Nabe's dreams

Sauter à la navigation Sauter à la recherche

Nabe's dreams est un article signé « Petit Jean » et publié en juillet 2010 sur alainzannini.com, le site des lecteurs de Marc-Édouard Nabe, portant sur la transposition de La Divine Comédie de Dante dans L’Homme qui arrêta d’écrire de Marc-Édouard Nabe.

Le vrai sens dudit songe ne fut alors vu de personne, mais il est maintenant manifeste aux plus simples.
Dante Alighieri, Vita Nova


Maintenant qu’il a été montré combien La Divine Comédie est le fil rouge dont est tissé L’Homme qui arrêta d’écrire, on peut commencer à entrer dans les détails. Il est certes tout d’abord amusant de relire L’Homme comme un roman à clés à l’envers en découvrant quels personnages dantiens se cachent derrière les people Jamel Debbouze, Bruno Gaccio ou BHL. Mais sur le plan littéraire l’exercice du tableau des correspondances reste d’un intérêt limité si le frottement de ces deux livres, comme celui de deux gros silex, ne permet pas de faire jaillir d’autres étincelles, plus vives et propres à allumer un nouveau feu.
On comprendra mieux Nabe une fois que l’on aura mieux compris Dante. Pour cela il faut que la lecture de L’Homme qui arrêta d’écrire rallume et éclaire la Divine Comédie autant que le contraire. Car L'Homme n’est pas seulement une transposition précise du poème de Dante (et encore moins une accumulation d’« allusions » ou de « références »), il en est aussi et surtout une passionnante interprétation. Ce dernier mot étant à prendre non seulement dans le sens d’explication possible mais aussi et en premier lieu dans le sens artistique, comme on dit interprétation musicale, scénique, etc.
Nabe rejoue La Divine Comédie en une semaine parisienne comme Joyce avant lui a rejoué L’Odyssée dans une journée de Dublin. À deux différences près : La première est que le texte de Nabe colle de beaucoup plus près à Dante que celui de Joyce à Homère, la seconde, plus profonde, est que contrairement à Joyce qui affiche clairement sa référence à l’Odyssée, Nabe a soigneusement dissimulé le fait que L’Homme qui arrêta d’écrire était une réécriture de La Divine Comédie, laissant uniquement au lecteur perspicace le soin de le découvrir tout seul, et faisant même tout pour égarer celui-ci en chemin.
À cela deux raisons principales également : La première, d’ordre extérieur, et participant de la guerre contre le milieu éditorial, était de ridiculiser ce milieu en lui mettant sous les yeux l’un des grands livres de tous les temps, et d’illustrer ainsi à quel point l’étroitesse d’esprit, l’ignorance et l’incompétence des « professionnels » qui l’avaient écarté, atteignaient des proportions démentes. Sur ce point, il faut reconnaitre que le résultat a dépassé ses espérances. Mais il y a également une raison à mon avis plus importante, d’ordre intérieur et inhérente au sujet même du livre, pour laquelle Nabe ne pouvait pas expliciter la présence de la Divine Comédie : Tout simplement le paradoxe permanent de L’Homme qui arrêta d’écrire qui veut que dans ce livre tout signe extérieur d’écriture ait été systématiquement supprimé. L’Homme qui arrêta d’écrire ne peut pas écrire, même plus une signature, un autographe, rien. Alors pensez, La Divine Comédie...
Le texte de Dante y est pourtant tout entier, de la forêt obscure à l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles, trois cantiques, cent chants et des milliers de vers plus loin. À la contrainte très particulière de l’absence d’écriture Nabe a rajouté la contrainte inverse, que l’on pourrait qualifier de sur-écriture enracinée dans le poème dantien. Contraintes à priori complètement antinomiques qui constituent un défi dont il va falloir commencer à étudier le fonctionnement. Écrire ET ne pas écrire (ou plutôt le contraire, respecter le présupposé de L’Homme qui arrêta d’écrire ET écrire La Divine Comédie) voilà la question !
Pour résoudre ce problème – la quadrature des cercles ! – Nabe a conçu son livre comme une gigantesque devinette d’Épinal dont la seule indication directe, la devinette (« La Divine Comédie est cachée dans ce livre, sauras-tu la retrouver ? ») aurait elle aussi été supprimée. La transposition doit être à la fois évidente et invisible. Pour détourner l’attention du lecteur de ce qu’il est en train de lui mettre sous les yeux, Nabe prend soin d’éviter le systématisme. Il va user de différentes stratégies et techniques de transposition dont l’étude plus poussée reste encore à faire. On peut cependant commencer à en donner une idée. Pour cela, plus que l’analyse de tel ou tel personnage, j’ai trouvé intéressant d’examiner trois passages a priori anecdotiques mais qui me semblent représentatifs de différentes méthodes qu’utilise Nabe pour fabriquer de l’inaperçu, du subliminal. Il s’agit du traitement des trois rêves de Dante au Purgatoire dans le roman.

L'aigle et Lucette

Le rêve est une seconde life. La virtualité, très présente en fait dans La Divine Comédie, n’est pas née avec les jeux vidéos, dont le roman d’ailleurs montre le retard par rapport aux visions dantiennes. Comme Nabe dans son roman, Dante au cours de son éprouvant voyage d’une semaine a de temps en temps besoin de souffler un peu. Aucun rêve signalé durant la traversée de l’Enfer, c’est seulement une fois arrivé au Purgatoire que Dante va retrouver un sommeil plus doux. Il s’endort à la tombée de la nuit sous les étoiles, et à l’aube à chaque fois il va se réveiller en rêvant.
Les trois rêves de Dante au Purgatoire, les seuls de La Comédie, occupent discrètement une position particulière au sein du poème, très soigneusement élaborée. Tout est construit sur le chiffre 3 dans La Comédie. Et à un niveau supérieur sur le 9, trois fois trois. Ainsi les trois rêves se succèdent au rythme de neuf chants, prenant place aux chants 9, 18 et 27 (le deuxième rêve est raconté au chant 19, mais c’est bien au chant 18 que Dante commence à rêver). Ces rêves balisent également la topographie de la montagne du purgatoire, de la base au sommet. Le premier a lieu au pied de la falaise qui sépare l’antépurgatoire de la première corniche, le second se déroule sur la 4ème corniche, exactement au milieu de la montagne, le troisième enfin survient au Paradis Terrestre situé tout en haut. Ces trois rêves (tous habités par des femmes !) forment un véritable triptyque que Dante a volontairement placé au centre de toute La Divine Comédie. Et dans ce triptyque onirique, le rêve central se distingue sans doute plus particulièrement. Il demeure assurément le plus “bizarre”, le plus mystérieux, celui en tout cas sur lequel, depuis toujours, les commentateurs se sont le plus abondamment penchés sans en épuiser la substance. Nous y reviendrons.

Mais revenons d’abord à Nabe et à son livre impossible. Page 337, notre héros vient de passer une longue soirée puis une nuit à l’Hôtel Amour en compagnie d’un groupe de jeunes gens. La belle et chaste Zoé, qui n’a rien à voir avec Dante mais qui va jouer un rôle de plus en plus important dans cette partie du livre qui correspond au Purgatoire, lui a présenté sa petite soeur Kahina et son joyeux groupe de copines. Séries télé, jeux vidéos, Facebook, rapports filles-garçons... En pleine immersion dans les sujets de l’époque, Nabe s’abandonne aux conversations de cette jeune génération un peu perdue dont il découvre les codes, dont le manque de passion et de repères l’indigne et le désole, mais dont la fraîcheur encore présente le touche et le séduit. Il finit la nuit dans une chambre concept, sur un lit décoré d’une multitudes de préservatifs roses en compagnie de deux ravissantes jeunes filles qui préfèrent se partager les écouteurs de leur iPod plutôt que partager plus intimement leur lit. En s’éclipsant à l’aube, Nabe repense à son rêve de la nuit :

Je suis encore dans le pâté, je resonge à mon songe de cette nuit. J’ai rêvé qu’un aigle aux plumes d’or, n’importe quoi, m’emportait dans les cieux jusqu’au soleil. Je crois brûler. Je me réveille, persuadé d’être encore au lit avec les deux filles, mais comme c’est Jean-Phi qui est assis dessus je comprends que je rêve encore, il me dit que dans mon sommeil ce n’était pas un aigle mais Lucette Destouche, n’importe quoi, qui est venue pour m’emporter dans le ciel avec elle... Un aigle ou la femme de Céline, même envergure d’ailes et même oeil perçant... Sainte Lucette...

N’importe quoi ! Même si le fait que Nabe répète deux fois ce « n’importe quoi » devrait mettre la puce à l’oreille, qui irait chercher un passage de Dante dans ce récit ? On touche là pourtant l’une des astuces les plus efficaces du mécanisme de transposition nabien : placer La Divine Comédie précisément aux endroits où le lecteur a l’impression que Nabe lui-même se livre le plus. Substituer Dante à lui-même. Le lecteur « nabien » se retrouvant encore plus aisément dupé. Accoutumé à la transparence autobiographique de l’auteur, il ne lui viendra pas à l’idée de remettre en question celle-ci dans les moments où elle semble s’exprimer. Or justement quoi de plus intime, quoi de plus personnel, quoi de moins soupçonnable de contrefaçon qu’un rêve ? L’endroit parfait pour y cacher la présence secrète de Dante tout en l’exposant aux yeux de tous.
Nabe aurait pu se contenter de transposer de façon plus large en choisissant de raconter un de ses propres rêves, mais à chaque fois il choisit de réécrire précisément le rêve de Dante, en faisant le pari d’intégrer celui-ci de façon si naturelle dans la narration que les lecteurs n’y verront que du feu.
Le premier rêve de Dante se situe lui au chant 9 du Purgatoire. Après avoir traversé une vallée fleurie (cf. la chambre de l’Hôtel Amour : « C’est comme si on entrait dans une vallée fleurie », p. 330) Dante et Virgile se retrouvent devant une falaise au pied de la montagne du Purgatoire. Ils sont en fait coincés en bas, mais Dante (l’auteur) a trouvé une solution pour faire passer ses personnages au niveau supérieur afin de les emmener devant l’ange qui garde la première corniche. Dante (le personnage) s’endort sur l’herbe, vaincu par le sommeil, et voit en rêve « un aigle dans le ciel avec des plumes d’or ». L’aigle tourne et pique soudain, emportant Dante dans les cieux jusqu’à ce qu’il soit réveillé par une sensation de brûlure causée par le soleil. Il retrouve alors ses esprits devant l’entrée de la corniche, face à Virgile qui, comme Jean-Phi dans le rêve de Nabe, lui explique qu’il ne s’agissait pas d’un aigle mais de Sainte Lucie qui l’a emporté jusque-là.
Sainte Lucie/Lucette est un personnage important de La Divine Comédie. C’est même elle qui alertée par la Madone du désarroi dans lequel se trouvait son « fidèle » Dante est allée en parler à Béatrice, laquelle a envoyé Virgile pour ramener Dante jusqu’à toutes ces femmes au Paradis. Non sans qu’il en bave pas mal en chemin. Lucie et la Madone ne sont rien moins que les deux autres filles anonymes appuyées contre la voiture devant chez H&M, aux côtés de celle aux « yeux qui brillent plus que des étoiles » (p.21 et Dante dans le texte : Enfer, II, 54), là où les lecteurs un peu attentifs auront reconnu la première apparition d’Emma Pasquier.
Santa Lucia, Lucie de Syracuse (280-304), est une martyre encore très vénérée dans le sud de l’Italie. Elle est souvent représentée portant deux yeux dans une soucoupe. Patronne des opticiens elle est invoquée pour la guérison de tout ce qui concerne les problèmes de vue. Dante avait lui-même connu des problèmes de ce genre, causés par l’excès de lecture. Il décrit dans Le Banquet la tache de sang en forme d’étoile qui lui obstruait la vue et qu’il avait réussi à guérir. Il ne pouvait pas manquer de remercier la Sainte.
Le récit se déroule sur deux niveaux : la vision de l’aigle qui constitue le rêve proprement dit et l’explication du rêve par Jean-Phi ou par Virgile qui tous deux deux rapportent la réalité du moment où le narrateur croyait seulement rêver. Dans cette scène, le rêve est une transposition du réel. Me vient à l’esprit qu’on pourrait lire L’Homme qui arrêta d’écrire comme le long rêve du subconscient de Nabe totalement absorbé dans une lecture méticuleuse, méthodique, de la Divine Comédie ! Voilà de la virtualité ! Chez Nabe toutefois, le récit qui apparait plus réaliste que chez Dante correspond pourtant à un degré supérieur de virtualité. Nabe rêve qu’il rêve de l’aigle puis rêve qu’il est réveillé par Jean-Phi alors que Dante perçoit la brûlure « réelle » des rayons du soleil et la voix de Virgile le ramène à la « réalité » de l’endroit. Ce choix peut paraître curieux. Nabe aurait pu faire réellement réveiller son personnage par Jean-Phi (au téléphone par exemple), même si c’était alors plus compliqué de faire intervenir Lucette. Mais on peut remarquer aussi que la réalité est assez flottante dans La Divine Comédie, et en particulier au Purgatoire. Même si La Divine Comédie ne doit surtout pas être considérée comme un rêve, mais bien le récit d’une expérience mystique (Il y a des biographies anciennes qui intègrent dans le reste de la chronologie le déroulement précis de la semaine du 18 au 25 avril 1300 telle que Dante l’a racontée dans son poème : le 18 il se perd dans une forêt, le 19 il est en enfer, etc. – Magnifique !). Cependant Dante qui peint toute une série de personnages incroyablement vivants, prend soin aussi de rappeler qu’il ne s’agit en fait que d’âmes immatérielles. Lucie est « réelle », pour autant qu’on puisse le dire de la substance des saintes, mais Dante glisse un dernier vers dans le récit de Virgile qui la fait basculer dans une étrange incertitude :
Elle t’a posé ici, mais d’abord ses beaux yeux
m’ont indiqué cette entrée ouverte;
Puis elle et le sommeil s’en sont allés ensemble.
(Purg. IX 61-63)

Sainte Lucie disparaissant avec le sommeil, la voilà qui se retrouve pratiquement comme rêvée. La scène ouvre alors la possibilité d’un rêve emboîté dans le rêve (thème à la mode en ce moment, mais faut-il rappeler que nous sommes sept siècles – ou sept mois – avant Inception ? ), comme c’est justement le cas dans la transposition de Nabe. Je ne sais pas s’il avait en tête ce détail sur la discrète « virtualisation » de Lucie, mais ce qui est certain c’est que Nabe avait pleinement conscience des glissements, si contemporains, du réel à la virtualité véhiculés par La Divine Comédie. On est en tout cas plutôt loin du « n’importe quoi » ...

La sirène qui s'était trompée de livre

Le deuxième rêve de L’Homme qui arrêta d’écrire n’est pas exactement construit sur des niveaux de virtualité, mais se révèle plus complexe et plus riche de potentialités à bien des égards. Il est conçu comme l’enchevêtrement ou la superposition de trois variations de rêve ou de vision par des classiques de la littérature sur le même thème de la sirène. Superposition où la mise en avant de Céline et de Joyce est destinée à masquer la présence invisible de Dante en arrière plan.
Retournons au déroulement du roman. On est dans l’après-midi du sixième jour. Zoé, qui avait quitté les deux héros la veille après une soirée mouvementée au théâtre, doit passer prendre Nabe à 15 heures. Elle lui prépare une surprise que l’on découvrira plus tard. L’arrivée de Zoé avec son T-Shirt de Rimbaud, emmenant Nabe en promenade seuls à seuls dans sa petite Fiat 500 verte va être l’occasion de faire plus ample connaissance. Zoé aime noblement les écrivains. Ni femme de lettres (quelle horreur !), ni groupie (elle est très pudique), elle n’a pas une connaissance livresque ou mondaine de la littérature, elle écoute du Chateaubriand lu par Daniel Mesguich dans sa voiture ce que, déjà, aucun imbécile du milieu infernal de l’édition parisienne ne s’autoriserait. Mais les clichés de la littérature éternelle la mettent au moins à l’abri des mensonges et du toc de la « littérature » contemporaine et de ses pseudo-affranchis. Brune élégante, attentionnée, romantique et pragmatique à la fois, exaltée dès que sans même qu’elle s’en rende compte il y a de la vraie littérature dans l’air, elle a une sensibilité particulière, presque naïve, pour les figures littéraires, un charmant instinct « physique » de l’écrivain. Zoé roule dans Paris avec Nabe en écoutant divers livres-audio dans le lecteur CD : Edgar Poe, Chateaubriand, etc. chargés en « musique » de fond. Ils s’arrêtent, bloqués par une manifestation d'écolos dans des yourtes place de la Bourse. Nabe descend. Du Chateaubriand continue à résonner dans la voiture de Zoé. Je crois qu’il n’est pas inutile de rappeler cet arrière plan sonore qui précède le flash-back traversé de références littéraires qui rattrape Nabe à ce moment-là. Voici le songe qui lui revient :

Dans un flash, mon rêve de cette nuit me revient. Je suis en train de me promener sur les quais de Seine lorsque je vois patauger au bord une sirène, déglinguée, ivre, mal en point. Je m’approche: « Mais vous êtes la sirène de L’École des cadavres ! » La sirène me dit : « Tu te trompes, je ne suis pas la sirène de cet avare de Céline, mais la Circé de James Joyce, le prodigue. » « Alors, vous devriez être au bordel de Dublin en pleine luxure et pas ici à Paris », lui dis-je. « Tu as l’outrecuidance de m’apprendre dans quel livre je dois être ? » Avant que je puisse lui répondre, Lucie, toujours elle, la belle Lucette Almanzore, survient et éventre la sirène comme une vulgaire sardine. L’odeur était si forte que ça me réveilla. (pp. 455-456)

La technique de Nabe pour berner le lecteur consiste donc cette fois à soulever une couche de Céline pour montrer qu’en fait il y a du Joyce en dessous, ce qui permet de mieux cacher le troisième fond derrière tout ça qui contient Dante, le fantôme principal. On se croirait dans la malle truquée d’un magicien à la Houdini. Il s’amuse en outre à utiliser ces références leurres pour glisser des indices qui s’ajoutent à la transposition du rêve lui-même : « cet avare de Céline » et « Joyce le prodigue » annoncent la 5ème corniche du Purgatoire, celle des avares et prodigues étendus sur le sol, que Nabe recrée à l’intérieur des yourtes.
Avant d’avoir « l’outrecuidance » d’apprendre à cette sirène dans quel livre, et surtout dans quel rêve elle doit-être, quelques explications s’imposent.
Le rêve dit « de la femme bègue » au chant 19 du Purgatoire a fait couler beaucoup d’encre et reste impressionnant. Dante voit apparaître en songe « une femme bègue, aux yeux qui louchent, aux pieds tordus, les mains coupées, de couleur blême. » Il fixe l’horrible femme qui se métamorphose sous ses yeux en beauté, elle retrouve des couleurs et une belle voix ensorcelante. Elle chante à Dante qu’elle est la douce Sirène qui détourna Ulysse de son chemin et que personne ne résiste à son chant enchanteur. Accourt alors une femme « sainte et rapide » qui interpelle Virgile comme pour l'engueuler. La sirène se retrouve éventrée à travers ses vêtements. Dante voit son ventre qui dégage une puanteur telle qu'il se réveille d’un coup. (Purg. XIX 1-33).
La fin du récit de Nabe s’aligne exactement sur le texte de Dante. Notons également que le rêve se termine encore une fois par une sensation physique suffisamment forte pour arracher le dormeur au sommeil : la sensation de brûlure dans le rêve précédent, la forte puanteur dans celui-ci. C’est toujours par le corps qu’on s’extrait du virtuel.

Toutefois la référence à Céline est au départ parfaitement justifiée. De même que Bagatelles pour un massacre commence par une histoire de ballet, L’École des cadavres débute par une scène fantastico-grotesque, une sorte de vision qui n’a pas grand-chose à voir avec le sujet. Céline déambule, soucieux, au bord de la Seine, quand dans le cloaque des eaux putrides, lui apparait une horrible, très décatie et très vulgaire sirène, laide vieille pute forte en gueule qu’il a pourtant connue fraîche et alerte jeune fille autrefois. Elle le reconnait et l’accoste gaillardement. S’ensuit un hilarant échange de provocations, insultes et obscénités. C’est l’escalade. La sirène en bégaie... (Tiens ?!). Céline lui est chauffé à blanc, pile dans l’humeur nécessaire à l’écriture de son pamphlet. La femme-morue disparait dans un clapotement affectueux.
La sirène du rêve nabien a donc tout pour rappeler la sirène de L’École des cadavres. Ou même encore celle de Scandale aux Abysses, ce merveilleux conte de Céline, tellement sous-estimé, qui raconte l’histoire de la jolie Pryntil, la petite sirène préférée de Neptune, exilée sur la terre ferme et saoulée, souillée et prostituée pendant des années par les hommes avant d’être tuée en mer à coups de couteau au moment où elle retrouve sa voix divine et se retransforme en la beauté qu’elle était jadis. Vengeance terrible de Neptune. Naufrage et dévastations. L’équipage flotte éternellement dans la nuit et les immenses eaux glacées.
Les sirènes céliniennes subissent des métamorphoses de beauté à laideur (puis beauté à nouveau pour Pryntil), transformations qui ne sont pas sans rappeler celles du rêve de Dante. Céline avait lu Dante, mais ça ne suffit pas à rattacher la sirène bégayante de fureur de L’École à celle de La Divine Comédie. Scandale aux abysses, dont la Pryntil déglinguée semble avoir son ancêtre dans L’École des cadavres, serait plutôt une version célinienne de La petite Sirène d’Andersen. En tout cas s’il y a une chose pour laquelle Céline mériterait bien d’être qualifié d’avare, c’est en indications sur ses lectures, c'est connu.

Joyce lui c’est tout le contraire. Dans son rêve Nabe a évacué la sirène de Céline, penchons nous sur « la Circé de James Joyce le prodigue ». Prodigue lui en références et allusions littéraire de toute sorte, ça c’est sûr.
Ulysse, chef-d’œuvre encore moins réellement lu que La Divine Comédie par un tas de gens qui s’en gargarisent (le cas de Philippe Sollers est fascinant !), est l’exemple qui a inspiré Nabe pour L’Homme qui arrêta d’écrire. Il y a réalisé son projet de « joyciser Dante », c’est-à-dire d’écrire un roman qui soit à La Divine Comédie ce qu’Ulysse est à l’Odyssée. On a déjà signalé les différences de choix entre les deux entreprises, mais il faut souligner aussi que les analogies entre Ulysse et L’Homme ne se réduisent pas à la simple transposition moderne d’un classique de la littérature : le travail sur le temps narratif notamment mériterait d’être plus finement comparé. Mais il y a aussi le duo Nabe/Jean-Phi, un quinquagénaire et un jeune homme, à rapprocher du duo Bloom/Stephen Dedalus. Ou bien le choix inversé d’écriture : Joyce entreprend d’écrire dans tous les styles possibles, Nabe dans aucun...
Il existe donc ce qu’on pourrait appeler un niveau supplémentaire (un méta-niveau ?) dans la transposition : Nabe transpose La Divine Comédie, mais du même coup il transpose aussi l’Ulysse de Joyce en train de transposer l’Odyssée.
Heureux qui comme Ulysse a écrit La Divine Comédie, Nabe se devait de placer son roman de façon forte sous le signe d’Ulysse également. Et il l’a fait ! De façon encore plus invisible. Pas tant dans la référence explicite de ce rêve de sirène célino-joycienne, mais surtout, par exemple, au tout début du livre, là même où la transposition de La Divine Comédie commence (« Finie la comédie. » p.8). De façon diaboliquement invisible, Nabe glisse l’Incipit d’Ulysse au même endroit !
Majestueux et dodu, Buck Mulligan parut en haut des marches, porteur d’un bol mousseux sur lequel reposaient en croix rasoir et glace à main. L’air suave du matin gonflait doucement derrière lui sa robe de chambre jaune, sans ceinture. (James Joyce. Premières lignes d’Ulysse)

Une douche tout de suite, ou pas ? Avant, il m’arrivait de rester dans mon peignoir majestueux et d’écrire comme un fou sans même voir la lumière du jour. Je remettais à plus tard le plaisir de me laver, de me laver aussi un peu de l’écriture. Là je regarde dans la glace mon corps dodu de quinquagénaire en arrêt d’écriture, le blaireau dans une main et le bol de savon à barbe dans l’autre. (L’Homme qui arrêta d’écrire, p.8)

« Majestueux et dodu » ! Il faut plusieurs relectures du livre (en plus d'avoir en tête Ulysse) , pour que la connexion se fasse sur la redistribution de ces deux adjectifs (comme « avare » et « prodigue »). Et encore une fois, c’est dans un passage à l’apparence la plus triviale, le plus platement autobiographique, le moins soupçonnable de référence littéraire, que Nabe dissimule sa formidable lettre volée. Mais en même temps tout y est : le bol de mousse à raser, le miroir, le peignoir, la lumière du matin, en éléments redistribués et légèrement décalés pour mieux passer inaperçus. Le jeu des 7 ressemblances : il faudrait colorier les mots et les relier d’un texte à l’autre... Un condensé des différents traitements qu’il va appliquer au texte de Dante tout au long du livre.

Mais revenons à notre Circé de Dublin. L’épisode correspondant au séjour d’Ulysse chez la magicienne Circé est le plus long, le plus difficile à suivre, le plus délirant du roman de Joyce. Le chapitre est rédigé comme une pièce de théâtre avec dialogues et nombreuses didascalies, mais dans laquelle le réel serait extrêmement instable. Le moindre détail peut être la source de très fortes déformations de l’espace-temps ou de puissantes hallucinations, on ne sait trop. Une sorte d’allers-retours entre rêves carabinés et réalité, où le basculement se produit sans prévenir à la moindre association d'idée. On peut pourtant essayer de restituer la trame de la scène. Leopold Bloom, le héros du livre, se trouve en fin de soirée dans le quartier des bordels de Dublin sur les pas du jeune Stephen Dedalus. A l’entrée d’une des maisons de passe il est abordé par une jeune prostituée en fourreau de saphir bleu, aux yeux cernés de khôl et à la beauté orientale qui s’appelle... Non ? Eh oui !... qui s’appelle Zoé. Zoé Higgins. Très vite je tiens pourtant à dire que la Zoé de Nabe n’est à mon avis pas une transposition de la Zoé de Joyce. Pas parce que Zoé Higgins est beaucoup plus sexuelle que la bien aimée de Jean-Phi. Après tout Zoé Higgins est censée être aussi la transposition du Dieu Hermès chez Homère qui donne à Ulysse la potion qui lui permettra d’échapper aux sortilèges, (on peut y voir aussi en partie Circé !) personnages dont la Zoé nabienne n’aurait pas a rougir... Mais surtout parce que la Zoé de L’Homme qui arrêta d’écrire n’est la transposition d’aucun personnage externe, ni de Dante, ni de Joyce, ni d’ailleurs. Zoé est uniquement Zoé, car elle et son groupe de copines sont quasiment les seuls personnages réellement vivants, donc non-virtuels du livre. Je développerai à l’occasion. Il n’empêche, il n’y a pas beaucoup d’autres Zoé d'envergure dans l’histoire littéraire. La coïncidence ne pouvait que sourire à Nabe toujours à la croisée de symboles qui se percutent.
Zoé parle avec Bloom et l’entraîne à l’intérieur. Là il retrouve le jeune Stephen Dedalus, Zoé et deux autres filles tiennent compagnie aux hommes dans le salon du bordel. Tout cela entrecoupés d’hallucinations, métamorphoses et visions formidables, confiture aux psychanalystes depuis un siècle bientôt. Apparaît une maîtresse femme, la taulière, Bella Cohen : Yeux copieusement charbonnés. Moustache naissante. Face carrée, olive, qui transpire un peu, nez développé avec des narines orangées. Voilà la Circé du rêve de Nabe. Physiquement elle est assez différente de la femme bègue aux mains coupées du rêve de Dante. Elle a en commun avec la sirène de Céline la langue bien pendue, l’assurance d’une dominatrice, l’âge mûr et la laideur. Bloom craque immédiatement pour elle. Hallucinations sexuelles. Bella devient Bello et Bloom se change en femme. Humiliations, insultes. Bello à dada sur Bloom. Zoé et les filles se disputent la monture. Bello humilie toujours plus intimement Bloom. Un chœur de Juifs antiques chantent le Shema Israël. Une cascade d’eau, des ifs, une nymphe sortie de son cadre est mise en fuite par Bloom... Retour au réel. Bella redevenue femme se tient devant lui. N’importe quoi.
Si ce n’est que juste à ce moment là un petit détail inattendu vient nous rebasculer brusquement dans le sujet qui nous préoccupe, au moment où Bloom attrappe le voile de la nymphe:
LA NYMPHE (Pousse un cri et fuit en lui laissant son voile ; son moulage se fend et une puanteur s’élève en nuage des fentes du plâtre.)
Incroyable ! Voilà chez Joyce lui aussi la sirène éventrée du rêve de Dante ! À la puanteur qui s’échappe, ramenant le personnage à la réalité. Bloom identifie même l’odeur: « Oignons. Du rance. Soufre. Graisse. » Mais c’est Bella-Circé qui se tient à la place de la Nymphe-Sirène.
BELLA : Vous me reconnaitrez la prochaine fois !

Mise en abyme fascinante ! Derrière sa propre Circé, Joyce a caché dans ce passage la sirène de Dante dans un « rêve » de Bloom, comme Nabe la cache lui aussi derrière la Circé de Joyce. Si bien que Nabe ne transpose pas seulement simplement Dante à travers une référence à Joyce, dans le même mouvement il le transpose également à travers Joyce en train de transposer Dante qui lui même, comme Joyce, est en train de transposer Homère. Pas mal comme présences littéraires pour un homme qui arrêta d’écrire.
James Joyce, que Nabe avait forcément en tête en réécrivant La Divine Comédie, vénérait lui-même Dante, qu’il connaissait par coeur. Il en récitait même des passages entiers à Paris chez les putes en compagnie de Wyndham Lewis. Surtout, Joyce – qui d’ailleurs avait appelé sa fille Lucia et ce n’est pas un hasard – était en mesure de comprendre intimement ce lointain prédécesseur en exil avec sa famille travaillant pendant des années dans des conditions impossibles à l’écriture d’un livre à l’ambition immense et totalement nouveau.
On retrouve donc dans Ulysse des petits morceaux de La Divine Comédie, en plus de L’Odyssée, et particulièrement dans l’épisode de Circé. Ainsi, outre la sirène, la couleur saphir de la robe de Zoé et la première vision du « ciel de saphir consumé par le vol de bronze des aigles » provoquée par celle-ci est très certainement un rappel de « la douce couleur de saphir oriental » qui accueille Dante au Purgatoire (Purg. I.13). Notons les boucles de bronze du fourreau de Zoé qui deviennent les aigles. Chez Nabe on trouve la métamorphose inverse sur un détail vestimentaire. Le M et la fleur de lys des âmes qui forment l’aigle du Paradis (Par. XVIII), miniaturisés dans la broche sur la robe de Suzanne Zannini. À ce sujet, il y aurait aussi toute une étude comparée à faire entre la rencontre de Nabe avec sa mère aux Cascades et l’apparition spectrale de la mère morte de Stephen Dedalus, mi fantôme d’Hamlet, mi statue du commandeur, qui vient tourmenter son fils dans la même scène du bordel de Bella Cohen.

Mais on s’est éloigné de notre onirique sirène qui voyage en passager clandestin de livre en livre. Après tous ces détours qui montrent combien le lecteur peut être promené, penchons nous enfin sur la transposition directe du deuxième rêve de Dante.
Sans même entrer dans les considérations symboliques, le texte de Dante présente des ambiguïtés et suscite des interrogations. Dans la lecture qu’il en fait Nabe prend quand même position sur deux points qui font encore débat dans l’exégèse de ce passage de la Divine Comédie. Le premier concerne l’identité de la « Sainte femme ». On a pas mal glosé sur l’identité ou la symbolique de la sorcière baffouillante, moins sur l’identité de la sainte anonyme qui la met en fuite. Nabe reprend l’hypothèse souvent retenue par les commentateurs : Lucie. Mais rien ne permet en fait d'assimiler directement la sainte femme à Sainte Lucie. Lucie/Lucette déjà intervenue dans le rêve précédent serait de retour dans celui-ci. Jacqueline Risset, prudente, met dans ses notes une série de points d’interrogation sans en choisir aucun : « la Raison ? la Philosophie ? la Vérité ? la Grâce ? la Justice ? la Charité ? – Ou Béatrice ? La Vierge ? Lucie ? » Laissons tomber les allégories, seuls les trois derniers noms méritent considération, à mon avis. Il s’agit des trois femmes présentes derrière Virgile au chant II de L’Enfer dont on a parlé plus haut. Je penchais moi aussi d’abord pour Lucie, mais je voudrais proposer une autre hypothèse. La double apparition de Lucie rompt quelque chose dans la magnifique distribution ternaire des rêves de Dante. Et si les rêves de Dante étaient reliés aux femmes du récit de Virgile au départ de leur long voyage ? En précisant que Dante ne rêve jamais directement de Béatrice. Que pour aller vers elle, son désir ricoche sur une autre comme il le raconte si bien dans la Vita Nova. Par exemple Rachel, la compagne de Paradis de Béatrice, nommée dans le récit de Virgile et présente dans le troisième rêve là où Dante est plus près que jamais de Béatrice. Lucie dans le premier, Rachel dans le troisième, ce serait donc la Vierge (d’ailleurs non directement nommée non plus dans le récit de Virgile au début de La Comédie ) qui intervient, « sainte et rapide », pour mettre en fuite l’affreuse sirène dans le rêve central. J’en fais ma théorie.
Par contre je rejoins complètement un deuxième point de discussion par lequel Nabe va à l’encontre de nombre de traducteurs et de commentateurs de ce passage. Le pronom personnel étant absent en italien, le texte original ne permet pas de déterminer qui, de la sainte femme (Lucette ou la Madone peu importe) ou de Virgile, ouvre le ventre de la sirène. Les traducteurs contemporains Jacqueline Risset ou Marc Scialom font le choix de Virgile. Arnaud de Montor au 19ème siècle celui de la femme sainte. Même s’il ne lui fait pas éventrer la sirène (autre choix – contestable – de traduction) , c’est lui qui a raison. Virgile est dépassé et n’a rien compris à ce qui se passe, seule une autre femme peut ouvrir le ventre d’une femme pour montrer ce qu’il y a dedans.
On le voit, identifier, même de près, la transposition dantienne dans L’Homme qui arrêta d’écrire ne suffit pas. Même si c’est un premier pas indispensable. Il ne s’agit pas d’un jeu gratuit de « qui est qui » dans le Who's who. L’exercice ne prend vraiment son sens que s’il permet d’analyser en quoi la lecture par Nabe de La Divine Comédie en est aussi une profonde réappropriation personnelle, qui jette son éclairage spécifique, au même titre qu’un commentaire ou une traduction.

La fille aux fleurs

Finissons par le troisième et dernier rêve, celui du chant 27. Dans la nuit bien avancée, Zoé, Liza, Jean-Phi et Nabe se séparent à la sortie d’un club échangiste, lieu où contre toute attente la grâce, la pureté et l’amour se sont magiquement installés. Les filles partent de leur côté avec force embrassades, on promet de se revoir le lendemain. Nabe flotte dans un état extatique de bonheur retrouvé. Il marche avec Jean-Phi vers la Concorde. Soudain Jean-Phi disparait dans un buisson pour aller pisser. On ne le reverra plus. Nabe l’attend un instant puis emprunte un petit chemin. Il glisse et tombe dans le noir. Il sombre dans une perte de connaissance :

Tout est calme et humide, je suis par terre dans une vallée, je sens l’herbe noire, je n’en peux plus de fatigue. Qui est cette belle fille dans un pré, en plein soleil, qui danse autour de moi... Elle me parle, mais je ne comprends pas ce qu’elle me dit. Elle se fait une guirlande avec des fleurs, elle tourne, tourne, je dois rêver, je dois dormir... (p. 579)

Les deux rêves précédents étaient racontés sous forme de flashes-back, avec par conséquent un léger décalage par rapport à la scène où ils ont lieu. Cette fois le rêve rejoint le temps réel du livre, nouveau moyen de détourner le lecteur d'une connexion trop facile avec l'original. Le rêve démarre sans même qu’on sache tout de suite qu’il s’agit d’un rêve, contrairement à ce qui se passe chez Dante qui dans la même scène raconte qu'il a rêvé. La sensation physique, l'humidité du sol, n'est cette fois pas suffisante pour réveiller Nabe, contrairement à ce qui se passait dans les rêves précédents. Il est trop fatigué pour émerger de son songe, si bien que rêve et réalité se combinent, mais Nabe a quand même conscience qu'il est en train de rêver. Encore une fois, dans la vision brouillée de ce personnage qui s'écroule de fatigue, qui irait soupçonner que l'on est en présence d'une autre vision tout à fait précise empruntée à La Divine Comédie ?

Qui donc est cette jeune fille aux fleurs du troisième rêve ? Retour chez Dante. À la sortie de la corniche des Luxurieux (Le No Comment), Dante vient de traverser un mur de flammes. C'est le seul chemin et le dernier obstacle pour accéder au Paradis Terrestre où il retrouvera enfin Béatrice. Dante, Virgile en compagnie de Stace (le Libre Penseur) qui les a rejoint depuis un moment, continuent à grimper jusqu'au sommet de la montagne. La nuit tombe, épuisés ils s'arrêtent pour dormir. Dante rêve.
Ce rêve est bien plus doux que les deux précédents. Il voit dans une lande une jeune fille cueillant des fleurs pour en faire des guirlandes. En chantant elle lui dit qu'elle s'appelle Lia et qu'avec sa soeur Rachel elles aiment toutes les deux passer du temps à se regarder dans un miroir. Lia est fière de ses belles mains qui font des guirlandes, Rachel, elle, adore ses beaux yeux. Chacune utilise ce qu'elle a de mieux.
C'est tout. (Pas étonnant que Nabe ne comprenne rien à la chanson de la jeune fille). Précisons juste que Lia et Rachel (deux soeurs comme Zoé et Kahina), sont des personnages bibliques : les deux épouses de Jacob, celui de la lutte avec l'ange. Rachel à côté de qui siège Béatrice au Paradis, est belle mais ne peut pas avoir d'enfants, Lia l'ainée lui plait moins mais au moins elle n'est pas stérile. Qu'importe. Jacob, personnage brutal, rusé et qui ne s'encombre pas de scrupules (son deuxième nom c'est Israël !) embarquera les deux. Ça se passe comme ça dans La Genèse.
Dante, pour revenir à lui, n'est cette fois pas réveillé brutalement mais émerge du sommeil par la lumière de l'aube, ce qui n'est pas le cas de Nabe réveillé au jardin Marigny (le Paradis terrestre) par le ballon d'une fillette, une petite Mathilde qui se tient devant lui. Autre stratégie pour dérouter le lecteur sur les traces de la transposition dantienne, Nabe effectue à cet endroit une accélération tout en plaçant un leurre vers une fausse piste. Il ne s'attarde pas sur le rêve, ni sur le dernier discours de Virgile qui est un peu plus long que « il faut que j'aille pisser, fils ». En fait chez Dante, Virgile est même encore présent juste après le rêve. Mais ce qui est important c'est que dans son propos, il appelle Dante pour la dernière fois « fils » (Purg. XXVII.128), et que Nabe a juste transposé ce « fils » en dernier mot de la dernière phrase de Jean-Phi. La plus triviale qui soit, encore, mais qui de ce fait même masque toute la profondeur de son sens : Nabe devenu le fils de celui qui l'accompagne et qui pourrait lui-même être son fils, de même que Nabe se présentait comme le père de son père dans le Régal quand il avait à peu près l'âge de Jean-Phi. Accélération, sur le rêve, sur les paroles de Virgile qui dans la transposition débouche directement sur l'épisode suivant, l'apparition de Matelda, la gardienne du Paradis Terrestre qui baignera Dante dans les deux fleuves qui lavent et régénèrent la mémoire : le Léthé et l'Eunoé.
Ah ! Voilà donc Matelda, c'est la petite fille au ballon ! Eh non ! (je suis le premier à être tombé dans le piège) Mathilde n'est pas Matelda. La gardienne du Paradis Terrestre c'est en fait la grosse noire en uniforme, gardienne du jardin Marigny. Gardienne rendue invisible, au moins la première fois que l'on essaie de reconstituer La Divine Comédie, par la présence du leurre de cette petite Mathilde apparue juste avant.
Nabe utilise ce système de leurre et de décalage à plusieurs reprises dans son livre. Procédé qui se révèle redoutablement efficace. Même les lecteurs avertis de la transposition, lecteurs qui peuvent maintenant commencer à voir le jour, tomberont ainsi dans pas mal de chausse-trappes la première fois où ils reprendront le livre, La Divine Comédie à la main. Pièges qui induisent des décalages, des erreurs, des trous et rompent le fil de la reconstitution.

Il n'y a pas que la Divine Comédie dans ce livre qui est la Divine Comédie. Mais il n'est pas possible de parler sérieusement du livre si on ne sait pas reconnaitre ce qui vient de Dante, ne serait-ce que que pour mieux apprécier ce qui appartient à Nabe et à lui seul. Que l'on commence enfin à lire Dante en France au lieu de le citer en pontifiant n'importe comment ! Il y a plein de paysans de Toscane qui connaissent mieux Dante que Philippe Sollers. Papini, dans son beau livre plein de feu, Dante vivant, avait trouvé le bon mot : Vivant. « Plus moderne que bien des modernes, plus vivant que tant de morts qui se croient vifs. » C'est exactement cela que montre L'Homme qui arrêta d'écrire. Voilà le fond de l'interprétation de La Divine Comédie par Marc-Édouard Nabe. Montrer à travers Dante la mort effective de ces hommes « modernes » qui se croient vifs, et la vie, l'actualité, le châtiment, le renouveau, l'espoir, contenus dans une création si moderne que personne, quand on la présente sans la nommer, n'imaginerait même qu'elle a sept cent ans. Lisez la Divine Comédie, c'est L'Homme qui arrêta d'écrire en plus démesuré.
J'espère avoir au moins montré quels trésors de littérature étaient dissimulés dans ces trois petits passages de rêves auxquelles personne ne fera attention. En tout une vingtaine de lignes sur près de 700 pages. Et tout le livre est ainsi ! L'Homme qui arrêta d'écrire est un livre conçu pour être vertigineusement sous-estimé par tout le milieu littéraire qui crache sur Nabe depuis toujours. C'est presque criminel de leur en dévoiler les richesses. Mais qu'importe, aucun des damnés de L'Homme ne sera moins en Enfer après avoir lu jusqu'ici.