producteur n’offrira à Léaud : celui de Germain Nouveau ! Humilis ! Hélas ! Incomparable ! Ça le changerait des puceaux, des pages de la Nouvelle Vague, du jeune mozartien cochonophile que Pasolini lui a fait jouer et surtout de ce petit Tintin œdipien, la fouine fébrile des sixties : Antoine Doinel.
Léaud m’a sorti de son gourbi la main de Louis Jouvet, moulée dans le plâtre, sa relique. Elle seule représente le cinéma dans le palais du comédien à la triste figure. Il s’est abattu sur sa chaise, sans sexe apparent, il y avait quelque chose de troublant dans ce vieil acteur précoce jouant avec cette main de maître, cette main morte qui même pétrifiée garde sa fameuse position, son très excellent sens de l’image, cette infaillible science de l’attitude que possédait Jouvet, le Capricorne ardennais, et dont Léaud devait porter plus loin la leçon du décalage des tons. Ils font partie tous deux des Dolphy du cinéma français : ils jouent faux mais ils sont très bons. » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 507-508)
  • « Mardi 28 avril 1987. — Bunescu me montre un article de journal où l’on raconte le procès de Jean-Pierre Léaud, en correctionnelle. On lui a fait cracher des excuses pour avoir envoyé un pot de fleurs à sa voisine (dix jours de préventive à la Santé). La vieille en a rajouté. Jean-Pierre est obligé de rectifier : “C’est faux, monsieur le Président ! Je n’avais pas le sexe au poing, ni la braguette ouverte. Je le jure !” Parmi ses soutiens, Jeanne Moreau (qui lui tient la main) et Félix Guattari. L’avocat est... Thierry Lévy ! Encore lui ! Décidément, je le trouve parfait. Pour défendre Léaud, il a fustigé très élégamment ceux qui “n’acceptent pas qu’un acteur ait une difficulté particulière à maintenir un équilibre, en ne comprenant pas que ce déséquilibre est le moyen d’exprimer les sentiments, les émotions que nous aimons au cinéma”. » (Inch’Allah, 1996, p. 2105)

Intégration littéraire

Notes et références

  1. « En allant rejoindre mes parents pour dîner, je tombe sur Jean-Pierre Léaud, accompagné d’une fille, et très intrigué de me voir avec cette valise énorme qui contient un manuscrit où je parle de lui. Bien luné, mal rasé, il me renouvelle une invitation chaleureuse à le revoir, à ma convenance ultérieure. » in Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, p. 26.
  2. Marc-Édouard Nabe, Nabe’s Dream, Éditions du Rocher, 1991, pp. 326-329.