Jean-Luc Godard

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Jean-Luc Godard, 2020

Jean-Luc Godard est un réalisateur franco-suisse né le 3 décembre 1930 à Paris.

Liens avec Marc-Édouard Nabe

Marc-Édouard Nabe a toujours eu un rapport ambivalent et conflictuel avec l’œuvre et la personne de Jean-Luc Godard. En 1980, quand ils se sont rencontrés avec Hélène, qui avait plus qu’un faux air d’Anna Karina, la plupart des films de Godard ont été vus par le jeune couple très soigneusement en salle pendant des années. Conscient de l’influence considérable du cinéaste sur les arts de son époque (cinéma, peinture, mais aussi littérature : voir Jean-Jacques Schuhl), Nabe a intégré un certain godardisme visuel dans ses textes de fiction, notamment dans son premier roman, Le Bonheur (1988). Le personnage de Godard, surtout dans ses prestations télévisées, à la fois profondes et creuses, provocatrices et matoises, ne pouvaient que séduire l’auteur d’Au régal des vermines et de Zigzags. D’ailleurs, son éditeur, Bernard Barrault, voyant Nabe critiquer Godard pour son gauchisme bien-pensant très années 1970 (s'attardant dans les années 1980) dira à Marc-Édouard le 4 juillet 1985 (Tohu-Bohu, p. 1134) : « Godard est dans le même cas que vous. Il essaie de créer. Vous pouvez penser qu’il échoue, mais ne niez pas qu’il essaie… ». Un des pires critiques littéraires de l’époque, Jacques-Pierre Amette, pour rendre compte piteusement du Bonheur dans Le Point, dira lui aussi : « Nabe pratique la digression, la description, la variation, la sensation dans l’anarchie inspirée d’un Godard ». Mais c’est Claude Beylie, le grand cinéphile directeur de la revue Écran, qui sera le plus pertinent pour établir une correspondance entre les deux artistes, jusqu’à interviewer Nabe sur le réalisateur du Mépris dans un numéro spécial Godard de CinémAction (été 1989). Dans sa présentation, Beylie écrit :

« Au dandy s’oppose le clochard, à la verve méditerranéenne la frilosité calviniste. Et pourtant… Ce qui les rapproche au moins, c’est une volonté de scandale permanent, un air de subversion bien tempérée (qui vaut quand même, à celui-ci une tarte à la crème au festival de Cannes, à celui-là les quolibets d’Apostrophes), ce je ne sais quoi de salubre et de vif. »

Cette interview-fleuve de plus de 10 pages, avec son analyse virulente et juste des films de Godard vus par un écrivain, et pas un journaliste ni un critique, ne pouvait que par sa sévérité de cadet déplaire fortement à son aîné. Pourtant, il y a bien des choses positives et fouillées, embrassant toute l’œuvre godardienne depuis À bout de souffle jusqu’à, disons, Soigne ta droite. La vexation de Godard suite à cette interview culminera en 1998 dans leur rencontre inopinée sous les auspices de Philippe Sollers et qui fut aussi brève que cinglante. Par ailleurs, le mauvais goût littéraire et philosophique de Godard, considéré par Nabe comme un masochiste et un complexé, se révèlera davantage encore dans l'acceptation du cinéaste de dialoguer, sous la houlette d’Aude Lancelin, avec l’« Eunuque raide » Zagdanski en 2004, auteur d’un pamphlet étrillant le cinéma en général, Godard compris, et donnant lieu à un entretien absurde.

Paradoxalement, Nabe ne fera pas partie de ceux qui ont la nostalgie des premiers films de Godard (dont Le Mépris ou Bande à part qui sont pour l’auteur d’Alain Zannini parmi ses plus grands ratages), ni même des adulateurs des années 1970, friands de la période militante maoïste de Godard. Nabe sera plutôt de ceux, rares aujourd’hui, à être très attentifs à ses dernières productions depuis une vingtaine d’années et qu’il considère comme ce que le cinéaste a fait de mieux. Sans qu’on puisse lire encore tout ce que Nabe a écrit sur les films de ce Godard-là, on peut être sûr que rien n’a échappé à cet amateur de montage et de documents cinématographiques et historiques qu’est l’auteur de Petits Riens sur presque tout et l’« acteur-metteur en scène » des Éclats. Éloge de l’amour (2001), Notre musique (2004), Adieu au langage (2014) ou Le livre d’image (2018), qui aujourd’hui les prend au sérieux sinon Marc-Édouard Nabe ? D’ailleurs, à propos de son dernier film, Le livre d’image, Nabe est allé le voir, si on peut dire, in situ, c’est-à-dire au théâtre de Vidy, en bas de chez lui à Lausanne, où le dernier opus godardien était projeté sur un poste de télévision et sur la scène décorée par les véritables meubles et tapis sortis directement de chez Godard et d’Anne-Marie Miéville à Rolle. Cette petite ville du canton de Vaud, Nabe y est souvent allé, hésitant à frapper à la porte du nonagénaire (il a exactement le même âge que sa mère) pour lui remettre au moins deux de ses ouvrages récents qui ne pourraient, pensons-nous, que l’intéresser : Aux Rats des pâquerettes (2019) et Patience 4 (2019) dans lequel il apparaît en pleine page sur l’écran de l’ordinateur de Marc-Édouard Nabe avec en arrière-fond Alexandra nue de dos (voir page 105).

Que Nabe se soit fait protestant en 2018, qu'il habite désormais pas loin de chez Godard, qu’ils relisent Ramuz tous les deux et manipulent des images toute la journée, tout en multipliant les difficultés financières pour créer et produire leurs œuvres, ne changera rien, hélas, au rapprochement de deux créateurs vivants dans notre temps mais éloignés par leur proximité même.

Dispositif théâtral de projection du Livre d’image (2018), Théâtre de Vidy, novembre 2019. Photos de la salle : Nabe

Citations

Nabe sur Godard

  • « Lundi 6 février [1984]. — Ce que fait ce Suisse sinistre depuis quelques années est au-dessous du plus impeccable zéro. (Hélène est partie à la dixième minute de Prénom : Carmen). Il se maintenait jadis à la surface d’un néant convenable : celui du complexé littéraire amputé de tout humour, éléphantesque ratisseur politique, prétentieux soporifique qui savait néanmoins photographier de belles femmes. Nous sommes allés des années voir les vieux Godard pour les lumières qu’il savait dégager de Brigitte Bardot, d’Anna Karina ou de Macha Méril. Celle de Marine Vlady manquait à notre faisceau : elle est ici très belle rejetant d’un coup de nuque ses cheveux en arrière en moujik des sixties, quoique très mal habillée et démaquillée. Comme je m’y attendais le film tombe presque aussitôt dans cette profondeur de petit bassin qui caractérise la pensée du godiche Godard : toujours rien de cosmique, d’humain et de violent : petites gouttes paradoxales de moyen-bourgeois désœuvré. Pour lui, deux ou trois choses qu’on sait d’une femme, c’est qu’elle fait la pute l’après-midi pour s’acheter tout le confort ménager classique dont son foyer a besoin. Grotesque message ! Subversion d’un flic en civil ! Avec un titre aussi beau, on aurait pu s’attendre à un film, ou mieux à un beau livre filmé sur la femme, un érotique reportage psycho-physiologique, un sonnet de Ronsard éclaté comme une étoile d’anus, que sais-je… Au lieu de ça, des personnages tirant sur leurs cigarettes angoissées et qui discutent dans le vide sur fond de publicités criardes et lui, le “penseur”, qui nous chuchote ses réflexions de puceau gauchiste, ses méditations de commis marxiste !… Dans un bistrot, lisant France-Soir et regardant avec abrutissement son express tourner dans sa crème et ses bulles, je crois avoir reconnu Schuhl, ce qui serait parfaitement plausible en 1964, ayant fréquenté comme une ombre le Suisse flou pour lui piquer tant de sophismes et de clichés “avant-gardistes” : mêmes mains laides, même carnation porcine, même tignasse rouquine : filmé de profil seulement je n’en suis pas absolument sûr, mais le clin d’œil du France-Soir dont Jean-Jacques est l’unique et remarquable exégète semble me confirmer l’identité de ce figurant apathique. Un mystère de plus au mythe de “Frankenstein-le-Dandy”, vieux totem planté dans ma jeunesse lindenmeyerienne et dont il faudrait bien qu’un jour je me débarrasse complètement. » (Nabe’s Dream, 1991, pp. 250-251)
  • « Mercredi 15 mai 1985. — Tout le monde s’extasie sur le dernier film de Godard avec Johnny Hallyday ! Godard fait gober n’importe quoi. Il est allé tellement loin dans le snobisme qu’il en arrive maintenant à sublimer ce qu’il méprise. Et tout le monde marche. Par un art roué des sophistications et des paradoxes, il fait semblant d’être le plus fort parce qu’il parvient à utiliser la merde de notre époque, tout le fumier à la mode, comme personne, en “pervertissant” la vulgarité ! Quel dérisoire attrape-couillons ! Moi Godard ne m’aura pas, il ne me convaincra pas qu’en allant à Cannes présenter un film avec Johnny, il travaille pour la Subversion, pour le Classicisme de la Subversion ! C’est un bien puant travers que celui des ex-révolutionnaires un peu fatigués qui se rabattent sur les mauvais de leur génération pour en transcender la nostalgie ! Godard apporte sa petite pierre à la ruine de toute grandeur, Johnny ne gagne rien dans cette histoire, ni Godard : son public ne comprend pas plus que lui pourquoi Godard le fait tourner. Si encore il avait cassé son image de star de rock et qu’il lui fasse vraiment jouer un rôle de composition, mais non : Godard contre-emploie Johnny comme un pantin. C’est tout. » (Tohu-Bohu, 1993, pp. 1036-1037)
  • « Lundi 28 décembre 1987. — Après Anna Karina, Marguerite Duras ! Godard y perd au change. Le voilà qui papote avec la vieille au coin du feu de la télé. Rencontre au sommeil ! D’ailleurs il bâille et elle s’en aperçoit, la chouette déplumée… Ça la contrarie (certainement comme la libération de l’“Homme” de Christine Villemin qui était emprisonné depuis deux ans pour avoir tué l’assassin présumé de son fils !) Non contente d’avoir récemment assommé le footballeur Platini (ça fait bien) de ses gourdiniques questions plombées de silence, la Duras reçoit donc “Jean-Luc”, qui ne sait plus comment faire parler de son nouveau film Soigne ta droite (j’irai le voir). Il a l’air déférent avec cette sous-concierge de l’intelloterie satisfaite. » (Inch’Allah, 1996, p. 2371)
  • « Vendredi 22 juillet 1989. — Journée harassante de travail intensif encadrée par la vision de deux films, un le matin — Sauve qui peut (la vie) — et un le soir à la télé L’Arrangement. Je voulais voir ce Godard parmi les derniers que je n’avais pas vus pour mon entretien sur “le Suissidaire” avec Claude Beylie… C’est pas mal, sans plus. Toujours “filmesque”, comme on dit d’un écrivain qu’il est livresque, Godard intellectualise ses bonnes idées (l’ouvrier qui parle comme un livre ; le combat entre la vidéo Caïn et le cinéma Abel ; les musiques du film que les personnages entendent…). Je ne suis pas non plus très convaincu par la trouvaille de l’image décomposée de Nathalie Baye sur son vélo et de la mort de Dutronc dont tous les articles avaient fait des gorges chaudes… Par ces arrêts sur images, Godard voulait montrer “la décomposition du passé dans l’instant même où il compose le présent des personnages”. Ça fait un peu pauvre près de la riche déstructuration temporelle du film de Kazan qui est une révélation pour moi… Quel grand film ! Pauvre Godard, l’Occidental étriqué avec ses problèmes de prostitution protestants dans Sauve qui peut ! Là, Kazan, en 69 !, invente la Post-Nouvelle Vague avec des trouvailles visuelles qui ont du sens. Sur la paternité, le père, l’adultère et la masculinité, je ne connais rien de mieux. L’Arrangement est une très grande histoire en mosaïques de désirs… » (Kamikaze, 2000, p. 2798)
  • « Je soupçonne Godard d’être vraiment un sale type, mauvais, étriqué, profondément méprisant, sournois, incapable de se donner, un besogneux sans enthousiasme. Son complexe colossal vis-à-vis de la littérature a quand même produit de belles images (il a beaucoup filmé de l’écriture en train de se lire). Ce Suisse protestant formaliste stimule un Grec catholique de fond comme moi. De tous les cinéastes qui m’intéressent il est celui que je préfère le moins. Il sait bien qu’il n’a pas eu la grâce des pasolinismes sacrés, ni l’humanité universelle de l’Allemand Fassbinder pour berner les cons qu’il aide à se croire intelligents. » (« Godard le Suissidaire », CinémAction n°52, été 1989)
  • « Par la pauvreté de son discours personne n’a mieux montré — et en image — l’escroquerie politique de mai 68, son profond ennui, son vide de vie, sa nullité émotionnelle et intellectuelle, son ridicule scoutisme idéologique. Tout cela passe à merveille dans les films de Godard de l’époque. Il peut essayer de faire croire aujourd’hui qu’il n’était pas dupe, que filmer le petit livre rouge, ça faisait surtout du rouge sur l’écran, moi je ne marche pas ! Lui a marché ! Je ne lui envoie pas le pavé (il n’y avait pas que des futures ordures dans les années soixante), seulement, plus fragile qu’on ne le croit, Godard en a gardé des séquelles. Le saut s’est mal fait. Il a quitté la politique espérant atteindre la mystique et il atterrit sur une métaphysique à la petite semaine sainte… Il faut dire qu’il n’est pas aidé : soixante-huitard et protestant, ça fait beaucoup pour réussir ses années quatre-vingt ! Les films de Godard étaient du Walt Disney + de la politique. Ils sont désormais du Delacroix moins la révolution… C’est son côté réac. » (« Godard le Suissidaire », CinémAction n°52, été 1989)
  • « Ce qui est beau chez Godard ce sont ses projets, ses utopies. C’est normal pour quelqu’un qui travaille sur la matière même du ratage artistique (un peu comme l’écrivain-peintre-dramaturge polonais Witkiewicz, mais dans un autre tempérament). Présenter un Ubu ganster qui dirait “Merdre” à la Bresson ; tourner un film sur Mesrine avec Belmondo dans le rôle-titre ; faire un film qui s’appellerait Splendeur et misères du cinéma… Il a toujours de bonnes idées. Qu’elles aboutissent ou non, ce ne sont que des bonnes idées, juste de bonnes idées : les cartes postales dans Les Carabiniers ; la tasse de café dans Deux ou trois choses ; l’acteur Fred Personne qui joue dans Sauve qui peut (la vie) le rôle d’un client à putes qui s’appelle Personne : quel meilleur nom pour un client de putes (et pour un acteur !) ? Je donne ces quelques flashes qui me traversent à l’instant mais il y en a d’autres, beaucoup d’autres, de très bons, et sur tous les registres. C’est ce qui rend les films de Godard, même les ratés, presque tous intéressants : ces trouvailles… » (« Godard le Suissidaire », CinémAction n°52, été 1989)
  • « Jeudi 17 mai 1990. — […] Plus excitante, l’Histoire(s) du cinéma de Godard sur la 3. On peut dire ce qu’on veut, mais c’est un monteur hors pair. Il retrace chronologiquement presque cent ans de films, mélangeant les images et la peinture, décalant les sons et les ralentis, la couleur et le noir, imbriquant quasi futuristiquement les plans célèbres et le document d’actualité. Tout serait à revoir calmement. À l’heure où j’écris, je me souviens d’Erich von Stroheim au milieu d’un tableau de Gustave Moreau, d’un arrêt sur images récurrent de Hitler en train de rire, et du “Mort au champ d’honneur !” de Le Vigan dans La Bandera (Duvivier, même Godard s’y met !) particulièrement bien utilisé. Je ne peux pas ne pas aimer ça. » (Kamikaze, 2000, p. 3714)

Intégration littéraire

Notes et références