Divine transposition

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Divine transposition est une étude signée Rafael Goldoni et initialement publiée le 27 juillet 2010 sur alainzannini.com, l'ancien site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe.

Aucune différence entre Basie, Mozart, Bud, Picasso, Brancusi, Céline ou Dante.

Nabe's Dream, p.522

La vie et l’œuvre de Dante ne sont qu’une immense bandaison.
Au régal des vermines, p.265 édition Barrault

Bande, le Danteur
. Au régal des vermines, p.266 édition Barrault

Les ruisseaux d’un quartier latin plus infernal qu’un cercle vu par Dante !
Tohu-Bohu, p.1349

C’est avec la Divine Comédie que je me suis présenté aux trois jours à Blois en 79.
Inch'Allah, p.2088

Dante, c’est le baroudeur du salut.
Inch'Allah, p.2089

Il y en a pour croire que Dante n’est pas vraiment allé en Enfer, que ce n’est qu’un livre imaginé… Pauvres cons !
Inch'Allah, p.2089

Dante a véritablement accompli son divin tourisme en lui-même.
Inch'Allah, p.2089

La Divine Comédie est un grand spectacle allégorique aspirant toutes les rancunes.
Inch'Allah, p.2089

Pour la première fois, depuis Dante, on trouve les harpies, les furies, vivantes, les symboles pris dans le réel, dans l’actuel ; rien ne dépend de la mythologie, ni de la foi dogmatique. Les proportions se réaffirment.

Ezra Pound, James Joyce et Pécuchet


L’Homme qui arrêta d’écrire nous présente le récit d’une semaine (sainte) dans la vie d’un artiste qui a arrêté d’écrire. Dans L'Homme est à l’œuvre une réécriture de La Divine Comédie : il y a dans ce chef-d’œuvre une transposition romanesque, sous la forme d’une superposition manifeste, de l’itinéraire de Dante et de l’homme qui arrêta d’écrire. Le narrateur vit le poème dantesque, refaisant pour son propre compte l’itinéraire qui mène de l'Enfer au Paradis.
La Comédie a été écrite par Dante pendant son exil entre 1307 et 1321. Ce poème de cent chants (trente quatre pour L’Enfer, trente trois pour Le Purgatoire et trente trois pour Le Paradis) raconte le voyage proprement apocalyptique qu’effectue Dante au cours de la semaine pascale de l’année sainte 1300, à travers les trois royaumes de l’au-delà : l’Enfer, la montagne de la Purification ou le Purgatoire et le Paradis. Dante fait la rencontre de personnages fameux de tous les temps dont le châtiment, la pénitence ou la béatitude sont fonction des actions commises au cours de leur vie. Virgile, poète romain qui personnifie la raison humaine, guide Dante aux confins des royaumes de l’Enfer et du Purgatoire c’est-à-dire du pêché et de la pénitence. Puis, c’est Béatrice qui l’accompagne dans le Paradis.
L’Homme qui arrêta d’écrire a été écrit par Nabe pendant son exil littéraire entre 2006 et 2010. Ce roman de 695 pages raconte le voyage allégorico-apocalyptique qu’effectue Nabe au cours d’une semaine à travers Paris, lieu des Enfers-Purgatoire-Paradis modernes pour cet écrivain en exil. Nabe fait la rencontre d’un blogueur, Jean-Phi, dont le pseudonyme est Virgile. La première allusion à La Divine Comédie se trouve à la page 7 (!) : « Deux chemins possibles s’ouvraient à moi, comme un embranchement dans une forêt. » On se souvient de l’incipit de La Comédie que Nabe avait déjà recomposé pour celui d’Alain Zannini… « Finie la comédie » (p.8), La Divine Comédie recommence : à la page 37, le narrateur propose à Virgile de créer La Divine Comédie ou L’Enéide en jeu vidéo !
Le narrateur et Jean-Phi traversent à toute allure les limbes du premier cercle.
L’Hôtel Régina, qui héberge une performance de sexe, nous situe déjà au sein du deuxième cercle : celui des luxurieux. Emportés par l’ouragan infernal, les luxurieux contemporains ont un rapport intégralement virtuel au sexe : des manettes de playstations animent des images de femmes avalant du sperme sur des écrans d’ordinateurs dans une atmosphère obscure comme dans le chant V de L’Enfer.
Le 213 rue Saint-Honoré est la métaphore bien réelle du chant VI, où l’on se trouve dans le troisième cercle qui met en scène la gourmandise : nous sommes chez Colette , le concept-store international, magasin indécent, dégoulinant des symboles de la consommation débile et sans frein dans un décor lisse, propre et bruyant qui n’incite qu’à acheter. Des plats minimalistes, commandés par le narrateur et Jean-Phi, accompagnent un retour à la discussion sur le jeu inspiré de La Divine Comédie.
Le quatrième cercle des avares et des prodigues est face à L’Elysée dans le Sotheby’s Paris où des prodigues se partagent une vente de livres rares d’artistes maudits. « Je me crois en enfer, donc j’y suis, donc j’y reste » ! (p 82). Ils se partagent une lettre de la mère de Baudelaire. Les prodigues deviennent avares.
Page 88 : « C’est devenu un enfer le réel parisien » !
Le cinquième cercle du neuvième Chant se trouve dans L’Homme au 31, boulevard de Sébastopol, c’est le Milk : un centre de jeux vidéo. Dans L’Enfer, c’est le cercle des coléreux et des mélancoliques, bonne définition des accrocs à ces jeux de conquête violente et soi-disant stratégique, qui sont même « en rage » (p.114) . Les manettes sont comparées aux gants de boxe que pourraient porter ces coléreux s’ils se frappaient réellement dessus. A la page 115, Jean-Phi parle carrément de ce « cinquième cercle avec les damnés qui se déchirent à coups de dents » !
Paris devient Dité, et un incendie se déclare dans le Milk. Alors, les deux protagonistes voguent sur la Seine-Styx et Virgile se poste devant l’antique proue. Les remparts de Dité au chant XX évoquent les dures murailles rouges du Louvre, « château fort antipathique. »
Page 138, les trois furies surgissent et l’une d’elles pétrifie (!) l’Homme, puisque ces Erynies féroces ont pour cheveux des serpents comme les méduses antiques… Le défilé de mode qui regroupe les hérétiques commence : ce sont des top modèles exhibitionnistes et menaçantes. Les photographes et les stars du public représentent les hérésiarques et leurs disciples de toutes sectes. Nous sommes au cœur du sixième cercle : les hérétiques (les top models !) couchent dans des tombes brûlantes et sont imaginés par le narrateur en train de regagner leur cercueil en refermant le couvercle. Plus loin, elles se démaquillent « comme si les cosmétiques les brûlaient. » La déclaration de Pat : « ceux qui avant étaient hérétiques » ne permet pas de situer le lecteur ailleurs que dans le dans le sixième cercle.
Au chant XI, dans le nord du septième cercle, Virgile explique à Dante l’ordonnance de l’Enfer d’après Aristote. Dans L’Homme, Jean-Phi explique à l’ ex-écrivain la « nouvelle ordonnance »( p .151) en lui exposant ce qu’ il est advenu des « voleurs, faussaires, fraudeurs en tout genre. » Puis, ils pénètrent dans le palais de Tokyo où le Minotaure du premier giron du septième cercle apparaît sous les traits d’ une vendeuse « mi-homme mi-femme » et « mi-humain mi-animal » « qui ressemble à une vache avachie sur son siège. » Hermine de Clermont-Tonnerre le conduit telle un centaure, puisque c’est « un vrai cheval », un peu plus bas, dans une salle. Et alors que Dante, dans La Divine Comédie approche d’une rivière de sang, la salle, où descend l’ancien écrivain, est ornée de murs peints en « rouge sang » (p.154)
La salle suivante contient des sculptures agressives et menaçantes réalisées par ces violents contre leurs prochains que sont les artistes contemporains qui haïssent les véritables artistes tout en croyant se moquer d’eux ! Ces suicidés (les artistes contemporains) se trouvent dans le deuxième giron du septième cercle et sont changés en arbre à l’image de Sophie Cale, « écrivain photographe plasticienne » qui est d’ailleurs « aussi immobile qu’un arbre ». Ses bras, surtout, comme des branches, tout maigres et noueux… » (p.163) Le lévrier qui renifle le cul de Pat, mordille des installations lamentables de ces artistes en toc comme les chiennes qui déchirent les dissipateurs au chant XIII !
Dans ce septième cercle infernal de l’art contemporain, se trouve un troisième giron où Maurizio Catelan échappe au sort des violents contre Dieu avec sa Nona Hora car il ne pratique que de l’antipapisme drolatique.
Horlan, qui se trouve là, figure une damnée rivalisant contre Dieu avec ses transformations faciales pompeuses et ridicules, croyant subvertir la notion même d’identité !
Jacques Hanric, critique d’Art Press, se trouve également dans le troisième giron, en effet, il s’agit d’un sodomite passif enculé par les artistes contemporains !
Lorsque Nicolas Bouriaut, directeur du palais de Tokyo, déclame son discours erroné et sidérant d’incompréhension manifeste à l’égard de Marcel Duchamp, il est le porte-parole des violents contre l’art et parle, en effet, en usurier de l’art contemporain : « Il suffit de voir à quel prix sont cotées les œuvres d’art contemporain pour être certain de leur valeur intrinsèque. » claironne-t-il péremptoirement page 177 !
Pinonceli, l’artiste comportemental qui brise l’Urinoir de Duchamp, possède des caractéristiques du démon Géryon qui descend Dante et Virgile dans le gouffre : son corps est celui d’un serpent, or, Pinonceli a les bras « musclés comme des boas » (p.183) et soulève l’ex-écrivain et Jean-Phi du sol !
Le huitième cercle est celui des fraudeurs du Baron ! Gouffre puant où l’on trouve Ariel Wisman, présenté comme un fraudeur, un « séducteur » d’abrutis comme ceux qui se trouvent dans le lieu dit Malebolge, « enclos maudit » qui ressemble fort au Baron. Dans la troisième bolge du huitième cercle dantesque, souffrent les simoniaques plongés la tête en bas, la plante des pieds brûlée par les flammes infernales ; ainsi sont transfigurés les « fils de… » qui endurent des souffrances cruelles : « tous sont des maudits qui ont les flammes de l’ enfer qui leur chatouillent la plante des pieds… » (p.194). En revanche, tout va pour le mieux lorsque le narrateur fait la connaissance, non du fils de Gustave Doré, mais de son arrière petit-neveu car ce qu’il préfère de l’illustre ancêtre de Julien, c’est évidemment « La Divine Comédie de Dante, quand il visite l’Enfer… » (p.197).
Dans le long couloir qui mène aux WC du Baron, la cinquième bolge, dans laquelle les vaines plaintes des trafiquants trempés dans la poix brulante et harponnés par les démons, est transposée, véritablement condensée par Nabe ainsi : « Un trafic au fond d’un couloir poisseux (…) le grand noir harponne » un Libanais…
Le théâtre du Rond-Point (huitième cercle; sixième bolge) propose la représentation bien-pensante et grotesque de la conférence annuelle des journalistes entartuffiés de Canal+ : « toujours les mêmes hypocrites » qui font semblant de lutter contre « dictature » et « terrorisme » afin d’avoir la bonne conscience journalistico-citoyenne dans les pantoufles. « On dirait qu’ils portent sur leurs épaules une lourde chape de plomb, sauf qu’elle est incrustée de paillettes » dit l’Homme des chianteurs « concernés » que Jean-Michel Ribe invite dans son théâtre. Les hypocrites de Dante sont vêtus de chapes dorées, doublées de plomb ! A l’instar des voleurs des choses de Dieu mordus par des serpents, les chroniqueuses blondes de Canal apparaissent à chaque fois que Belmère les appelle et « c’est comme si un serpent les mordait » pour ensuite « tomber en cendres sur la scène et aussitôt renaître de ces cendres afin de redevenir vraies. » (p.238-239) comme les voleurs de la septième bolge. La pertinence des différentes transpositions effectuées par Nabe et le jeu subtil des équivalences intertextuelles qu’il a mis au point ne représentent qu’une infime partie de son art et ne disent pas tout du génie de sa maîtrise des différentes techniques romanesques à l’œuvre dans ce roman polyphonico-crépusculaire, pour poursuivre la théorie des associations adjectivales d’Alain Zannini. Bruno Gacio lui-même a sa place dans la huitième bolge du quatrième cercle, en tant que « conseiller perfide » selon Dante qui « brille comme une flamme » selon Nabe . « Je ne te conseille pas d’arrêter » dit-il à l’écrivain. Et alors que Dante rencontre Ulysse qui lui raconte son naufrage, Gacio ajoute bien : « N’est pas Ulysse qui veut. » L’ esprit de Canal, pourri par les « intrigues florentines », symbolisé par Le Grand Journal et son boss Deniseau « plus criminel qu’un faux-monnayeur » (p.239) a pour représentants quelques amuseurs, véritables faussaires de personnes, comme les nomme Dante, qui ont pillé Hara-Kiri. Les faux nouveaux fouteurs de merde de Canal+, comme N’Gigueul ou son ancien homologue Wisman incarnent tous ces fraudeurs que sont ces fauteurs de schisme et de discorde du huitième cercle. Damnés de la dixième bolge, les comiques médiatiques Fred et Omar, Ramzy et Eric se grattent comme les galeux couverts de lèpre, maudits pour avoir été de tels faussaires.
Le neuvième cercle de l’Enfer, composé de ses zones : la Caïne, l’Anténore, la Tolomeé et la Giudecca, se concentre dans le Train Bleu où se tient un cocktail littéraire. Ces traîtres – les littérateurs contemporains, journaleux et critiques littéraires – sont tous pris dans les glaces évoquées par les craquements du plancher du célèbre restaurant dont les boiseries rappellent au narrateur les glaces qui retinrent le bateau du commandant Charcot au pôle Sud. Le tropisme de Nabe pour les étendues mallarméennes à la blancheur immaculée, la glaciation, le givre hyperboréen, hante (comme le Cygne de Mallarmé) ce passage dans lequel Nabe retourne sa fascination polaire contre ces pêcheurs irrécupérables. Page 253, « le plancher craque toujours », la porte des toilettes est en « vitre opaque », « c’était gelé, c’ est glacé » !(p.253)
Dans la première zone du Train Bleu, la Caïne dans L’Enfer, les traîtres à leurs parents sont pris dans la glace. François Bunel, un ancien journaliste radiophonique qui invita Nabe sur les ondes, « en passant à la télé » eut « l’impression de trahir comme ses parents. » (p.255) . Ces gens de lettres, honnis par l’auteur de Je suis mort, sont « comme des gosses qui, à force de sauter à pieds joints sur un lac gelé pour bien se marrer, auraient fait céder la glace et se retrouveraient dans l’ eau glaciale à faire de grands gestes inutiles » (p.259).
Dante indique que dans la deuxième zone du neuvième cercle, l’Anténore, les traîtres à leur patrie et à leur partie sont pétrifiés dans les glaces, c’est pourquoi page 257, le narrateur tombe sur Calixthe Beyalla, traîtresse au Cameroun.
Page 260, Jean-Marc Parisys est « translucide » !
Jean-Jacques Schull est le seul dont le narrateur se demande ce qu’il fait là « car il ne transposera pas cette pourriture littéraire dans son prochain livre », or c’est le narrateur lui-même qui accomplira cette (divine) transposition à la place de son ami marseillais…
Arnaud Viviand, le traître des Inrocks se trouve en Anténore à un endroit où le plancher est tellement ciré qu’on se reflète dedans ! Plus la traîtrise est condamnable, plus la glaciation est intense ! Picouli, lui, était édité par Jean-Paul Bertrandt « avant de le trahir pour Grasset » (p.264)
Térésa Cremmisi, ancienne bras droit d’Antoine Gallimard, fait aussi partie de ces traîtres à leur patrie et Nabe enfonce le clou de la culpabilité de cette Italienne : « C'était Gallimard, sa patrie. Et elle l’a trahie, sans vergogne en s’emmêlant les pinceaux dans des intrigues florentines… »
Les Sorrin, les Asouline, félons notoires, ne s’intéressent qu’aux écrivains qui ont été « injustement » oubliés, « des demi-valeurs qui valorisent leur idée du bon goût » (p.269)
Philippe Solers, qui pourrait comparer son Cœur Absolu à L’Homme qui arrêta d’écrire, a « lui aussi tout trahi, et pas seulement moi et pas seulement lui » (p.271). L’auteur de Paradis, qui aurait dû écrire Purgatoire selon le narrateur, est étroitement surveillé par ces « deux têtes glacées »( p.273) que sont Haenelle et Méronis les heideggeriens-lautréamontologues hautains, suiveurs universitaires, décalquant Solers depuis des années…
Page 276 « nous arrivons dans la troisième zone du Train », la Tolomé de L’Enfer où Dante observe les traîtres à leurs hôtes : c est le lauréat Faiblard qui, en recevant le prix, « bafouille un faux compliment sur l’hospitalité » (!) du Train Bleu.
La quatrième zone (la Giudecca), que le narrateur est « obligé de traverser pour arriver à la sortie » (p .278) concentre les traîtres à leurs bienfaiteurs, à l’autorité humaine ou divine. Les trois traîtres suprêmes à l’Eglise et à l’Empire : Judas, Brutus et Cassius apparaissent sous les traits de Yann Moicks, Christophe O-no-dibio et Beigbeidé. Lucifer, c’ est B.H.L. lui-même « littéralement luciférien » !…
C’est le soir, et l’homme qui arrêta d’écrire contemple Paris qui scintille ; comme Dante, au même stade de son périlleux périple, contemple les quatre étoiles du Pôle Sud…
Un clochard apparaît à Jean-Phi et à Nabe, c’est le gardien de la mémoire de la Butte Montmartre, comme Caton est celui du Purgatoire. Purification de Dante et de Nabe sur la plage-la Butte- avec la fleur d’oranger de Caton le clochard.
L’hôtel Amour, où le narrateur et Jean-Phi débarquent, c’est l’Antépurgatoire. L’Ange nocher (le chauffeur du car), fait aux âmes qui débarquent, le signe de croix, le clochard réapparaît (tel Caton !) et c’est la rencontre des âmes lentes : Kahina, Elodie, Liza…
Zoé signale au narrateur la présence d’Alain Chamfort, dont Nabe évoque la « traversée du désert, purgatoire » page 289 ! Le compositeur de Manureva est un véritable excommunié comme Manfred von Hohenstaufen qui trouva la mort en 1266 à la bataille de Grandella. Au chant quatrième du Purgatoire a lieu la première assise de la montagne où il est question des âmes nonchalantes dont fait partie David, le narcoleptique petit ami de Kahina. La nature de la montagne du Purgatoire est virtuelle…
Le chorus de Pat sur les flash-forward et les flash-back, qui peut sembler abscons, signale que Nabe reconfigure la temporalité et l’enchaînement des actions dans le chant V. Ici le lecteur est manipulé, un peu comme le spectateur de 24 heures chrono. Et, l’air de rien, ce dialogue si évocateur, entre le narrateur et Jean-Phi qui nous en dit long sur le projet de l’auteur :
« – Au fait, est-ce qu’un écrivain a déjà raconté dans un livre une histoire en temps réel ? me demande Jean-Phi.
– Oui, lui réponds-je. Ulysse de James Joyce se passe en une seule journée, 700 pages. » [[L’Homme qui arrêta d’écrire[[, en une seule semaine, 700 pages. On sait de quels ouvrages ces deux chefs-d’œuvres sont la transfiguration…

La vallée des princes négligents de l’Antépurgatoire, est celle dans laquelle défile la cohorte des trentenaires « mal rasés », flottant dans un brouillard de mollesse ; ce sont les princes du virtuel généralisé, du faux, ceux pour qui tout passe par l’ordinateur : « C’est le genre de types qui te négligent au lit, et puis le jour où tu les prends la main dans le sac avec une autre, ils négligent de te demander pardon ! Bref, ils te négligent tout le temps. » La loi du Purgatoire, c’est l’arraisonnement au virtuel, à l’amateurisme, les trentenaires amorphes et négligents se dissolvent dans l’anti-professionnalisme de leur branchitude coupable et se perdent en exerçant des métiers de branleurs. L’explication de Second Life, qui est l’anti Vita Nova, par Manu, fait allusion au serpent mis en fuite par deux anges de la vallée des princes négligents.
Page 337, Nabe relate, et c’est un des rares retours en arrière, son rêve ; c’est le même que celui de Dante au Chant IX : un aigle avec des plumes d’or les emporte dans les cieux.
Au chant X, l’Ange portier trace 7 P sur le front de Dante comme le Libanais, vendeur de farces et attrapes note les 7 P devant les achats payés du narrateur sur la facture.
La première corniche du Purgatoire se situe vers les Grands Boulevards, à proximité du musée Grévin dans lequel sont figés les orgueilleux. Michael Young est un des derniers arrivés. A la sortie du passage Jouffroy, au Zéphyr, l’Homme rencontre Alain Bonnant, un orgueilleux sympathique parti prétentieusement pour le monde des lettres, qui avait présenté un de ses livres avec une assurance suicidaire en véritable Scphountz… Orgueilleux et content de lui, il l’est moins que les faux modestes arrivistes, qui, mégalomaniaquement, se croient « grands écrivains. » (page 353)
Dominique Gautier fait aussi partie des orgueilleux, « fier de refuser d’ouvrir les yeux sur le monde » « Le Dilettante devrait s’appeler le Prétentieux ». José, un employé du Dilettante, qui écrivait les courriers de refus de la petite maison d’édition, se prend en pleine poire le mot phare de la première corniche : « orgueilleux ».
Jean-Paul Bertrandt apparaît, lui, comme l’Ange de l’humilité du Chant XII car il sortait « de grands textes qui ne lui rapportaient rien. » (p.357)
Nabe, depuis la première corniche, nous rappelle que « c’est tellement bien d’être sorti de cet enfer » (p. 359)
Bonnant se trompe en croyant que Nabe se trouve sur la même corniche que lui, en effet il se fourvoie :
«(…) je suis ton aîné dans l’orgueil…
– Comment ça ?
– Tu veux que je te dise ? Il y a un grand orgueil à avoir arrêté d’écrire et on est tous les deux de grands orgueilleux, toi comme moi !
– Si tu le dis… »

S’ensuivent plusieurs pages sur Lautréamont dont l’évocation des Chants et des Poésies jalonne et structure le roman d’une étrange et toute autre façon en transfigurant le sixième Chant de Maldoror.
La deuxième corniche du Purgatoire, celle des envieux, s’effrite dans la librairie Delamain qui est prise en sandwich entre le Conseil d’Etat et la Comédie française. Les libraires sont retournés comme des gants : des obsédés de la vente du vide narcissique soit-disant littéraire que façonnent des truqueurs sans talent qui pondent leurs sujets poisseux et tellement complaisants dans la dégueulasserie. Comme Dante fait une confession dans la deuxième corniche, l’homme effectue la sienne dans un dialogue d’une clairvoyance cruelle dans lequel il analyse avec le scalpel de la vérité le négationnisme dont il est la cible depuis si longtemps. C’est une confession de l’artiste en écrivain solitaire en butte à l’hostilité et dont la compréhension sera inexorablement comme déportée dans le futur. Ce sont les écrivains contemporains qui sont les envieux de cette deuxième corniche : « Quelle bande d’envieux… »
Wilem survient dans la librairie comme l’Ange de la miséricorde qui possède une voix gaie, il rit en parlant. « Tout blanc, le Hollandais » à l’instar de l’Ange qui guide Dante de la deuxième à la troisième corniche, celle de ces coléreux de journalistes réunis dans la fumée, croqués jusque dans les plus justes et cruels de leurs tics langagiers. Ridiculisés les Mink, Khan, Schneiderman, Columbani, ils sont d’ailleurs exhortés à se laver de leur pêché : « Ne vous mettez pas en colère ! » (p.402) mais ils demeurent englués dans leurs idéologies antédiluviennes, cultureuses et vulgaires derrière un vernis citoyennement immaculé de bien-pensance journalistique. Le titre de leur édito est logiquement « Rachetez-nous » puisqu’il s’agit bien pour eux d’expier le pêché de colère.
Le Théâtre du Rond-Point où Jean-Phi emmène l’homme réunit les paresseux de la quatrième corniche du chant XVII. Ces paresseux sont les théâtreux contemporains qui officient dans une adaptation branchée, exsangue et évasive d’Hamlet : « Quelle paresse dans la mise en scène » (p.415) Les scènes sont négligemment amputées : « ils ont tous eu la flemme de représenter Hamlet, ce sont des paresseux du texte (…) On reconnaît un paresseux à ce qu’il n’arrête pas de bouger pour rien. » (p.419) En fond, sonne « un groupe de jazz mou. »
Le pugilat qui suit la représentation constitue un exemple de colère punie comme dans le chant XVII : Elodie prend conscience « qu’elle est capable du pire quand elle est jalouse… » L’amour du mal qui se trouve dans son prochain (la jalousie) conduit à l’orgueil, à l’envie et à la colère lorsque l’amour du vrai bien montre trop de paresse, il doit être expié. L’amour démesuré doit être purifié : David, « ce gros paresseux », est plaqué par Kahina.
La Quatrième dimension, boîte de strip-tease, où se rendent le narrateur et Jean-Phi est évidemment la quatrième corniche où Virgile explique la nature de l’amour : « ma conception de l’amour et des femmes. » Sa conception se trouve corrigée par l’homme qui affirme qu’une femme est faite « pour la recherche d’un véritable amour ».
Puis, Jean-Phi raccompagne l’homme qui s’endort et rêve comme nous l’apprendrons à la page 455, la temporalité se trouve ainsi reconfigurée : « mon rêve de cette nuit me revient. » Le narrateur s’adresse à une sirène, croyant qu’il s’agit de celle de L'École des cadavres qui lui rétorque : « je ne suis pas la sirène de cet avare de Céline, mais la Circé de James Joyce le prodigue. »
Dans la cinquième corniche, se trouvent les yourteurs qui se purifient d’avoir trop dépendu des biens matériels. C’est l’âme du pape Adrien V qui explique à Dante et Virgile que cette corniche est le lieu de purification du pêché d’avarice ; comme cet Adrien (!), qui pleure face à l’Homme, qui faisait du fric à la Bourse, se sapait en Paul Smith et qui expie en sanglotant : « les spéculateurs sont les avares du monde, la spéculation est la nouvelle avarice du monde. »
Une fois la manif de yourteurs quittée, l’Homme monte avec Zoé la Butte Montmartre et il est tenté, comme Dante par l’arbre chargé de fruits à l’odeur suave et bonne, par Zoé et l’appartement de Céline au sixième étage (comme à la sixième corniche où se trouve Dante) qu’elle lui propose avec tout le confort tentant. « Je veux vous redonner envie d’écrire. Ca vous dit ? » « L’adorable Zoé s’imagine que je vais craquer. »
Le second arbre de la tentation, c’est le cinéma de Bollywood : « moi aussi je suis là pour le plaisir. » YSL : pape Martin VI
Le Mathis concentre tous les gourmands de la sixième corniche où Dante découvre un pommier sous lequel les âmes, bras tendus, s’adressent au feuillage, avant de reprendre leur course, c’est pourquoi, dans le Mathis « les paroles frissonnent très légèrement, comme si elles sortaient de feuillages agitées par le vent dans les arbres…» « Avant de monter au ciel, les morts imminents reprennent leur souffle dans cette salle d’attente… » (p.503)
Dante – « je vois dessous des gens… criant je ne sais quoi vers le feuillage »
Gérald Nenty, le patron du Mathi’s, c’est Forese Donati, vieil ami de Dante qui lui explique que l’on expie ici le pêché de gourmandise par la faim et la soif : les ombres de cette corniche sont extrêmement maigres, Gérald expliquera à l’Homme qui étaient ces gourmands…
Dans le Chant XXV, pendant la montée à la septième corniche, il est question de la formation du corps humain, de l’infusion de l’âme dans le corps et de la formation des corps aériens qui sont ceux des pirates de l’air du 11/9 car l’Homme n’écarte pas la métaphysique, la mystique, la spiritualité, la dimension transcendante que recèle cet événement. Dimension niée par les conspirationnistes même si le « geste » demeure politique. Le miracle du 11 septembre est nié ainsi que Dieu dans le complotisme, alors qu’avec Lui, tout est logique et sans explications.
Les mauvais gourmands de la sixième corniche sont des PDG, des producteurs, des chanteurs nuls s’effraient de la gratuité du téléchargement car il les empêchent de « s’empiffrer »( p.520). Les producteurs sont des mauvais gourmands qui « ne foutent rien, se bourrent de coke, de grands mots et n’ont aucun goût » (p.521).Le piratage concurrence ces gourmands cultureux qui craignent de tels potlachs « intéressés » car de plus en plus de pirates reproduisent cette pratique…
La conversation revient sur les « gourmands de la vie » (p.529), sur lesquels Gérald regorge d’anecdotes, « tous maigres » comme les ombres de la sixième corniche sur le visage desquels on peut lire « OMO » chez Dante, alors que selon Gérald on y lisait, pour les Chazot, Peyrefitte, Sagan, « homo »… Les fêtards contemporains, à la Beigbébé n’auront jamais le « doux style nouveau »( p.531) des anciens … Ce doux style nouveau est l’expression qu’emploie Dante pour caractériser la poétique des poètes toscans du treizième siècle. Jean-Pierre Ferrini en a fait une lumineuse étude dans ses Lectures de Dante !
Puis, Samuel Benchétrite, Emmanuelle Seignier, Thierry Ardison, Zoé, Jean-Phi et le narrateur montent ensemble à la septième corniche des luxurieux qui se trouve dans le No comment où Liza les accueille, illuminant le sous-sol… Comme sur la septième corniche dantesque, les luxurieux du No comment se trouvent au sein d’un mur de flammes « sautillant comme si le sol était enflammé et que ça les brûlait. » (p.565)… Dans le No comment, ça sent le sperme « le sang parfait » selon. Au chant XXV, cette expression se retrouve évidemment dans la bouche de…Stace !
Arnaud Daniel, le vieux copain de débauche de l’Homme, est carrément le nom du troubadour dont Dante fait la rencontre au chant XXVI ! Liza évoque l’ange de la chasteté lorsqu’elle assiste une luxurieuse (l’est-elle vraiment ?) dans sa jouissance…(p.576)
Le narrateur éprouve une « félicité incroyable » et se dirige vers le Paradis terrestre sans le savoir… Il s’endort comme Dante, qui, en rêve, voit Lia cueillir des fleurs pour s’en parer : « Elle se fait une guirlande avec des fleurs » (p.(579) .
Le jardin Marigny, voici le seuil du Paradis terrestre dont une dame lui narre le glorieux passé proustien ; c’est la Matelda du chant XXVIII. Dans cette divine forêt, les cimes des arbres sont agitées par un « petit vent » (p .581). Cette dame lui explique que cette allée traverse tout le jardin comme un fleuve de Mémoire : le Léthé de la Divine Comédie ! Dante fait à ce moment une invocation aux Muses. L’Homme, lui, sait ce que l’abandon de la Muse de l’écriture va susciter chez lui : le sentiment de la perte du temps non-recueilli par l’écriture ; le narrateur n’a plus de temps à ne pas perdre…car il ne peut plus s’en délester, n’écrivant plus…
Une procession à l’éclatante brillance s’avance à la rencontre de Virgile et de l’Homme ; on retrouve cette procession mystique chez Dante au chant XXIX du Purgatoire.
Alain Delon, peut être le lion de l’évangéliste Marc, il est souvent comparé à ce fauve là, ou bien il est un ange du Paradis terrestre…
Au chant XXX, Béatrice apparaît sur le char ; c’est Emma Pasquier, Dante se retourne vers Virgile comme l’Homme vers Jean-Phi, « mais Jean-Phi n’est pas là, c’est vrai » fait écho au « Mais Virgile nous avait laissés » de Dante. Emma/Béatrice l’appelle par son nom : Dante/Nabe et lui adresse des reproches sur son abandon de l’écriture. Entre ces quatre-là, c’est l’énamoration, la dilection… Dante s’est écarté du droit chemin, le seul recours pour le sauver, fut de lui montrer les damnés de l’Enfer… Emma l’incite à écrire le récit qu’il est en train de raconter, comme Marcel le décide dans le Temps perdu.
« Ses reproches plus l’effet qu’elle me fait… » Après avoir entendu les accusations de Béatrice, Dante s’évanouit, comme Nabe qui va « tourner de l’œil » sous les yeux de Matelda/la gardienne et qui boit l’eau de la fontaine tandis que Dante boit celle du Léthé pour se purifier… Béatrice/Emma continue sa promenade dans l’allée et Nabe la revoit comme Dante revoit Béatrice sous l’arbre de la connaissance, qui un peu plus tôt était dépouillé de ses fleurs et de ses fruits et qui, maintenant reverdit : « Cet arbre-là… il était vide et maintenant que j’ai revu Emma, je le vois couvert de feuillage. » (p.601)
La mission de Dante auprès des vivants lui est donnée par Béatrice qui l’invite à décrire ce monde pêcheur au chant XXXI : « Il faut vous y remettre. Comme Dante, Nabe voit la putain et son géant, il s’agit, pour la putain, de la papauté décadente, et le géant, c’est Philippe Le Bel.
Dante est alors prêt à monter aux étoiles à la fin du chant XXXIII du Purgatoire et Nabe est prêt à monter à l’Etoile avec Emma.
Et nous sommes au cœur du chant I du Paradis. Dante et Béatrice montent au ciel ; la lumière et le son des sphères célestes sont évoquées page 603 de L’Homme avec l’apparition des premières étoiles…
Béatrice expose la cause de l’ascension et l’ordre de l’univers : « Curieusement, on est presque hors de la Terre ici… » (p.604)
Au chant II du Paradis, Dante et Béatrice accèdent au premier ciel : celui de la lune (« J’ai toujours eu l’impression de débarquer sur la lune quand je débouche sur les Champs ») que Nabe métaphorise avec malice en écrivant « Emma et moi foulons le large pavé blanc des Champs » (p.605). Ils sont nimbés d’une claire et brillante nuée puisqu’ils ont pris le trottoir de droite « le plus lumineux ». Béatrice lui explique le phénomène d’attraction lunaire, c’est pourquoi « les Champs sont magnétiques ».
Dans le ciel de la lune au chant III, les visages des élus sont « tels qu’en verres transparents et limpides », le narrateur de l’Homme se regarde alors dans le miroir de la plaque du coiffeur Alexandre « comme dans une transparence ».
« C’était la pleine lune » confirme dans quel ciel se trouvent les deux amants.
La clocharde Picarda Donati, dont le visage est baigné par la lumière de la lune, est une bienheureuse de la sphère lunaire, région inférieure du ciel du Paradis. Picarda appartient à un ordre religieux de contemplatifs qui ont fui le monde pour l’observer. « Ils sont tous là ces malheureux bienheureux » car ils n’ont pas pu accéder à leurs vœux. Les putes sont des bienheureuses dont la société se débarrasse peu à peu. L’Homme est d’ailleurs un grand roman dostoïevskien dont la bienveillance et la compassion réelle à l’égard des putes serait à considérer précisément…
Au 32, se trouve le Madrigal, dans le premier ciel de Mercure, où le narrateur rencontre Abdel avec « son air d’empereur romain » : il s’agit de Justinien qui raconte à Dante l’histoire de l’Empire romain antique et du Saint Empire romain. Abdel, lui, raconte à Nabe la pathétique disparition des putes qui reprend métaphoriquement la narration de Justinien.
Au chant VII, Dante et Béatrice abordent le deuxième ciel de Mercure, l’éclatante planète semblable à la Maison de l’Alsace « où tout est clair, éblouissant, lumineux ».
Le Virgin Mégastore se trouve aussi dans le ciel de Mercure, très lumineux, car il est constellé de flammes éblouissantes « ardentes comme un soleil ». Le magasin est « illuminé comme un arbre à Noel », comme dans l’illustration de Botticelli, où demeurent les âmes soumises à l’amour.
Bertrand Bonelli est pareil à Charles Martel d’Anjou, roi de Hongrie qui mourut très jeune. Des amis de Bonelli lui avaient fait cette injonction à propos de Nabe : « Surtout ne le défends pas, ne le vend pas, ne le lis jamais ! » (p.623) Bonelli/Martel prophétise pour Nabe un avenir radieux qu’il devait lui assurer. Comme Charles Martel, il se tourne vers la lumière, et cette lumière c’est Nabe lui-même nimbé d’une gloire toute roussellienne dont la lumière filtrait à travers les volets de l’homme qui écrivit La Doublure. Ce grand Capricorne, lu et relu par Nabe, a une importance capitale dans le roman : la queue de billard du narrateur constitue une allusion à ce génie qui transforma son conte Parmi les noirs en ce fabuleux roman : Impressions d’Afrique en travaillant tout le champ sémantique du mot queue et en jouant sur la proximité des mots billard et pillard (métagrammes)… Ce dernier roman, qui demeure dans la poche du narrateur tout au long du récit, constitue comme une annonce de ce qu’il adviendra de L’Homme dans sa future réalité ’’L'anti-édition|anti-éditoriale]] : les « impressions » de Roussel, c’étaient « les lettres du blanc » de Parmi les noirs, que Roussel livra à l’impression… Mais, dans ce titre, Impressions d’Afrique, on peut aussi appliquer un procédé très roussellien pour en décoder le sens : l’auteur de La Seine a effectué, pour écrire Impressions d’Afrique, la liaison de couples de mots par la préposition à qui , « pris dans un autre sens que le primitif », confère à ces couples, ainsi qu’ au titre du roman, une seconde acception .On peut donc lire : impressions (sensations) (d’)Afrique (continent), mais aussi impression(imprimerie) à fric (aux frais de l’auteur). Cette interprétation ne peut surprendre aucun roussellien… Par ailleurs, mais cela fera notamment l’objet d’une étude ultérieure, Roussel accordait un soin tout particulier à l’édition de ses œuvres, et Impressions d’Afrique fut son premier ouvrage à comporter son tirage de tête sur papier japon et vélin, ce dernier sous la forme d’un unique exemplaire…
Tous les théologiens que Nabe cite – Saint-Dominique, Saint-Bonaventure, Saint-Thomas d’Aquin et Saint-François d’Assise – à côté des livres desquels Bonelli cherche ceux de Nabe, se trouvent au Paradis dans le Ciel du soleil…Saint-Thomas y fait l’éloge de Saint-François, Saint-Bonaventure celui de Saint-Dominique. Et voilà les chants VIII XIX et X passés à la moulinette d’ une machine nabienne à compresser le temps que Martial Canterel aurait bien pu mettre au point dans Locus Solus, autre roman de Raymond Roussel qui a écoeuré Nabe d’extasiement depuis bien longtemps…
Dans le ciel de Vénus, Béatrice devient de plus en plus belle (et souriante et Emma de plus en plus lumineuse), sa beauté étant selon l’Alighieri, « faite et refaite » .
Dante se fait expliquer la nécessité de faire vivre les hommes en communauté. Cette diversité est bonne et Nabe en est témoin sur les Champs-Elysées : « C’est ici que ça se passe les mélanges »
Tout tourne, se meut en tous sens et se superpose au Paradis et dans L’Homme, y compris la temporalité reconfigurée, refigurée comme l’écrivait Paul Ricoeur (prof et essayiste de renom, déjà rencontré dans Alain Zannini) dans Temps et récit.
L’orage page 629 est une réécriture métaphorique du chant XXX au dixième ciel de l’Empyrée dans lequel Dante est frappé par un éclair qui illumine l’amour naissant de Nabe et Emma. Les Champs deviennent ce fleuve de lumière entre deux rives printanières.
L’éblouissement dans le Deauville, où les tables sont disposées en forme de croix, est celui propre au cinquième ciel où l’on voit le chœur des esprits de Mars qui en forme une dans les cieux de cette planète au chant XIV du Paradis où Béatrice est de plus en plus lumineuse…
Au sixième ciel, celui de Jupiter, mille feux se disposent en forme de lettres, dont la succession donne les premiers mots du Livre de la Sagesse de Salomon : « Diligite Justitiam qui judicatis Terram. » Le « M » final devient un lys puis un aigle, et ce « M » se trouve sur la broche de la mère de Nabe, héraldique et surmontée d’une fleur de lys. La mère commet un lapsus puisqu’elle croit retrouver son fils rue Paradis ! Le visage de sa mère se transforme en aigle avec lequel Dante parle au chant XIX : « Une aigle impériale ». Au chant XX, Dante regarde fixement son œil : « – Regarde bien mon œil, insiste mon aigle de mère. Il y a tout un tas de gens cachés dedans, tout ceux dont je suis encore capable de me souvenir… »( p.649) Ceux qui sont cachés dans l’œil de l’aigle, sont les grands princes bienheureux et les cinq lumières de son sourcil ont pour nom : Trajan, Ezécaires, Constantin le Grand, Guillaume IV. « Bon, grimace la rapace » enfonce le clou de l’identification de la mère à l’aigle impériale.
On voit bien que la temporalité s’accélère au Paradis : on passe d’un chant à un autre à la vitesse de l’éclair.
Les amazones africaines de l’angle de l’avenue d’Iéna sont au ciel de Saturne (le septième) au chant XXI ; on y trouve en effet les contemplatifs et le narrateur nous dit « qu’il faut avoir l’esprit vachement contemplatif pour faire ce boulot ».
Lorsque les flics débarquent, quand Nabe éclaire l’entrecuisse de l’amazone, le narrateur leur demande au cours de leur entretien violent si « une échelle en or va descendre du ciel. » Il s’agit de l’échelle d’or de Saturne à l’Empyrée sur laquelle descendent les bienheureux. Malgré l’inconfort de la situation, l’Homme pense qu’il est « sur un petit nuage au septième ciel » (p.663) « au milieu des sphères célestes . » Nabe fausse alors compagnie aux policiers en tournant dans les rues qui font le tour de l’Etoile, réaccomplissant ainsi les déplacements paradisiaques de Dante.
Nabe fait la rencontre de la bande de Basile de Koch dans laquelle se trouve Marc Humbut dont le vrai nom est Pierre Damien et dont Dante fait la rencontre au chant XXI où il lui parle de sa vie monastique .
De Koch est le Saint-Benoît des formules qui ne veulent rien dire ; Saint-Benoît, rappelons-le, fut le fondateur du premier ordre monastique chrétien. Nabe a donc fait de De Koch un contemplatif qui s’ignore. Au chant XXI, Dante se trouve toujours dans le ciel de Saturne et nous y sommes aussi dans L’Homme puisque les rues de Presbourg et de Tilsitt font le tour de l’Arc « comme un anneau de Saturne », et l’Homme les remonte.
Au chant XXIII, dans le ciel des étoiles fixes, Dante assiste à la descente du Christ et de Marie parmi les bienheureux, et l’Homme les rencontre sous les traits d’ « une femme d’une cinquantaine d’années accompagnée par un trentenaire barbu genre hippie » (p.673). Marie est en gloire et lors de son assomption, elle s’incruste sur l’une des faces de L’Arc de Triomphe : « C’est la Vierge Marie dans son manteau royal et ses rayons magnifiques » (p.674)
Dante, au chant XXIV, XXV et XXVI se fait interroger par Saint-Pierre (Mehdi fait se souvenir malicieusement au narrateur qu'il possède un chapelet !) sur la foi, au chant XXV, par Saint-Jacques (Babacar définit l’espoir subtilement qui se trouve symbolisé par la grille de Loto !) sur l’espérance et par Saint-Jean, devant qui il perd la vue, sur la charité. Ce sont les trois amis du fils du narrateur qui les représentent et qui l’interrogent sur les vertus théologales. C’est Joaquim qui le cuisine sur la charité. L’Homme recouvre alors la vue, comme Dante devant Saint-Jean. La quatrième lumière est celle d’Adam qui apparaît avec un chapeau mou derrière la nuque comme une auréole ; c’est le fils de Nabe, ami des trois autres princes lumineux.
Puis, Nabe retrouve Emma pour prendre le RER, « tout est diaphane » (p.682). Dante et Béatrice planent au-dessus du fleuve de lumière et d'étincelles : Emma remarque qu’ « on marche sur un ciel constellé d’étoiles fixes » (p.683) comme au chant XXV du Paradis. La grande roue du Paradis tourne en continu et Béatrice/Emma est devenue si belle que seul son créateur peut se réjouir de sa beauté et c’est pour cela que Nabe écrit : « Si j’écrivais, je ne pourrais reproduire sa beauté » (p.683).
Les banlieues – et sa racaille – symbolisent les anges rebelles et fidèles qui s’ordonnent selon la loi du premier mobile et forment la rose céleste du chant XXX.
Dans l’Empyrée – chant XXXII- tout va de plus en plus vite, comme le RER traversant ces villes aux noms poétiques qui forment une immense rose éternelle autour de Paris qui est la même que celle des bienheureux du Paradis de Dante.
Apesanteur, gravité zéro.
Lorsque Dante observe les âmes des bienheureux de la rose céleste, il souhaite s’adresser à Béatrice et constate qu’elle n’est plus là. Il voit à sa place Saint-Bernard de Clairvaux que Nabe et Emma retrouvent sous les traits d’un saint-bernard à la gueule impassible : les trois derniers chants du Paradis se trouvent condensés en une compression narrative maximale : « Un chien est là, (…) sur la lumière du petit matin » (p.686). Au chant XXXIII, Saint-Bernard fait une prière à la Vierge en faveur de Dante qui contemple l’Essence infinie et, pour lui, s’éclairent le dogme trinitaire, le mystère supposé de l’Incarnation…
Dante se rend compte que son désir et sa volonté sont mus par le même amour que celui qui anime le soleil et les étoiles que Nabe voit dans les yeux du saint-bernard en ce petit matin du septième jour.
L’Homme finit là sa divine narration, dans l’Empyrée – hors du temps et de l’espace – dans l’extase et la fulguration…

Nabe, comme Céline, sait que « le Temps, c’est notre maître à tous. » Il a donc condensé la temporalité et reconfiguré l’ordonnancement du poème italien, il a reproduit l’espace dessiné par la Divine Comédie selon ses cercles, ses corniches, ses cieux…
Jamais dans l’histoire de la littérature, on avait – à ce point – « joycisé la Comédie. » Philippe Sollers, le dernier en date, s’y était essayé en 1986 dans Le Cœur absolu dont le narrateur devait écrire le script de la Divine Comédie en la corrigeant et il mêlait à cette retranscription la création d’une société secrète à Venise ainsi qu’une intégration à son récit de l’Odyssée. Sollers glissait de la Divine Comédie à l’Odyssée, conférant à son récit une double structure. Le décor de neige et de froid au début de son roman, évoquait l’Enfer. Sollers, tout au long de son récit était beaucoup plus allusif que Marc-Édouard Nabe, il pratiquait plutôt un détournement qu’une transposition et corrigeait le poème italien par l’Odyssée. Nabe, lui, en excessif Capricorne, fait de son récit une allégorie intégrale du poème de Dante. Nabe a parfaitement observé les trois états décrits par Dante, dont le dernier – paradisiaque – vécu par lui et Emma, renverse la formule mallarméenne que l’on pourrait énoncer ainsi : « ma construction fut mon Emma ». Emma, qui est une métaphore de la puissance sensuelle du Verbe. En génie johannique du Verbe, Nabe a fait du texte de Dante la trame d’un nouveau récit autopocalyptique, mais aussi hétéropocalyptique, car ce narrateur, cet Homme, est un autre. En effet, Nabe, travaillé par ce sujet et en tant que grand lecteur de Dostoievski et d’Henri de Régnier, a incorporé dans son œuvre même le thème du double avec une constance immuable.
Du chapitre « Béatrice enculée » du Régal, Nabe est passé à Emma qui foudroie le narrateur par l’éclair de l’intelligence d’amour.
NabeNabes’est servi de la Comédie comme d’une machine roussellienne à travailler le présent par l’écriture et donne une lecture lumineuse d’une partie de sa vie durant ces quatre années condensées en une seule et sainte semaine !